Cette question, Jean-Yves Le Naour, historien de métier, semble l’avoir retournée dans tous les sens. Scénariste de l’album "Le soldat inconnu vivant" dessiné par le méconnu mais ô combien talentueux Mauro Lirussi, il explique dans cet entretien son point de vue sur cette interrogation cornélienne. Cela entre autres choses.
La première édition de votre livre "Le soldat inconnu vivant" est parue en 2002. Quel cheminement vous a conduit à transposer cet ouvrage en bande dessinée ?
Même si j'ai publié un certain nombre d'ouvrages depuis la parution du Soldat inconnu vivant chez Hachette en 2002, on peut dire que cette histoire continue de m'habiter. Je suis d'ailleurs devenu ami avec Louise Lemay, la petite-fille d'une des femmes qui reconnaissait l'amnésique comme son mari dans l'entre-deux-guerres, et je l'ai fait figurer dans la bande dessinée à la toute fin. Car aussi incroyable que cela puisse paraître, l'affaire Mangin n'est pas encore refroidie, elle continue de véhiculer des souffrances aujourd'hui. Je crois justement que cette histoire de souffrance et de deuil impossible parle à tout le monde et non seulement aux Français éprouvés par le cataclysme de 14-18, elle est universelle. Mon livre a d'ailleurs eu beaucoup de succès dans les pays anglophones, aux Etats-Unis d'abord, et a été adapté au théâtre à Londres. Il a même failli être adapté à Hollywood, le patron de la Warner en était partisan mais cela a échoué parce que la Warner avait déjà produit "Un long dimanche de fiançailles", qui parle aussi d'une histoire d'amnésique en 14-18. En France, un docu-fiction pour Arte a été tourné par Joël Calmettes. Bref, le livre a eu une longue vie, mais l'idée d'une bande dessinée est plus récente et purement fortuite. Disons plutôt que j'y pensais depuis longtemps mais ne connaissant personne dans le milieu de l'édition illustrée, l'idée est restée suspendue comme un rêve. Et puis, il y a deux ans, à l'issue d'une conférence - qui ne portait même pas sur ce sujet - je fais la rencontre de Jacques Cézard, éditeur de Roymodus, et lui glisse que le Soldat inconnu vivant pourrait bien être adapté en bande dessinée. Moue dubitative de l'éditeur qui achète néanmoins le livre et qui, deux jours plus tard, m'appelle avec enthousiasme. Voilà, la vie est aussi - et surtout ? - faite de hasards et de rencontres.
A propos de rencontres, pouvez-vous nous raconter ce qui vous a mené vers le dessinateur Mauro Lirussi ?
C'est un choix de Jacques Cézard, directeur de Roymodus. Moi, je ne connaissais guère de dessinateurs, je voulais juste un dessin en noir et blanc. Mais quel choix heureux ! Ce n'est pas si facile de faire passer l'émotion.
Comment avez-vous préparé la matière première nécessaire à Mauro Lirussi pour qu'il attaque sa part de travail ? Êtes-vous parti de votre livre, y êtes-vous resté fidèle, ou avez-vous fait table rase pour raconter cette histoire avec une toute autre approche ?
Je suis resté fidèle à l'esprit du livre mais pas à la lettre ; j'en ai suivi la trame, le sens, l'épaisseur et j'ai parfois sacrifié l'exactitude historique, ayant bien à l'esprit qu'une bande dessinée - même historique - relève de la fiction, que c'est le ressenti qui compte ici et non pas l'explication réfléchie. Pour adapter un livre, il ne faut surtout pas, à mon avis, refaire le livre dans une version illustrée, car ce sont deux œuvres différentes. Heureusement Mauro a été saisi par cette histoire, il a découpé mon scénario trop dense et trop verbeux (c'est mon défaut d'historien : il faut que j'apprenne à laisser respirer les images) et les 48 pages initiales sont devenues 89 grâce à lui.
Ce choix du "sacrifice de la vérité historique", l'historien que vous êtes l'a fait parce qu'il y aurait là une limite du médium bande dessinée, ou relève-t-il uniquement d'autres motivations, davantage liées à l'auteur que vous êtes aussi ?
