Quel bilan tirez-vous de l'expérience Naja ?
Enrichissant. Mais tout projet le serait pour moi, je pense. À chaque fois que j'ai bossé sur un tome, j'ai beaucoup appris, et j'ai aussi essayé de faire des qualités de mon dessin, des automatismes, de manière à pouvoir être, plus tard encore, plus rapide au dessin. Je suis plus rapide désormais, mais quant à savoir si j'ai réussi à garder les qualités de mon dessin, je n'en suis pas encore certain. (sourire)
J'ai également pu apprendre beaucoup sur la mise en place du scénario, bien entendu. Voir dès le début d'un projet comment le rythmer de manière à le faire tenir pile-poil dans le nombre de tomes prévus, c'est ce que j'ai appris de Jean-David Morvan en faisant Naja. Entre autres.
Luminae est votre premier album réalisé en solo. Jean-David Morvan, avec qui vous avez collaboré sur T.O.O., Meka et Naja, a-t-il été un bon professeur ?
Nécessairement, oui! Vous noterez que c'est le seul scénariste avec qui j'ai travaillé pour le moment, et j'en ai refusé d'autres. Il y a deux raisons majeures à cela. Tout d'abord, on est de la même génération, on partage un goût prononcé pour tout ce qui touche au Japon (même si je n'ai pas encore le loisir de l'y suivre), aux mangas, à la BD aussi en général, et on aime apprendre, développer notre culture, quand on travaille sur un bouquin. Deuxièmement, Jean-David n'est pas un scénariste contraignant ; j'entends par là qu'il écrit un scénario détaillé, informatif mais il ne pousse à aucune obligation. Quand j'ai eu des idées différentes pour mettre en scène telle ou telle page, dans Meka ou Naja, ça n'a pas posé problème. Jean-David est un type ouvert et il me laisse toujours la liberté du découpage. On se fait confiance!
En conséquence, après tous ces albums ensemble, j'ai appris beaucoup sur la manière de me préparer une histoire, sa mise en place, son rythme et la place que prendra chaque scène dans un tome. C'est un peu l'expérience qui commence à me rentrer dans le crâne, enfin j'espère !
A-t-il jeté un œil avisé sur votre projet en vous donnant quelques conseils de vieux briscard ?
Il m'a principalement donné son avis sur la pertinence du thème de mon projet. Au départ, en bon dessinateur, j'avais surtout un projet fait de belles images, dans ma tête, avec des idées de chouettes scènes, de chouettes créatures, de jolies nanas, etc. J'avais aussi le principe de mon histoire : une fuite en avant éternelle pour ne pas sombrer dans le chaos. Là-dessus, Jean-David m'a aidé à bien comprendre qu'il fallait faire de ces envies, un vrai thème, un vrai sujet. En dehors de ça, il m'a aussi fait entrer chez Ankama pour y rencontrer les bonnes personnes!
Comment s’est déroulée la rencontre avec les éditions Ankama. Le choix de la pagination (72 planches) a-t-il été un élément important ?
… donc justement, au moment où je préparais Luminae en finissant Naja, on parlait pas mal des intentions éditoriales d'Ankama, éditeur jeune que je ne connaissais pas encore trop. Jean-David connaissait leurs envies de publier et de développer des projets à l'étranger, de proposer des formats différents chez nous, et de concevoir les bouquins comme autre chose que des simples bouquins, mais plutôt des plateformes potentielles vers d'autres médias. Tout ça avait l'air bien excitant, et surtout les formats qu'Ankama proposait, c'était vraiment important pour moi. Jean-David et moi on s'est toujours un peu sentis à l'étroit dans 46 pages (Meka et Naja avaient été proposés au début pour des paginations plus grandes que 46 pages par tome... ça nous avaient été refusés dans les deux cas). Du coup, je pensais essayer d'obtenir du 54 pages pour Luminae. Quand on a finalement fait le rendez-vous avec Tot, le boss d'Ankama, il souhaitait pousser leur collection de 72 pages en librairie... impeccable, bonne nouvelle pour moi ! J'ai tout de suite voulu profiter de ce format, et on est partis là-dessus.
Ce premier tome est très exigeant avec le lecteur, il se trouve plongé dans l'action, sur différents théâtres d'opération avant de posséder les clés de l'intrigue ou de les entrevoir…
Il y avait deux manières de faire : assommer le lecteur comme s'il était jeté dans l'action sans tout comprendre, comme les héroïnes elles-mêmes, puis venir lentement mais sûrement vers les explications en fin de tome 2 ; ou alors démarrer lentement et faire monter la pression au fur et à mesure des deux premiers tomes.
