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Le renouveau des âges farouches

Entretien avec Emmanuel Roudier

Propos recueillis par L. Cirade et L. Gianati Interview 18/11/2012 à 00:00 5367 visiteurs
Depuis Vo'hounâ, dont le premier tome est sorti en 2002, Emmanuel Roudier s'est imposé comme LE spécialiste des récits préhistoriques. Longtemps cantonné à des coups de massue entrecoupés de "Agreuh" ou autres "Houga", le genre recèle bien plus de richesses qu'il n'y paraît. Avec La Guerre du Feu, porté au cinéma par Jean-Jacques Annaud avec un succès qui a contribué à relancer l'intérêt de cette période méconnue, l'auteur poursuit, avec bonheur, son exploration.


Vous avez été lauréat du premier prix « Décoincer la Bulle » en 2003. Avec le recul, quel a été l’impact de ce prix sur votre carrière ?


À proprement parler, pas grand chose. Ce prix n’a pas eu d’impact décisif sur les ventes. En revanche, le tome deux n’aurait peut-être pas existé en l’absence de ce prix. À l’époque, la politique des éditions Soleil était de ne pas booster toutes les séries.


La série a pourtant été arrêtée au troisième tome alors qu’elle était prévue en quatre volumes…


On ne s’est pas entendu sur le contrat du tome 4. On avait commencé le travail, j’avais fait six planches. Ce n’est pas la faute de Mourad (Boudjellal, NDLR), ce n’est pas lui qui a décidé d’arrêter la série. D’un commun accord, on ne s’est pas mis d’accord… (sourire) Il n’a jamais été question pour moi d’abandonner cette série qui est la première que j’ai vraiment eu envie de développer sur le thème de la préhistoire. J’ai donc laissé passer un peu de temps, puis j’ai récupéré les droits. Je suis en train de travailler à sa réédition chez un autre éditeur, en noir et blanc, qui contiendra ce tome 4.


Quand on évoque La Guerre du Feu, avant de penser au roman de J.-H Rosny, on pense au film de Jean-Jacques Annaud qui a marqué les esprits mais à qui on a reproché un manque de réalisme…


Il y a déjà un problème de temps. Le film se déroule il y a 40 000 ans alors que le livre est situé il y a 100 000 ans. Ce parti-pris permet la rencontre entre les sapiens modernes et les néandertaliens. À cette époque-là, ils avaient le feu depuis déjà longtemps. De même, la gestuelle qui a été prêtée aux acteurs et comédiens est celle d’australopithèques, d’hommes-singes. Néanmoins, le film est très puissant, très beau. Il a eu un grand impact et a durablement marqué les esprits. Surtout, il a fait aimer la préhistoire. C’est un chef d’œuvre indispensable. Je suis resté archi-fidèle au roman original que j’ai lu sept ou huit fois. Je ne voulais pas passer à côté du langage de Rosny Aîné, issu d’une écriture absolument magnifique, extrêmement puissante et imagée. Dans la BD, il y a de nombreux extraits du texte. Dans La Guerre du Feu, il n’y a pas que l’aventure, il y a aussi un regard sur ces temps disparus, celui d’un naturaliste et d’un romantique. Rosny Aîné nous éclaire sur la façon dont on percevait la préhistoire au début du 20e siècle et ça, c’est passionnant.


Dix ans après votre premier album, vous avez senti que c’était le bon moment pour réaliser cette adaptation ?


Je n’aurais peut-être pas osé me lancer là-dedans au début. C’est en finissant Neandertal et en discutant avec André Cheret, que celui-ci m’a donné l’idée de cette adaptation. Argument supplémentaire, les droits de ce roman étaient tombés dans le domaine public. J’ai bien relu le roman avant de me lancer dans le projet et me suis posé les questions quant à la manière de réaliser l’adaptation. Le très bon équilibre entre aventure et littérature dans le roman m’a décidé à rester le plus fidèle possible.


Se pose également la question du langage. Quel a été votre parti-pris dans la façon de montrer les différents modes d’expression des Néandertaliens ?


La question s’était déjà été posée sur la série Neandertal. Bien sûr ils parlaient. Physiologiquement, ils en étaient tout à fait capables. Ils avaient un gène de la parole qu’on a retrouvé. Pour La Guerre du Feu, j’ai repris les dialogues du roman même si j’en ai aussi rajoutés pour expliciter certaines parties du texte, qu’une voix off aurait rendu trop lourdes. Plus les langages sont primitifs, plus ils sont complexes. En se modernisant, ils se synthétisent. Il est bien possible qu’à l’époque, il y a 100 000 ans, le langage était très complexe, avec beaucoup de mots ! (sourire) Rosny Aîné a pris le parti de les faire parler plus ou moins à la troisième personne, comme les indiens. J’ai légèrement modernisé ces dialogues en ayant, par exemple, un peu moins recours à l’imparfait du subjonctif.


