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Didier Comès

Entrèe en matière 3/3

Fabrice Mayaud Webzine 20/02/2013 à 10:11 12440 visiteurs
Avec Eva, tout en laissant plus que jamais un noir profond prendre possession de l'espace, Comès change de registre : point de sorcellerie, une nature pour ainsi dire absente, un trait qui se raidit et des visages quasiment inexpressifs. Huis clos érogène et dérangé, l’intrigue est jouée par trois protagonistes, quelques marionnettes et autres automates dans une grande demeure et ses dépendances. Tout comme Le vol du corbeau, Eva se singularise par une remarquable unité qui confine ici à la perfection.

Les premières cases sont une succession de plans rapprochés sur une femme d’une beauté glaciale et le fauteuil roulant dans lequel elle est assise. Tout en suggestion, la scène comporte sa part d’érotisme. En face, un beau jeune homme lit. À l’extérieur, visible à travers les carreaux d’une fenêtre, une jeune femme approche.




Planche suivante, vue en contre-plongée de la bâtisse dont l’imposante forme noire se découpe dans la clarté de la nuit. Cette vision évoquera pour le plus grand nombre la maison hantée dans sa plus parfaite expression et, pour les cinéphiles, le home sweet home de la famille Bates. La porte massive qui permet de pénétrer dans la maison s’ouvre sans résistance quand la jeune femme la pousse. De l’intérieur, la forme de son corps se découpe dans l’encadrement de la porte alors que son ombre s’étend dans la vaste entrée, comme vide, noyée dans le noir. Un escalier massif monte à l’étage, la jeune femme demande "Y a-t-il quelqu’un ?". Là-haut, l’homme et la femme tournent mécaniquement le visage vers l’endroit d’où semble provenir le son. Il va voir ce qu’il se passe. La jeune femme explique qu’elle a eu une panne de voiture et qu’elle doit téléphoner. Lui, lui propose de passer la nuit chez eux ; aucun garagiste n’acceptera de se déplacer à pareille heure. Mais il précise qu’avant toute chose, il doit en "référer" à sa sœur jumelle. Il rejoint cette dernière, s’ensuit un dialogue qui laisse poindre sans équivoque possible que la relation entre les hôtes de ces lieux n’est pas aussi apaisée que le calme apparent de la première scène pouvait le laisser penser.

L’oie blanche est dans la place, le spectacle peut commencer et Comès ne se fait pas prier. Ainsi convie-t-il à la fête, pour de brèves apparitions et sous la forme d'automates, quelques symboles notoires d’une société dépravée : le chanteur Klaus Nomi, qui aurait pu livrer dans le contexte son interprétation de l’agonisant et saccadé The Cold Song extrait de l’opéra baroque King Arthur de Henry Purcell, et les films L’ange bleu (réalisé par Josef von Sternberg, sorti en 1930) et Portier de nuit (réalisé par Liliana Cavani, sorti en 1974). Ce faisant, il se garde bien d’apporter un quelconque jugement de valeur. Il semble au contraire se délecter de pouvoir déranger, heurter, avec un dessin à l'esthétique recherchée. Et comme il a parfaitement saisi le pouvoir de la suggestion, il se contente d’évoquer les choses, laissant le soin à son lecteur de donner plus de sens qu’il n’en faut à ce qui lui est donné à voir. Toutes ces déviances sont bien évidement exacerbées par le handicap d’Eva et la préciosité soumise de son frère, dont le faciès peut évoquer celui du mime Marceau, comme figé dans ses jours sombres et tristes.

Le lecteur est ici placé dans la tête de l’invitée surprise qui a les pires difficultés du monde à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. L’esprit tordu des jumeaux est quant à lui inaccessible à l’esprit sain, d’autant que ce sont eux qui, jusqu’à un certain point, gèrent la mise en scène et tirent les ficelles des automates et autres marionnettes. Mais l’oie blanche semble elle aussi vouloir s’amuser…




Comme ses prédécesseurs, Silence et La belette, Eva va dégénérer. Il s’agit sans doute de la bande dessinée la plus perturbante de Comès. Sans être acteur à proprement parler, le lecteur est véritablement sollicité par ce qu’il voit ; il ne peut se contenter d’un rôle passif. Ainsi, il vit pleinement cette scène fantastique de l’album, guidé dans la pénombre par le faisceau d’une lampe torche, angoissante restriction du champ visuel pour qui se promène à tâtons en territoire méconnu. Pour obtenir cet effet, il fallait un dessin qui participe pleinement à la narration, tant par sa perfection, afin d’introduire le doute, que par son esthétisme, afin de provoquer le trouble. Ce n’était peut-être pas là que Comès était attendu à cet instant de sa carrière et pourtant, quelle maîtrise ! Au passage, il a peut-être inspiré la très bonne série Le signe du taureau de Cothias et Marcelé. Autre bande dessinée résolument adressée à un public adulte, celle-ci est tout aussi déstabilisante mais encore plus glauque, parce que graphiquement plus torturée. Elle fut malheureusement interrompue après deux tomes. Ce qui est dérangeant peine à plaire.


