Pourquoi avoir choisi Joséphine comme « héroïne » de votre récit plutôt qu’une autre patiente ?
Valérie Villieu : Il en va des relations dans la vie courante comme dans le travail, on peut etre étrangement touchée par une personne, et pour Joséphine ça a été vraiment le cas. Son humour, son esprit pétillant, le jeu dans le lien, sa fragilité, lui ont donné un peu un statut particulier à mes yeux. Elle m'a fait avancer dans mon travail, dans cette reflexion indispensable quand on fait ce genre de métier. J'en rêve encore, 4 ans aprés sa disparition; les affinités c'est mystérieux et c'est une des plus belles rencontres que j'ai faites dans mon parcours d'infirmière, même si il y a eu des moments trés difficiles.
Pour quelles raisons avez-vous choisi la bande dessinée pour raconter son histoire ?
V.V. : C'est drôle, j'ai tout de suite senti chez elle le personnage, un personnage, et la BD me semblait tout à fait adaptée pour parler d'elle. Certainement son coté trés vivant; également l'idée de la narration qui pouvait convenir, c'est ce qui me semblait etre le plus adapté pour la raconter, elle, Joséphine, au plus prés.
Valérie et Raphaël, comment vous êtes-vous rencontrés
V.V. : Par des amis, il y a quelques années; puis j'ai coorganisé des expos collectives et il a fait partie de ces aventures. La dernière etant le travail sur la vieillesse, "Vieux", pour lequel on a commencé à travailler sur la BD, il y a 5ans de cela.
Raphaël Sarfati : La rencontre avec Valérie s'est faite comme beaucoup d'autres, au cours d'une belle soirée chez des amis qui sont devenus communs ! Une sensibilité artistique commune, et à force, l'envie de travailler ensemble. J'ai eu une relation épistolaire avec une amie commune, des lettres très dessinées et Valérie avait eu l'occasion de les voir. Mon trait lui a donné envie. Nous avons aussi beaucoup correspondu (art postal) avec Valérie et d'autres amis artistes. Et puis, lors de la mise en place du projet "Vieux", Valérie m'a proposé ce qui est devenu Little Joséphine, que j'ai accepté de suite !!
Comment s’est déroulée votre collaboration ?
V.V. : Ce n'etait pas nouveau pour moi de travailler avec quelqu'un, je l'avais fait sur des précédents "travaux photos", avec Laurence Faure notamment pour La statégie du Bonheur. Bien sûr, travailler avec quelqu'un c'est se confronter à un autre rythme, il faut également faire rentrer l'autre dans notre monde; j'ai trouvé que Raphaël arrivait parfaitement à retranscrire ces états de confusion, diificilement compréhensibles quand on ne fréquente pas de personnes atteintes de ces troubles. D'une certaine façon, il est arrivé à se glisser dans ce duo! Donc une bonne collaboration pour moi!
R.S. : Notre collaboration, entre Lyon pour moi et Valérie à Paris a été très agréable malgré la distance et les coups de stress dus à ma capacité au retard... J'ai souvent de multiples projets en même temps, dont celui de vivre heureux et de manger correctement !! Et à l'époque je travaillais, puis ai vécu en Friche Artistique, je m'investissais beaucoup là-bas, et aussi, on était très nombreux, et je suis bavard !
Pour la réalisation de l'album, nous avons surtout communiqué par mail et téléphone. Valérie m'envoyait des textes, des bribes, des saynètes, des anecdotes, et moi j'ai construit au fur et à mesure. Nous nous sommes vus sur quelques séances de travail pour organiser tous ces récits en chapitres et en déroulé global, et je me suis lancé, en storyboardant au fur et à mesure, le livre étant fait de chapitres quasi indépendants... Puis nous l'avons imprimé pour l'expo "Vieux", en 2010.
Comment vous est venue l’idée du rapprochement avec Little Nemo de Winsor McCay ?
V.V. : Il y a cette idée de deuxième ou d'autre monde qui fait sens dans cette histoire, même si la dimension onirique me semble différente pour Joséphine.
R.S. : Ah...ça... Pour moi c'est venu de cette récurrence du lit dans les récits de Valérie que je recevais. Le lit impossible à quitter, typique des phases dépressives, et de l'abandon de soi (par soi et les autres). Le dernier refuge des malades. Et cet endroit où l'on fuit la réalité par le sommeil et le rêve. Et aussi ce rapport à l'enfance que Joséphine avait, dans ces troubles de mémoire. L'utilisation des références à Nemo était juste... évidente. Alors j'ai pris une belle édition de Little Nemo, je l'ai placée à mon chevet et en ai lu plein tous les soirs !! Chouette expérience, je conseille !
