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Montrer l'envers du décor

Rencontre avec Nicolas Moog

Propos recueillis par F. Mayaud Interview 12/12/2011 à 15:43 6804 visiteurs
Souvent, dans la vraie vie, "alcool" rime avec "fête". Souvent aussi, dans la vraie vie, "alcool" rime avec "alcoolisme". C’est sur ce second aspect des choses que Nicolas Moog a réalisé June. June, c’est le prénom d’une petite fille dont le père est en train de sombrer dans l’alcoolisme.

Votre livre aborde très clairement la question des dégâts de l’alcoolisme, et plus particulièrement ses dommages collatéraux. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à vous attaquer à ce sujet ?

Les raisons sont des raisons banales. Il y avait cette volonté de donner un autre regard sur l'alcoolisme. La bande dessinée a souvent traité ce sujet sur un mode gouailleur - et j'aime aussi beaucoup ça - avec ces héros avinés gaffeurs, qui se retrouvent dans des situations loufoques après une soûlerie carabinée. Il me semblait intéressant de montrer l'envers du décor, le moment précis où les choses cessent d'être drôles. À ma connaissance peu de livres de bande dessinée ont levé le voile sur ce sujet ; je note tout de même Les larmes d'Ezechiel de Matthias Lehmann chez Actes Sud, ouvrage d'une beauté troublante.
Et puis je vis en Lorraine. C'est une région assommée par le chômage, et on sait que le désespoir et la précarité (mais pas toujours, pas seulement) amènent parfois à lever sérieusement le coude. Je regarde autour de moi, j'essaie de comprendre. L'alcoolisme est une maladie, et on la regarde en ricanant tant que les choses ne tournent pas au vinaigre.

Avant de dévoiler cet envers du décor - l’épouse et les enfants -, votre regard se concentre sur ce père de famille en train de sombrer. Comment avez-vous pensé la construction de votre récit ?

Le personnage central de cette histoire est la petite fille qui tient le rôle-titre, June. Pour installer le lecteur dans la noirceur du récit et rendre compte la triste réalité qui s'offre au regard de June, je devais tout d'abord camper son père et la détresse qui s'empare de lui. Il me fallait aller droit au but et ne rien cacher. Dans cette première partie, June est présente en qualité de témoin mais ne prend jamais la parole.
Le livre se découpe donc en deux parties. La première dresse le portrait du père jusqu'à sa chute et son départ pour l'hôpital. Par son absence, il laisse la place libre à June, sur qui le récit se resserre. J'ai pensé rythmer le livre par des pleines pages de dessin, pour faire respirer tout ça, pour laisser au lecteur le temps de souffler. On n'est pas des sauvages tout de même !

Dans cette première partie, June apparaît comme inconsciente de ce qui se joue à la maison. Ce n'est pas le cas de son grand-frère, Thomas, bien entré dans l'adolescence. Qu'avez-vous voulu faire passer à travers ces deux personnages, ces deux perceptions ?

Pendant la première partie, June n'est présente que par ses silences et son sens de l'observation. Comme dans le roman noir behavioriste où les sentiments des personnages ne sont jamais décrits. Ne comptent que les actes. Quant à son frère Thomas, il réagit très mal, à voir son père dans un état alcoolisé et balbutiant et ridicule. Nos pères sont là pour être forts et nous montrer la voie, ils ne sont pas là pour se montrer à nous alcoolisés, balbutiants et ridicules. Enfin, c'est l'idée que je me fais de la paternité.

Comment vous est venue la fin de votre récit en deux séquences, l'une d'elles laissant des incertitudes, l'autre apportant une conclusion ?

La fin ouverte était pressentie depuis longtemps, parmi d'autres. J'ai beaucoup travaillé sur le livre avec l'éditeur, Jean-Philippe Garçon, sur le format, la bichromie, la pagination, etc... Et nous discutions souvent de l'histoire, du récit proprement dit, et du cheminement des personnages. Je trouvais peut-être que la fin ouverte était trop sèche, c'est lui qui m'a amené vers cette idée de la deuxième séquence, pour adoucir un brin les choses.

Une possibilité pour aborder l’alcoolisme aurait été d’utiliser un graphisme volontairement brouillon, comme en phase avec son sujet. Vous, au contraire, avez opté pour un dessin très propre, très esthétique. Pourquoi ce choix ?

Je suis allé vers le dessin qui m'était le plus naturel. Le format - une aubaine pour un dessinateur de pouvoir s'exprimer sur un grand format de parution - et la composition des planches m'y ont incité. C'eut été une solution, dessiner de manière brouillonne et tremblée. Mais comme je vous le disais, je ne voulais pas faire une nouvelle pochade rigolarde ou grinçante sur le sujet. Donc je suis parti pour quelque chose de plus sombre et silencieux.

