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L’homosexualité dans la bande dessinée européenne

La fiction, en phase avec la réalité (1/3)

D. Wesel Webzine 28/02/2013 à 20:41 23871 visiteurs
L’année 2013 aura été marquée en France par le vote d’une loi ouvrant aux couples homosexuels le droit au mariage et à l’adoption. Dire que cet événement a fait couler beaucoup d’encre est un euphémisme, tant les réactions ont été nombreuses et le débat animé. Au-delà d’un affrontement de principe entre deux camps opposés, les discussions ont mis à jour une grande incompréhension face à ce qu’est l’homosexualité. Or, pour qu’une réalité puisse être appréhendée, il faut en parler. Et c’est là que l’art peut avoir un rôle à jouer : libre aux artistes qui en ont la volonté de s’emparer de ce sujet de société.


La bande dessinée, c’est avant tout une façon de raconter une histoire. Pour parler d’homosexualité, le plus simple est donc encore d’intégrer cette thématique à un récit de fiction. A priori, il n’est même pas nécessaire d’en faire le centre de l’attention : la toile de fond peut se suffire à elle-même. Ainsi, Jonas, l’un des héros d’Alter Ego, affiche sans complexe son homosexualité. Il en va de même pour l’un des personnages de Premières chaleurs, simple chronique de la vie ordinaire. Et dans un registre moins réaliste, la série Meridia prouve que la fantasy est à même d’inclure des héros homosexuels sans que ce ne soit vulgaire ou racoleur. Quant à La guerre éternelle, elle porte l’homosexualité jusque dans la science-fiction et se pose en classique du genre. Il serait vain de citer par le menu toutes ces apparitions dès lors que l’homosexualité n’est pas un thème majeur du récit. Même lorsque Lisa Mandel écrit Princesse aime Princesse ou Esthétique et filatures, ce n’est pas tant l’amour saphique qu’elle décrit que le destin de jeunes femmes en porte-à-faux avec le monde dans lequel elles vivent.


Nous nous contenterons donc de relever deux exemples qui témoignent d’une utilisation discrète mais intelligente de ce qui n’est finalement qu’un ingrédient de plus à la disposition des auteurs. Une scène de panique dans le quatrième tome de Ring Circus aura marqué les esprits, deux hommes partageant le même lit. En une seule vignette, même pas à l’avant-plan, David Chauvel et Cyril Pedrosa jettent une lumière différente sur un personnage présent depuis le début de la série. Révélation tardive, mais annoncée par une case du troisième opus qui aura déjà mis la puce à l’oreille des lecteurs les plus attentifs. Dans le cas présent, l’apparition est fugace et la réflexion minimale, mais l’effet n’en est pas moins immédiat. L’héroïne de Ghost Money, Lindsey, manifeste quant à elle un penchant pour la gent féminine. Dans ce thriller d’anticipation, l’intrigue est avant tout faite d’attentats terroristes, d’intérêts financiers et de raison d’État. Deux personnages féminins tiennent le haut de l’affiche et se lient d’amitié malgré une différence de classe sociale : Lindsey, jeune étudiante, et Chamza, personnage trouble à la fortune mystérieuse. Le sentiment amoureux éprouvé par la première renforce l'attrait d'un monde inaccessible au commun des mortels et justifie pleinement qu'elle suive la seconde à l'autre bout de la planète malgré les innombrables dangers.


Au-delà de la simple toile de fond utilisée dans ces deux exemples, le thème de l’homosexualité peut aussi revêtir une importance particulière. Nous citerons ici plusieurs ouvrages assez représentatifs. Emmanuel Lepage montre ainsi un vrai intérêt pour le sujet : après une prudente incursion dans Névé, il opte pour un traitement plus direct dans Muchacho. Le héros de cette histoire est Gabriel de la Serna, jeune séminariste passionné de dessin qui se trouve plongé dans un Nicaragua en pleine révolution. Face à une réalité souvent injuste et violente, il devra composer avec sa foi et ses désirs d’émancipation, fasciné par le charme dont certains guérilleros ne sont pas dépourvus. Sans jamais tomber dans le pathos, l’auteur place l’émotion au centre de son récit et fait de Gabriel un personnage attachant, montrant à la fois la beauté et la vanité des idéaux révolutionnaires. Dans un style plus doucereux, Régis Loisel et Jean-Louis Tripp accordent une place de choix à l’homosexualité parmi les nombreux thèmes abordés dans Magasin général. Il s’agit ici d’une simple facette d’une réflexion plus large menée sur la liberté individuelle, l’évolution des mœurs, la modernité qui fait face aux traditions et le respect qui devrait présider aux relations humaines. Les auteurs apportent le plus grand soin à chaque aspect de leur récit et le thème de l’homosexualité ne déroge pas à la règle, au point de se voir consacrer l’une des scènes les plus réussies de la série. Le moment où un « inverti », comme on disait à l’époque, ose faire part de ses penchants à une personne chère à son cœur est rendu avec une tendresse infinie et une économie de moyens qui relève du grand art.


Le thème de l’homosexualité peut également revenir dans des récits à caractère plus fantastique, comme en atteste une série telle que Candélabres habitée tant par des êtres imaginaires que par de jeunes gens aux pulsions « contre nature ». Ici, l’homosexualité permet à Algésiras de donner de la consistance aux relations qui unissent plusieurs personnages. Le traitement n’est pas sans rappeler celui d’Emmanuel Lepage dans Névé : un personnage d’une très grande sensibilité se découvre petit à petit une attirance réelle pour les hommes et l’auteur accompagne son héros sur la voie difficile et progressive de l’acceptation. L’approche tout en douceur d’Algésiras suscite une vraie sympathie envers des protagonistes dont nous suivons les atermoiements avec passion. Au premier abord, l’auteur semble proposer une intrigue principale purement fantastique, soit l’histoire d’un enfant qui ne peut marcher mais retrouve l’usage de ses jambes après l’intervention d’un esprit du feu. Pourtant, tout bien considéré, que raconte Algésiras derrière ces faux-semblants, si ce n’est une très belle histoire d’amour ?

De manière générale, les auteurs qui souhaitent faire intervenir des personnages homosexuels dans leurs albums ne masquent pas les difficultés que ceux-ci rencontrent pour accepter et faire accepter leur différence, mais ils ne tombent pas pour autant dans le piège du défaitisme. Ni pessimiste, ni utopique, leur vision est au contraire très réaliste et contribue en outre à une banalisation de l’homosexualité, ce qui, à bien y réfléchir, pourrait constituer le plus efficace des militantismes.

Deuxième partie : Du récit réaliste à l’autobiographie
Troisième partie : Iconographie et perspectives
D. Wesel