Deux chapitres sont consacrés aux auxiliaires de vie dont vous dénoncez le manque de formation et, parfois, d’implication…
V.V. : C'est un réel probléme. C'est un personnel maltraité. Elles sont mal payées, sont envoyées chez des patients éloignés les uns des autres, leurs déplacements ne sont pas payés et quand un patient est hospitalisé ou absent elles ne sont pas payées non plus. Donc une précarité dans le travail intolérable à mon avis, et qui du coup "attire "des personnes" qui font cela car elles n'ont pas la possibilité de faire autre chose.
Peu de formation également, comme si s'occuper de personnes âgées ne le nécessitait pas. Avec l'augmentation des personnes souffrant de troubles neuro-dégénératifs, c'est vraiment un probleme, car elles n'ont pas les outils pour répondre aux instabilités, aux troubles du comportement. Il faut (et on le doit), en tant que soignant, toujours remettre les choses dans leur contexte, savoir par exemple pourquoi une personne est aggressive, que ce n'est pas contre nous mais que c'est la maladie ou la souffrance qui induisent de tels symptômes. Et je ne vous parle pas des défilés de personnes différentes chez des patients qui ont des troubles de mémoire... Cela peut être pourtant un travail formidable, car on a toujours à apprendre des autres, et on rencontre des personnes formidables, même malades.
Il y a quand même des associations plus sérieuses que d'autres, et je rencontre aussi des auxiliaires de vie trés impliquées, qui changent la vie d'un patient, et qui du coup va aller beaucoup mieux.
Comment expliquer que l’isolement des personnes âgées soit un problème plutôt occidental ? N’est-ce pas finalement plus une question de culture que de moyens financiers ?
V.V. : Les deux certainement. On a tendance à magnifier les relations familiales d'avant ou d'autres pays... Je crois qu'il n'y a rien d'idéal. La vieillesse nous questionne beaucoup finalement, elle nous fait peur car on sait que normalement on devrait aussi la vivre...et ce miroir nous effraie, nous éloigne. On a pleins d'idées reçues qui conditionnent notre lien aux vieux.
Je ne crois pas, en ce domaine, qu'il y ait eu ou qu'il y ait des sociétés idéales. Pleins de choses régissent une vieillesse, ce qu'on a vécu, les liens qu'on a eu avec les autres. Après il y a une réalité toute simple : en vieillissant notre tissu social s'amenuise et avec une mobilité réduite c'est difficile de se recréer des liens, surtout que parfois tout devient difficile, l'envie n'y est plus.
J'ai rencontré des personnes âgées trés aidées, trés entourées. mais j'ai aussi rencontré des personnes trés seules, où j'étais la seule visite de la journée, qui ne sortent pas de chez elles pendant des années. La ville accentue ce phénoméne je crois.
Mais des moyens manquent vraiment, et une pensée aussi de ce que c'est de vieillir. Je dis souvent qu'il faut penser ce moment de vie pour soi, organiser les choses avant pour rester maître de sa vie.
Imaginer des lieux de vie qui préservent l'intimité, et à la fois protègent...
Et il faut du temps pour s'occuper d'une personne âgée, tout ce qu'on n'a pas dans notre société. Des fois je me dis que ces problèmes de temps et de vitesse sont au centre de tout. Eux sont dans la difficulté du geste du déplacement, quand nous, nous cherchons à alller vite et à avaler la vie. Quand vous voyez le temps qu'une infirmiére hospitalière peut accorder à un patient, c'est fou. Et là c'est un probléme de moyen, vraiment.
Infirmière, photographe, scénariste... Les 24 heures d’une journée vous suffisent-elles (sourire) ?
V.V. : Oui, j'ai toujours travaillé à temps partiel pour avoir la possibilité de faire autre chose. Infirmière est un métier éprouvant, les patients attendent beaucoup de nous, il ne faut pas qu'il y ait d'usure, sinon on travaille mal. les différentes activités s'alimentent en fait. L'une sert à l'autre et inversement.
Mais écrire un scénario c'est nouveau.
