Comment les éditions Dupuis vous ont-elles présenté le projet Agence Interpol ?
Philippe Thirault : Nous étions dans les locaux de Dupuis, en train de signer plusieurs centaines de frontispices pour l’intégrale N&B du Rêve de Jérusalem ! Louis-Antoine Dujardin et José-Louis Bocquet, les éditeurs, ont pensé que nous pourrions faire quelque chose dans le registre de cette collection, un polar noir et efficace. Un couple de héros, un agent d’Interpol et un agent local, développé par un couple d’auteurs. Au vu des premières pages d’Interpol Mexico, l’éditeur nous a précisé qu’ils cherchaient plus à faire Les Experts que Seven ! Au final, nous avons eu carte blanche et nous nous sommes laissés faire. (sourire)
Lionel Marty : C'est grâce aux éditions Dupuis que nous avons commencé à travailler ensemble, et c'est gratifiant qu'ils aient cherché à perpétuer cette dynamique. Nous avons une histoire en commun, on se comprend et travailler dans ces conditions est vraiment très agréable.
Philippe, était-ce l‘occasion de renouer avec le polar, thème de votre première série (Miss) ?
P.T. : Oui, exactement. Depuis Miss, je n’avais fait qu’une petite incursion dans l’écriture polar avec un épisode de la collection Vampyres (chez Dupuis en 2009). Il y a une filiation entre Miss et Interpol Mexico. J’ai choisi le même ton. Le couple Pablo/Clare resssemble à celui formé par Nola et Slim. La coloriste Scarlett Smulkowski a travaillé sur les deux séries.
Agence Interpol est présentée par l’éditeur comme « une série policière, inspirée de faits réels. » Comment avez-vous recueilli infos et témoignages ?
P.T. : Cette histoire de décapitation en série est tirée d’un dossier d’Interpol mais les faits s’étaient déroulés à Mexico City en 1968. Nous avons choisi de transposer le récit à notre époque. La violence de ce pays méritait d’être décrite. En même temps, il y a parfois comme une patine rétro dans certaines séquences (les boucheries) et c’est parce que bien des lieux et des gens ont été oubliés par la « modernité ». Concernant la documentation sur le Mexique, c’est un pays à la pointe en termes de faits divers sanglants et la presse, la télé et le net en parlent très souvent.
L.M. : Notre Mexique est une évocation, qui cherche à être crédible plus que réaliste de ce pays aujourd'hui. Cette réalité recomposée est issue d'une documentation hétéroclite, essentiellement des photos et des documentaires glanés sur internet. Je confirme ce que dit Philippe : taper les mots « Mexique » et « narcos » sur un moteur de recherche, c'est aujourd'hui une expérience éprouvante. Le pays est en proie à une violence inouïe, l'argent de la drogue a corrompu le pays en profondeur.
Pourquoi avoir choisi le détective privé, Pablo Tikal, comme narrateur, plutôt que l’agent d’Interpol, Clare Brunell ?
P.T. : Pablo baigne dans le jus de Mexico depuis son enfance. C’est lui qui était le plus à même de nous y servir de guide. Il apporte de l'ironie et du décalage.
Entre corruption latente et narcotrafiquants, les fausses pistes s’enchaînent. De quoi déstabiliser le lecteur et lui permettre, lui aussi, de mener sa propre enquête…
P.T. : Selon Pablo, la corruption est plus que latente, elle est éclatante. (sourire) Les différentes pistes font échos à des réalités, comme le trafic de faux diplômes médicaux. La décapitation est un des modes opératoires favoris des narcotrafiquants, même si c’est en train de changer : la mode serait plutôt au découpage des gens en petits morceaux.
L.M. : N'oublions pas les trois derniers directeurs d'Interpol au Mexique, incarcérés pour collusion avec les narcotrafiquants !
Des fausses pistes qui permettent également d’ajouter au polar une dimension sociale et politique…
L.M. : C'est une des libertés fascinantes offertes par le genre, qui est aujourd'hui le dernier refuge d'une écriture de la société.
Comment s’est effectué le choix de cette couverture, choc, qui n’est pas sans rappeler celle du Silence des Agneaux, en beaucoup plus sanglante ?
L.M. : Plus morbide que sanglante, je trouve...(sourire) La couverture s'est imposée à moi, le Mexique ,la mort omniprésente, et les femmes décapitées, l'ambiance de décomposition du pays et l'intrigue étaient résumés dans cette figure traditionnelle de la Calavera, cette survivance du culte des morts mexicains. Je voulais une image mystérieuse, moins narrative que ce qu'on a l'habitude de voir en BD, qu'elle soit plus dans l'idée, dans l'évocation. Je n'avais pas pensé en la réalisant au Silence des Agneaux, mais plus aux mises en scène de Joel Peter Witkin. Mais effectivement, cette affiche a dû aussi marquer mon esprit. (sourire)
Certaines scènes sont très dures, voire crues. Vous êtes-vous fixés des limites dans l’échelle de la violence ?
L.M. : Philippe et moi nous avons la même approche. Je tiens beaucoup à ce rapport frontal à la violence. Ce que je trouve insupportable, c'est l'utilisation d'images violentes dégagées de toutes conséquences, à fin de manipulation. Nous, on ne ment pas, on montre son vrai visage, sans masquer sa séduction vénéneuse ni ce qu'elle a de répugnant. La limite que l'on se fixe , c'est de ne pas afficher de violence gratuite, au sens où elle ne servirait pas le récit mais serait racoleuse.
Alors que la série est recommandée aux lecteurs de plus de 16 ans, la violence ou l’exposition de cadavres ne semble pas plus excessive que celle présente dans les nombreuses séries télévisées qui envahissent le petit écran (Engrenages, Body of proof, NCIS…) pour la plupart déconseillées au moins de 12 ans, voire 10 ans. Cela est-il, selon vous, justifié ?
P.T. : Cela ne me choque pas que l’album soit recommandé aux plus de 16 ans. C’est un album pour adulte. Un ado de 13 ans peut parfaitement lire Interpol Mexico, comme il peut lire Miss, mais que va-t-il en retirer ? Probablement pas tout ce que les auteurs ont voulu y mettre.
L.M. : Je trouve ça justifié, oui, et je ne dis pas çà pour me vanter. (sourire)
Lionel, comment passe-t-on du dessin d’une fiction historique en Turquie (Le Rêve de Jérusalem) à celui d’un polar noir en plein cœur de Mexico ?
L.M. : Oh, ça s'est bien passé, merci !... J'ai dessiné des hommes an armures pendant six ans, alors c'était agréable de changer de décor. En tant que dessinateur, ce qui m'attire c'est de raconter des histoires fortes. Ce qui m'importe vraiment dans un livre ce sont les thèmes, la dramaturgie et les personnages. Philippe sait écrire des personnages profonds, et il sait les faire parler. Et ses intrigues sont tendues, violentes. Je suis rentré tout de suite dans l'ambiance.
Philippe, vous avez déclaré en 2009, lors d’une interview donnée à l’occasion de la sortie du premier tome de O’Boys : « Il ne me manque qu’une histoire de pirates et une série de SF et la boucle de mes premiers désirs d’auteur serait bouclée ! ». Avez-vous cela dans vos tiroirs ? (sourire)
P.T. : Dans mon tiroir, j’ai plutôt en ce moment des histoires qui ne se déroulent ni dans le passé ni dans le futur, des histoires qui sont ancrées dans le présent, dans le quotidien d’une entreprise, par exemple. Cela parle de violence, par conséquent, encore et toujours. (sourire)
L.M. : C'est une idée çà, une histoire de SF … je vais commencer mon lobbying, Philippe...