Certes je suis historien, mais comme vous le soulignez, en écrivant une bande dessinée je suis ici auteur et scénariste avant tout. Et ceci me donne une liberté considérable car c'est l'histoire qui est limitée et non la fiction. Imaginez l'immense sillon de douleur provoqué par la mort de masse d'un million et demi de personnes, la mort des fils, des frères, des pères, des maris... Cette souffrance n'est pas saisissable par l'historien qui a besoin d'archives pour écrire et en rendre compte, or les larmes ne laissent pas toujours de traces. La bande dessinée, comme le roman ou le cinéma, permet de franchir ce mur et de faire comprendre et ressentir ce que des millions de gens ont pu vivre. Ce qui compte, c'est le sens que l'on donne à l'histoire, ce n'est pas la vérité historique scrupuleuse. C'est camper des personnages crédibles et non de faire en sorte qu'il ne leur manque pas un seul bouton de guêtre. Comme le disait Alexandre Dumas, il est possible de violer l'Histoire à condition de lui faire de beaux enfants. Aussi, mon plus grand plaisir serait de ne pas être pris pour un bon historien qui fait de la bande dessinée mais d'être vu comme un bon scénariste de bande dessinée historique. C'est mon ambition.
Vous évoquez la souffrance, effectivement présente dans votre livre, et dans le même temps, il y a dedans une dimension non dénuée d'humour, notamment due à un parti pris très théâtral dans la narration. Qu'avez-vous voulu apporter avec ce mélange ?
C'est très juste. D'un point de vue narratif, on pourrait soutenir qu'il n'est pas possible de raconter une histoire aussi triste si on ne la passe pas au filtre distancé d'une certaine forme d'humour noir, sans quoi on sombre dans le pathos le plus lourd. Mais l'humour a une autre raison d'être dans cette bande dessinée : il y a de l'absurde dans cette histoire, et même de la folie pure. Des parents en deuil reconnaissent l'amnésique comme leur fils disparu alors que celui-ci mesurait dix centimètres de plus ou de moins que lui ; d'autres portent plainte contre le Docteur Fenayrou au prétexte qu'il serait à la tête d'un complot pour conserver le soldat inconnu à l'asile et profiter de sa pension ; d'autres encore, comme la pauvre mère d'un soldat disparu en 1918, alors que Mangin était déjà à l'asile, falsifie les dates pour qu'on lui rende son enfant... Cela tient du délire ! On peut parfois rire à la lecture de cette BD, mais c'est un rire qui confine au désespoir, à l'absurde. Et quelle ironie de l'histoire : alors que des centaines de familles reconnaissent l'amnésique comme le fils, le mari, le frère disparu, sa vraie famille ne le reconnaît pas ! Alors que tout le monde voudrait le choyer, pour remercier Dieu de leur avoir rendu l'être cher que l'on croyait mort, sa vraie famille ne veut que toucher la pension ! Et tous ces rebondissements, les expertises, les contre-expertises, le jugement, l'appel... je n'ai rien inventé, je vous assure. C'est hallucinant ! On peut en rire pour ne pas avoir à en pleurer, mais je crois qu'on peut aussi rire et pleurer.
Vous avez évoqué l'adaptation de votre livre au théâtre. Votre bande dessinée elle-même semble taillée sur mesure pour le théâtre. Pourtant, de manière singulière, vous avez, avec le dessinateur, opté pour des phylactères exclusivement narratifs, tout du moins dans leur apparence. Certes, nombre d'entre eux contiennent des dialogues, mais il demeure tout au long de la lecture cette impression de lire comme une voix qui dit le texte. D'où vous est venue cette idée, pourquoi ce choix ?
Je n'ai malheureusement pas de réponse à vous fournir car j'ai écrit le scénario à la façon d'un taureau fonçant tête baissée sur le chiffon rouge, sans même faire de plan et en réfléchissant encore moins à la façon dont j'allais raconter l'histoire. Je sais que ce ne sont pas des choses à dire et qu'il faut affecter d'avoir pensé son scénario pour paraître intelligent, mais je crois qu'il mijotait depuis assez longtemps en moi et c'est sorti ainsi. Si c'est un choix, c'est un choix inconscient. Peut-être que ma formation d'historien m'a ramené du côté du récit ?
Si vous regardez en arrière, quels sont les albums, les auteurs de bande dessinée qui vous ont donné envie de vous lancer dans ce médium ? Qu'est-ce qui chez eux a pu provoquer chez vous cette aspiration ?
On a tous dans le cœur des bandes dessinées qui ont bercé notre jeunesse, notre adolescence et aujourd'hui notre vie d'adulte. Mes goûts sont à ce sujet tellement classiques qu'il est sans intérêt de les énumérer ici surtout qu'Astérix et consorts ont certainement eu peu d'influence sur mon travail. Ils en ont certainement plus sur mon prochain album (oui, je commence une carrière !) qui sera publié en mai et portera sur le vol de la Joconde en 1911, toujours une histoire vraie mais tirée du côté comique cette fois, avec notamment un clin d'œil à Tintin. Pour en revenir au "Soldat inconnu vivant", et comme tout passionné de la Grande Guerre, j'ai évidemment été marqué par Tardi. Voyez, rien que du classique... J'ai une culture de bédéphile à construire!