Effectivement, on ressent qu’il y a eu un véritable travail dans la composition des planches. Quel a été le cheminement qui vous a amené vers un grand format, qu’est-ce que de pareilles dimensions ont offert au dessinateur que vous êtes par rapport à un format plus classique ?

C'est la première fois que je pouvais travailler sur un format de parution aussi grand. J'en avais fait la demande à l'éditeur qui a eu la délicatesse d'accepter après avoir vu quelques planches et pris connaissance du projet de livre. Pour cela, c'est vraiment un luxe pour un dessinateur de travailler avec un éditeur comme 6 pieds sous terre. La forme des livres est discutée, avec cette volonté de l'éditeur de laisser à l'auteur une grande liberté et de chercher à servir au mieux le propos. Il en avait été de même pour un précédent livre que j'avais publié chez 6 pieds, My American Diary, format à l'italienne et dos toilé, fac-similé d'un carnet de voyage aux États Unis. Les planches originales de June sont au même format que le format de parution. Un jeu sur l'espace était ainsi possible. L'espace blanc entre les cases, les respirations et encore une fois les silences peuvent s'inscrire sur la page sans être écrasés par la réduction.

Vient de paraître L’été 79 (chez « Nil éditions ») une bande dessinée de Hugues Barthe où il évoque son adolescence (c’est annoncé comme autobiographique) et l’alcoolisme de son père. Ce dernier n’est jamais représenté. Comment voyez-vous ce choix ? Avez-vous pensé à cette hypothèse pour la réalisation de June ?

Si cette bande dessinée - que je n'ai pas lu - est annoncée d'emblée comme autobiographique, ce choix m'apparaît tout à fait passionnant. C'est une bonne manière de construite un récit, le faire autour d'un personnage absent. L’un des plus beaux romans d’amour qu’il m’ait été donné de lire, Sylvia, de Howard Fast, a été construit selon ce principe : autour d’une absence. June, de son côté, est une fiction. Une fiction nourrie de choses et d'autres, d'histoire vécue et d'inventions. Je ne sais pas s'il est important pour le lecteur de démêler le vrai du faux.

Vous avez participé à plusieurs reprises au collectif Jade. Pouvez-vous nous parler de cette revue ?

Jade est une revue publiée par les éditions « 6 pieds sous terre ». Elle a connu diverses formes depuis 20 ans, passant du fanzine à la revue en kiosque, pour finir, dans sa dernière et présente formule, diffusée en librairie dans une version trimestrielle. Jade a été un phare dans la nuit, une revue de référence pour le lecteur que j'étais adolescent. On y trouvait les débuts d'auteurs de talent comme Bouzard, Blanquet, Ambre, Lehmann ou Rochier. Le soin accordé au rédactionnel et au choix des bandes dessinées était époustouflant. J'essaie à présent de donner dans cette revue mon point de vue sur les différentes thématiques abordées dans chaque numéro, dans des planches minimalistes en ombres chinoises. « 6 pieds sous terre » fête ses vingt ans cette année, et Jade par la même occasion. Cela ne nous rajeunit pas !

En effet, ça ne nous rajeunit pas ! Savez-vous si un numéro spécial de Jade est prévu pour l'occasion, et pouvez-vous nous mettre dans le secret des Dieux quant à sa thématique ?

Un livre anniversaire doit paraître au mois d'avril 2012. Il comptera 300 pages au bas mot... Il a été demandé à tous les auteurs ayant travaillé avec « 6 pieds sous terre » de donner leur vision de la Maison. Le livre sera inauguré lors du festival Indélébile à Toulouse, cet événement sera accompagné d'expositions, ça risque d'être une belle fête !

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Une suite à My American Diary. Cette fois le théâtre des opérations ne sera plus Austin mais Tucson, ville que je connais bien et où je vais retourner un petit moment décrire la scène musicale sur fond de campagne présidentielle Américaine.

Pour conclure sur June, pensez-vous que votre livre soit adapté pour aborder la question de l'alcoolisme dans le cadre d'ateliers thérapeutiques (*) ?

Oui, je pense que ce serait intéressant. Un moyen d'aborder le sujet et de mettre les tabous sur la table, au grand jour, de libérer la parole par la lecture. Si ça pouvait débloquer la situation pour certains lecteurs en prise avec ce problème (acteurs ou entourage), ce serait toujours ça de gagné.

(*) : Les ateliers thérapeutiques ont pour objectif de ré-entraîner à l'exercice de l'activité professionnelle, d'assurer un soutien aux patients dans une démarche de re-socialisation et de reprise d'une vie autonome. Ils accueillent des personnes ayant un lieu d'hébergement mais présentant des difficultés à reprendre une vie sociale. (NDLR)
Propos recueillis par F. Mayaud

Information sur l'album

June (N. Moog)
June

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