La scène qui introduit L’arbre-cœur se déroule en Afghanistan, dans les années 80, en pleine guerre. Le récit va rapidement revenir vers les terres de l’auteur, mais pas sans ramener de là-bas ce qu’il faut de souffrance et de traumatisme. Pour cet album où les blessures sont à vif, Comès va encore une fois adapter son dessin. Le trait disparaît pour ainsi dire totalement, remplacé par des tâches noires qui, ensemble, prennent sens.

Grand reporter, Ambre couvre le conflit afghan. Alors qu’elle prend une photo, que la case devient téléobjectif, ce dernier est brisé par une balle. Elle perd un œil. Un ange passe, un papillon s’envole vers un arbre. Retour dans la nuit ardennaise, neigeuse et silencieuse, éclairée par les phares du taxi qui ramène la jeune femme et ce qui ne peut être que la lumière de la lune. Le spectacle est somptueux, comme le sont les photos qui hantent les murs de sa maison perdue dans la campagne, évoquant autant de voyages et de conflits dans le vaste monde. Ambre semble perdue, désemparée, mais nul doute qu’elle aurait préféré rester seule que voir débarquer chez elle Patrick, essentiellement motivé par l’idée de revivre de bons moments avec elle, comme autrefois. Elle résiste à son insistance, mais de manière incohérente et déconcertante dans un premier temps, avant de littéralement péter un plomb et de réagir de façon complétement disproportionnée. L’enchaînement des événements qui suivent est quelque peu surréaliste, mais se dissout sans mal dans le déroulé de la séquence et dans la psychose qui semble s’emparer d’Ambre. Suit un rêve, quelques feuilles volent au vent, le mythe de l’Arbre-cœur prend corps.




Dans un tout autre contexte, pour de toutes autres raisons, certains thèmes d’Eva ressurgissent, les troubles de la personnalité notamment. Mais le huis clos se joue dans la tête d’Ambre et non dans une demeure. Ici, le lecteur pénètre dans le cerveau de celle dont la santé mentale est dérangée : il ne subit plus la folie, il marche dans ses pas. La blessure d’Ambre a réveillé les terreurs passées et le système immunitaire qu’elle avait développé en conséquence. Le problème est qu’elle ne maîtrise pas du tout les luttes internes qui se déchaînent en elle : le nain qui libère sa violence, le bébé qui ressent ses peurs et le vieux qui, tant bien que mal, essaye de tempérer ses deux acolytes. Mais de tout ça, elle n’a guère conscience, ce qui ne manque pas d’être problématique quand elle a de la visite, d’autant plus quand la visite en question la replonge dans l’enfer de la guerre.

Cohérente avec sa perception des choses, Ambre affirme : "je préfère MA réalité". Elle s’inscrit dès lors dans la logique qui anime les personnages de Comès après L’ombre du corbeau : littéralement enfermés dans leur fiction, ils vont jusqu’au bout de leur tragique destin. L’arbre-cœur est le dernier album où Comès parvient à maintenir son récit ancré dans la réalité tout en opérant des glissements en profondeur dans des territoires difficiles à concevoir pour l’esprit cartésien.


Ceux qui viennent ensuite ont d’autres atouts, tout particulièrement d’un point de vue graphique, mais ils ne présentent pas les mêmes qualités narratives qui ont permis à Comès d’emmener loin, très loin, ses lecteurs. C’est dans cette capacité à éclairer les terres obscures, de manière imperceptible, que réside la marque de son œuvre. Une œuvre où les éléments résonnent entre eux, créant comme des ponts entre les albums qui la composent.

Contrairement à une idée fréquemment répandue, Didier Comès n’est pas l’homme d’un seul livre. Tout autant que Silence, L’ombre du corbeau, La belette, Eva et L’arbre-cœur sont des bandes dessinées qui font partie intégrante de l’âge d’or de cet auteur qui aurait pu faire sienne la pensée attribuée à Hassan-i-Sabbah (le fondateur de l’État d’Alamût) : "rien n’est vrai, tout est permis". En d’autres termes, "il n'existe aucune vérité objective en dehors de nos perceptions ; par conséquent toutes choses sont vraies et possibles".


Entrée en matière - Première partie

Entrée en matière - Deuxième partie



Couvertures Eva



Arrivée



Psychose



Décadence, dépravation et débauche



Perdue



Un faisceau dans l'obscurité



Emprise



Scène de crime



Couverture L'arbre coeur



Manteau neigeux



Ceux qui comptent



Le grenier aux songes



Par le feu



Scènes de guerre



Folie



Neige



Fin



Fabrice Mayaud