Le récit est entrecoupé de deux violentes scènes de combat entre colosses préhistoriques. Une façon de montrer qu’à cette époque, le règne animal était prédominant ?


Oui et non. La bande dessinée, comme le roman, est divisée en trois parties. La première, c’est la confrontation entre les humains qui partent à l’aventure et le monde environnant. Bien entendu, ce sont les colosses qui règnent sur la terre : les lions géants, les aurochs, les tigres… L’idée est de montrer comment s’effectue la sélection naturelle. Les animaux trop puissants, comme le lion géant, sont amenés à disparaître car il font fuir leur environnement autour d'eux. Le mammouth, quant à lui, est présenté comme le seigneur de ces contrées. C’est un monde très violent dans lequel Rosny Aîné a voulu montrer que l’Homme était un petit animal. Le danger vient bien sûr de ces animaux, mais ce n’est pas un danger vicieux comme celui que vont provoquer les humains. Cela sera exprimé magnifiquement dans le tome 2 dans lequel le héros va faire alliance avec les mammouths et va connaître grâce à ça une paix intérieure qu’il ne peut pas connaître avec les autres hommes. La force de Nao, qui représente pour Rosny Aîné l’avenir de l’humanité, est sa bienveillance. Il est généreux, ouvert aux autres. C’est ce qui va lui permettre de reconquérir le feu. Son personnage opposé est Aghoo, une brute féroce qui lui, sera condamné à disparaître.


Au petit jeu des alliances, il est étonnant de voir un lion faire alliance avec une tigresse alors qu’il avait juste avant combattu un tigre…


C’est tout simplement parce que c’était un mâle ! (sourire) Après, c’est aussi une question de territoire. Le lion géant est le reliquat d’animaux d’un âge plus ancien. Pour Rosny Aîné, c’est un vestige d’un temps très ancien, alors que l’on sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Ce lion isolé trouve cette tigresse bien affriolante. Quant à elle, elle a besoin d’un compagnon mâle pour la protéger. C’est une alliance inter-espèce qui est vue d’une façon à la fois darwinienne et romantique. C’était important pour moi de montrer que ces animaux extrêmement dangereux et menaçants ont cette part de douceur.


En début d’album, Nao s’inquiète du sort que pourrait réserver Aghoo à Gammla. Quelle était la véritable place de la femme dans la société ?


C’est difficile à dire car on a très peu d’éléments archéologiques à ce sujet. Ce qu’on sait, c’est que les premières sépultures ne présentent aucune distinction entre celles des hommes et celles des femmes. On sait en revanche qu’elles n’avaient pas le même rôle que celui des hommes. Elle s’occupait probablement des enfants, par exemple… Néanmoins, elles avaient sensiblement la même force musculaire que celle des hommes et étaient tout à fait susceptibles de chasser. Si elles le faisaient moins, cela venait probablement du fait que donner la vie était quelque chose de sacré et de protégé. J’ai situé cette histoire dans une époque d’ « hommes modernes anciens », notre espèce dans une version un peu archaïque. Il ne s’agit pas de présenter une héroïne préhistorique. Mais je voulais présenter Gammla comme quelqu’un d’assez farouche mais qui se transforme aussi en petite fille quand Nao lui promet des pierres bleues et des cornes d’aurochs.


Vous dédiez ce premier tome à André Cheret. Comment a-t-il influencé votre carrière ? Quels conseils a-t-il pu vous donner ?


Il m’a surtout aidé par le travail qu’il a fait et les bandes dessinées que je lisais étant enfant. Ensuite, quand j’ai commencé à faire des bandes dessinées sur la préhistoire, je n’ai pas eu envie de revenir sur les Rahan, mon idée était de vraiment faire autre chose. Chéret a su créer un véritable héros préhistorique avec un dessin extrêmement puissant. Ce n’était pas un modèle au départ mais une référence. C’est aussi quelqu’un que j’apprécie énormément humainement. Il m’a marqué par son travail, il me marque aujourd’hui par sa générosité.


Pourquoi vous être attaché les services d’un coloriste pour La Guerre du Feu ?


Double raison. C’est d’abord une demande de l’éditeur qui avait envie qu’on essaie autre chose. Puis ça tombait bien car je commençais à fatiguer un peu sur les couleurs. Comme je m’occupais de tout (scénario – dessin – couleurs), j’avais un peu l’impression de raconter trois fois la même chose et de chaque fois recommencer à zéro. J’avais l’habitude de travailler les couleurs de façon traditionnelle et le fait d’avoir choisi un coloriste avec d’autres méthodes permet de donner un peu plus de peps à l’album, de le rendre plus contemporain.


