Je me souviens de ma première rencontre avec l’œuvre de Moebius en feuilletant l’Incal Noir, chez mon libraire, boulevard des Batignolles. J’avais dans les treize ans. Le choc immédiat de la chute de John Difool en pleine page, dès la seconde planche. Un peu plus tard, la cité flottante du prez, l’Incal et sa forme parfaite, les œufs noirs des Technos. Je venais de découvrir un auteur en quête d’apesanteur et qui m’accompagnerait tout le long de ma passion de la bande dessinée.
Je me souviens que, par chance, c’était l’époque où les Humanos ont sorti les Œuvres complètes de Moebius. Le Bandard fou, Arzach et Le garage hermétique étaient disponibles. Des heures à plonger dans son univers s’offraient à moi. Arzach m’avait intrigué avec son bonnet et son oiseau blanc, même si je trouvais son visage peu sympathique. Première icône.
Ce qui m’avait surtout marqué, c’est l’édito de Moebius sur les histoires en forme d’allumettes soufrées. Le gros singe rouge, et cette bataille en double page avec ce fragment de crâne d’une bête gigantesque au premier plan. Du Gustave Doré sous acide.
Du garage hermétique, je ne me souviens de rien, ou presque. Je dois avouer qu’à l’époque je n’avais rien compris (guère moins qu’aujourd’hui, d’ailleurs). Je me souviens d’un article des Cahiers de la bande dessinée (Thierry Smolderen, sans doute) sur l’oiseau immobile, titre d’un épisode en un seul dessin, fourmillant de détails et, sur une corniche dans un coin, le fameux oiseau immobile. Par ailleurs, ce dont je me rappelle, c’est du Major Fatal avec sa sacoche de médecin et son casque colonial à pointe. Deuxième icône.
Je vois aussi un avion à hélice survolant une cité magnifique, toute en courbes. Une explosion aussi, que j’ai vu moults fois reprise par d’autres auteurs. Et surtout, surtout, une des plus belles cases de la bande dessinée : l’Archer enlaçant le héros que l’on découvre être une femme avec son abondante chevelure qui se dévoile sur fond de cascade.
Je me souviens de mes fréquentes visites chez Aedena, dans cette ambiance si particulière des petits éditeurs, avec tous ces dessins, ces sérigraphies, ces coffrets de cartes que je ne pouvais m’offrir. Je me souviens aussi de cet anniversaire où l’ont m’avait offert La cité de feu, gigantesque portfolio, du soin avec lequel je le maniais, comme si il était fait du plus fin cristal, et de l’émerveillement en découvrant chaque illustration, notamment les deux doubles scènes de la rue et du métro. Métro où un passager assis sur le bord du quai, portait un masque de chat et regardait une souris, en équilibre sur la pointe de sa chaussure. Du Dubout, sous acide, décidément.
Le reste de sa carrière m’a un peu moins intéressé, je trouvais les Pif-Paf des Jardins d’Edena assez disgracieux. Je me souviens, avec l’arrivée d’Internet, d’avoir rejoint la liste de diffusion dédiée à Moebius et d’avoir, avec l’aide des autres participants, constitué « Les archives numériques du Major Grubert ». Une période pendant laquelle, presque quotidiennement, on découvrait des illustrations rares, inédites, aussi envoutantes que virtuoses : boites de puzzle, dessins pour Alien, Abyss, Tron, art-design de jeux vidéo, calendriers, affiches de films, de festivals, portfolios, couvertures de livres, jaquettes de disques etc. Je me souviens de nombreuses discussions sur les vraies-fausses dédicaces qui traînent sur eBay, et de certains éclats de rire devant des dessins tellement malhabiles que même du pied gauche, Moebius n’aurait pas fait pire ! Mes pensées vont à ces passionnés, car nous sommes tous un peu orphelins aujourd’hui.
Et Blueberry, me direz vous ? Ah Blueberry, c’est une autre histoire. C’est l’autre côté du ruban. C’est traverser le miroir en sens inverse. Quitter le rêve pour le réel. Ça serait trop long.
Juste un souvenir. Je me rappelle, adolescent, avoir montré un jour à mon frère, de plusieurs années mon aîné, le Général Tête jaune. Il avait à peine jeté un regard : « Blueberry, c’est mauvais ; il fait plein de traits pour masquer ses carences ». Et moi, furax, de répliquer « Mais non enfin, c’est Moebius ! ». Avec le temps il faut bien dire qu’il avait raison. Et tellement tort.
Jean Giraud, l'arpenteur de mondes, est décédé ce matin et je lui en veux un peu, car il a emporté avec lui beaucoup de mon imaginaire.
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