Dans votre bande dessinée, vous faites apparaître Jean Anouilh (1) et lui faites dire : "J’avais pensé à en faire un œil du cyclone, silencieux autour duquel s’agitent les personnages, et puis j’ai pensé à tout autre chose, votre amnésique sera conscient du bonheur de l’oubli dans une société qui n’en finit pas de se souvenir du passé. Finalement, ce n’est pas lui le malade, c’est le seul homme libre !". Comment vous êtes-vous situé par rapport à cette approche ?
Pour raconter une histoire, il faut un angle. Pour ne pas tomber dans un récit tiède et sans âme, il faut un sens, une mise en scène. L'idée de Jean Anouilh, celle du seul homme libre dans une société qui souffre de trop se souvenir, était évidemment séduisante... Mais le voyageur sans bagage avait toute sa raison et il pouvait rejeter ce monde affreux qui voulait lui redonner un passé alors qu'il était aussi pur qu'un enfant, sans histoire et sans haine. Dans la réalité, Mangin était un traumatisé qui ne pouvait pas tout à fait incarner l'homme libre. En en faisant l'œil du cyclone, en peignant des familles dévastées par le deuil pathologique, je reviens cependant sur cette idée qui veut que les fous ne sont pas ceux que l'on croit. C'est bien une histoire de fous, de malades, de traumatisés. Mais c'est du trauma de la mort de masse qu'il s'agit. Le pauvre soldat inconnu vivant s'est enfui de ce monde trop laid, sa raison s'en est allée et il n'a pas l'intention de la retrouver. Cela n'en fait malheureusement pas un homme libre, mais une sorte de mort-vivant. Lui aussi est pris au piège pour toujours de notre histoire qui nous a broyés, comme ceux qui n'en peuvent plus de pleurer les disparus et qui passeront leur vie à souffrir.
La dernière planche de l'album propose une ouverture pas nécessairement attendue, mais en fin de compte logique, tout en conservant un caractère absurde, souhaitez-vous en dire plus ?
Cette dernière planche n'est pas seulement de la fiction, elle est tout à fait plausible. En effet, la souffrance se transmet et la petite-fille de Lucie Lemay qui reconnaissait l'amnésique comme son mari a entrepris depuis quelques années des démarches pour procéder à l'exhumation du corps du soldat inconnu vivant afin de donner raison à sa grand-mère dont la vie a été absorbée par son long combat en justice. Presque un siècle après, même si le deuil social et collectif est achevé et si le deuil individuel s'est terminé avec la disparition des intéressés, la Grande Guerre et ses fantômes continuent de nous hanter.
Pour revenir à votre prochain projet portant sur le vol de la Joconde, allez-vous retravailler avec Mauro Lirussi ou cherchez-vous un autre dessin ?
J'espère retravailler bientôt avec Mauro Lirussi dont j'admire le talent, mais pour le vol de la Joconde, qui est une histoire comique (la police a pataugé deux ans en suivant les pistes les plus improbables), nous avons opté avec Roymodus pour Didier Bontemps dont le dessin en noir et blanc est à la fois précis et semi-réaliste. J'ai également un projet à plus long terme avec Marko, le dessinateur du récent "Godillots", lui-même passionné de 14-18. Bref je me lance franchement dans la BD avec un plaisir non dissimulé. Reste à convaincre le lecteur : c'est lui qui décidera de ma carrière de scénariste ou qui me renverra aux archives historiques ! Si j'ai retenu l'attention de BDgest, c'est déjà un bon début.
N’en doutons point ! Une dernière question, vous semblez enthousiasmé par la bande dessinée, qu’est-ce-qui vous attire dans l’écriture pour ce médium ?
Je pourrais vous répondre doctement que j'ai voulu toucher un autre public, que je n'approche pas avec mes livres, que j'ai voulu faire vivre cette histoire autrement, etc. C'est sans doute vrai pour partie mais je crois qu'il y a autre chose. Je vais vous faire une réponse plus intime : je crois que je suis un écrivain raté. Ma véritable vocation, au fond, c'est la fiction. Sauf que pour écrire il faut de l'imagination, du talent. Si je suis devenu historien, outre le fait que c'est ma passion, c'est aussi parce que c'était plus facile pour moi : nul besoin d'imagination et nulle invention, un dépouillement attentif des archives et un récit rigoureux suffisent. Devenir scénariste, franchir le pas de la fiction, pouvoir toucher le lecteur grâce à des moyens que l'historien s'interdit naturellement d'employer, cela compte beaucoup pour moi. Peut-être que demain j'aurai aussi le courage d'écrire un roman. En attendant, va pour le roman graphique !
1) Jean Anouilh a écrit une pièce de théâtre intitulée « Le voyageur sans bagage » dont le personnage principal est inspiré de l’histoire d’Anthelme Mangin.
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