J'ai largement préféré la première option. Je voyais ça un peu comme le film Memento, où au lieu d'être nourri à la petite cuillère, on doit retenir pas mal de choses pour essayer de se représenter le puzzle ; on est aussi perdu que le héros, on doit faire le même effort pour faire la lumière sur ce qui se passe. Et puis au fond, je n'aime pas trop prendre le lecteur par la main, j'aime bien qu'il ait à se débrouiller un peu. Que l'imagination travaille !
Certains aiment bien ça, certains détestent. Mais je ne regrette pas mon choix et j'espère pouvoir emmener les lecteurs plus loin, une fois que le diptyque d'introduction aura apporté son lot d'éclaircissements !
Il y a énormément de plans aériens, larges : est-ce pour installer le spectateur dans un rôle d'observateur qui dispose d'une vision d'ensemble que n'ont pas les personnages/acteurs ? Pour créer de l "emphase" graphique ? Ou est-ce le regard d'une puissance supérieure ? (rires)
Hmmm... un peu des deux ! En fait, je tends à faire un découpage très manga, et la pagination m'en laisse la liberté. Du coup, ça m'autorise à faire cette alternance entre grandes cases d'"esbroufe" en quelque sorte, bien remplies, qui en mettent plein la vue (enfin, normalement...), et pages faites de cases plus rapides, plus dynamiques. Un peu comme un manga, où tu mets un chouette décor pour plonger le lecteur dans la scène, et ensuite tu enchaînes principalement des plans sur les personnages, et ainsi de suite.
Maintenant, oui, à part ça, il y a bien quelqu'un ou quelque chose qui garde un œil de haut sur les évènements...
La question suivante est une exclamation : encore des jeunes femmes ! (rires) Les beautés graciles mais dures comme le diamant sont une source d'inspiration particulière...
Pour répondre simplement : j'aime dessiner des filles, les lecteurs aiment bien en voir. J'ai même largement fait exprès de faire des costumes absolument pas logiques qui laissent voir leurs longues jambes ou autres attributs féminins. Non pas pour réveiller le lubrique qui sommeille (ou pas?) en chaque lecteur masculin, non, car je tâche de faire des filles plutôt élégantes, je ne sais pas faire vraiment vulgaire. Mais j'ai fait ce choix tout simplement parce que je vois mon projet comme une aventure de « grand spectacle ». Il n'y a pas, malgré les apparences, un grand débat manichéen. Il n'y a pas d'opinion politique ou religieuse. Il n'y a même pas de grand message pour l'humanité. Non, c'est juste une grande aventure, alors autant que les protagonistes soient jolies ! (sourire)
Comment avez-vous travaillé a la "caractérisation" des (sic) guerrières ? Est-ce que leurs profils, y compris graphique, ont constitué le point de départ de l'histoire ? Ou est-ce que c'est le scénario qui les a définies ?
Le scénario les a définies. Quand bien même j'avais en tête des caractères, des portraits, j'ai fait un « casting » pour le groupe qui accompagne Luminae. Je ne suis pas un grand connaisseur de medieval fantastic, je ne connais rien en dehors de Lodoss et du Seigneur des Anneaux, quasiment (sourire). Du coup, j'ai fait selon mon idée naïve du stéréotype du genre, et j'ai pris les personnages qui semblaient se compléter et couvrir tous les cas de figure possibles.
Si on vous dit que certains de vos démons ont un petit air de Zetman ?
Vous serez le premier à me le dire alors (sourire) ; un collègue m'avait dit sinon que mon "bad guy" avait un air de Freezer (de Dragon Ball). Ce n'est pas du tout voulu, ni l'un ni l'autre, mais c'est marrant !
Quelles ont été vos autres sources d’inspiration ?
Eh bien en fait... pas grand chose! Je suis plutôt inspiré par le genre shônen en général.
Hikaru no Go a plus à voir avec mon projet que Lodoss, dans l'esprit ! Ce que je veux dire, c'est que le choix de faire du medieval fantastic vient surtout de l'envie de faire autre chose que du futuriste et de l'urbain, poser la règle et faire du château construit à la pierre, faire un peu de magie aussi, bref, se balader ailleurs. Se donner aussi la liberté de créer un monde de A à Z, d'inventer des contrées au fur et à mesure du voyage des personnages.
Mais ça, c'est un outil ! Vraiment, pour la manière de faire, c'est le manga en général qui m'inspire. Si j'avais le savoir-faire d'un Hiroaki Samura (qu'il est beau de rêver...), je ferais exactement l'Habitant de l'Infini aussi !
Au vu de ce premier volet, on se dit qu’avec 144 pages, ça va être un tour de force pour boucler l'histoire : rassurez-nous, c'est possible ? (rires)
Normalement, ça tient, j'ai tout écrit dès le début, encore heureux!
Mais notez bien qu'il s'agit de boucler l'intro, pas l'histoire, qui, elle, ne fait que commencer au tome 3, finalement ! (sourire) Des mystères, il va en rester pas mal, et il va même en venir des nouveaux!