Nathalie Meulemans est chaudement remerciée en fin d’album alors que le livre est édité par la Boîte à Bulles et non par les Enfants Rouges ! (sourire) Comment a –t-elle participé à cette aventure ?
R.S. : Nathalie a été ma première patronne en Librairie à l'époque où elle avait la sienne, le "Comic Strips Café", à Antibes. C'est vraiment à cette période que j'ai plongé dans la BD. (je faisais aussi un fanzine en 1998). Donc, son lien avec Joséphine, c'est plutôt d'avoir refusé le projet !! Mais je pense que Joséphine avait sa place vraiment à la Boite à Bulles. D'ailleurs, je voulais cet éditeur ou les Enfants Rouges, mais la Boîte à Bulles a cette collection spécifique "Contre-cœur" pour les témoignages, récits de vie ou autobio...
Comment Vincent Henry est-il intervenu dans la conception de l’ouvrage ?
V.V. : Il nous a aidés à ordonner les choses, fait part de ses attentes de lecteur en somme en nous demandant de développer certains chapitres. C'est important d'avoir ce regard extérieur.
R.S. : En 2012, lorsque Vincent Henry a accepté le livre, nous avons, avec lui et sur ses recommandations, remanié le livre, et ça c'était génial ! Le regard de Vincent nous a vraiment été bénéfique, du bon boulot d'éditeur ! Du bonheur, quoi, même si j'avais eu les délais plus petits que mon ventre (sourire) je l'ai dit, je suis très calé sur le temps des vieux, je prends mon temps... (et j'aime dormir et faire autres choses, comme ouvrir un restaurant cette année !)
Raphaël, concernant le personnage de Joséphine, avez-vous travaillé sur photos ou sur simple description de la part de Valérie ?
R.S. : Les deux monsieur ! Et même avec vidéos ! Mais peu nous importait la ressemblance (D'ailleurs, bon, les "Valérie" ne se ressemblent pas trop trop...). Ce qu'il me fallait, c'était me sentir à l'aise avec le personnage. Et j'avais mes libertés, Joséphine n'était pas réellement en robe de chambre rose tout le temps !! Ce qui a été primordial pour cet album, de toutes façons, c'est la force symbolique des images. D'autant que je ne me considère pas comme un "dessinateur" !! La force symbolique et la charge émotionnelle, seules, comptent à mon sens, le reste, c'est du décor et de l'amusement !
Cette incursion dans le 9ème Art appelle-t-il d’autres projets ?
V.V. : Oui, vraiment, l'envie est là. J'ai commencé à collecter le témoignage d'une personne qui a vécu la deuxiéme guerre mondiale cachée dans l'Isére, mais qui a perdu ses parents et son frére en camps de concentration...et depuis le départ je vois les images ...dessinées, donc histoire à suivre j'espére, même si l'essentiel est avant tout de ne pas oublier chaque histoire vécue.
R.S. : Quant à moi, j'ai pour projet de finir une série dans le collectif Bermuda, édité par la librairie Lyonnaise Expérience, mélange entre poésie contemporaine (écrite par une autre amie, Béatrice Brérot) et art séquentiel. Un truc machin plus expérimental.
À part ça, je laisse venir, mais je crois que j'aime beaucoup l'idée de transcender les textes des autres !! Mais j'aimerais beaucoup me lancer dans un projet de BD politique globale (végétarisme, anarchie coopérative et épanouissement des êtres) !! Si quelqu'un n'a pas peur de mes délais et se sent pour une utopie séquentielle... (sourire)
Et puis tout un tas d'autres envies et projets à venir n'ayant rien à voir avec la BD !!
Valérie, pouvez-vous nous dire quelques mots sur le projet « Vieux » ?
V.V. : C'est un projet collectif que j'ai initié pour mener une reflexion sur la vieillesse...l'envie d'en parler autrement que ce que véhiculent les médias où il n'y a pas d'autres alternatives entre la maladie d'Alzheimer ou le sénior actif représenté par des personnes de 30 ans. C'est drôle parce qu'en fait chacun a une histoire avec la vieillesse via un grand-parent et un parent. On se rend compte aussi que les vieux parlent très librement de ce qu'ils vivent, c'est nous qui n'osons pas les questionner.
"Vieux", ce sont des photographes et une anthropologue qui ont questionné ce mot, avec leur propre histoire et je dirai presque avec leur propre crainte.