Quelles sont vos sources de documentation ?


Internet, bouquins… Et quand j’ai vraiment une question précise, je vais voir directement les chercheurs. En l’occurrence, pour La Guerre du Feu, cela a surtout été internet, grâce à un petit réseau constitué qui me permet d’avoir les infos au jour le jour. Mais mon propos, dans cette série, n’est pas d’être complètement à jour au niveau de l’archéologie mais d’être vraiment fidèle à un roman qui a été écrit il y a une centaine d’années. C’est intéressant de savoir comme la préhistoire était perçue à l’époque, ce qu’on mettait là-dedans, ce qu’on investissait dans ce champ tout neuf des sciences. Certaines choses étaient vraiment considérées d’une toute autre façon à l’époque. Par exemple, Rosny Aîné parle d’un bâton de commandement, ce qui, avant, correspondait à un petit objet percé souvent en bois de renne alors qu’aujourd’hui on pense qu’il s’agissait de quelque chose ressemblant plus à une sagaie. De même, le lion des cavernes est décrit par Rosny Aîné comme un animal avec une crinière, des tigrures. Maintenant, on suppose plutôt que ce lion n’avait ni crinière, ni tigrure. Ce qui m’a beaucoup aidé également, c’est de travailler avec Marc Guillaumie, professeur de Lettres. Il m’a notamment éclairé sur la vision de Rosny Aîné. Par exemple, Rosny Aîné décrit l’ours comme un monstre alors que c’est en fait un grizzly.


Quels retours avez-vous de la communauté scientifique ?


Il y a un regard bienveillant de leur part. Vo’hounâ avait déjà été bien accueilli à l’époque, malgré le côté fantastique. J’ai fait des expos dans pas mal de musées, des conférences… Le travail est salué, je pense, grâce à mon souci de rigueur par rapport aux recherches archéologiques et anthropologiques. La plupart des chercheurs ont adoré La Guerre du Feu en roman et ils sont contents de le voir adapté en bande dessinée.


En combien de tomes est prévue La Guerre du Feu ?


En trois tomes, comme les trois parties du roman. Simplement, j’ai eu besoin de prévoir un peu plus que les 46 planches habituelles pour pouvoir donner un peu d’ampleur et de caser quelques doubles planches. Le deuxième tome est prévu pour dans un an.


Avez-vous déjà pensé à travailler sur d’autres thèmes que celui de la préhistoire ?


Oui. Je suis intéressé par beaucoup de périodes. Mais je pense que la préhistoire est encore une terra incognita en bande dessinée, il y a beaucoup de choses à faire. J’ai dans mes cartons de quoi faire quinze séries ! Tant que les éditeurs sont d’accord pour me suivre sur ces aventures-là, je prends. C’est ma passion.


Pourquoi, à votre avis, y a-t-il aussi peu de monde sur ce créneau ?


Pour ce qui est de la documentation, ce n’est pas plus intimidant que de s’attaquer, par exemple, au Moyen-Âge ou à la Guerre 14-18. La préhistoire est plus proche d’une science que de l’Histoire. Ce qui est le plus proche de la fiction préhistorique est la science-fiction notamment quant aux problématiques sur le devenir de l’humain. Je pense surtout qu’il n’existe pas une culture de la question préhistorique car beaucoup d’auteurs ne savent pas trop quoi en dire notamment car les ressorts de narration que l’on utilise habituellement concernent des humains entre eux. Là, ce sont des humains perdus au milieu d’animaux. Quoi faire de ça ? Il n’existe pas de grands succès de librairie sur le thème de la préhistoire à part Rahan et Tounga. Puis certains lecteurs pensent encore que les bandes dessinées préhistoriques se résument à quelques coups de massue et à des « Graouf » sortis de la bouche des personnages. Les éditeurs ne sont pas forcément friands de séries sur ce sujet. Mais je serais le premier ravi que d’autres auteurs se lancent dans cette aventure.


Voilà une bonne idée de collection ! Il ne manque plus qu’un directeur… (sourire)


Je signe tout de suite ! (sourire) Au début du 20e siècle, c’était vraiment un genre à part entière qui s’est un peu étiolé, puis revigoré en littérature dans les années 80. Il y a moyen de le faire en bande dessinée.
Propos recueillis par L. Cirade et L. Gianati

Information sur l'album

La guerre du Feu (Roudier)
1. Dans la nuit des âges

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