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L'homme qui n'aimait pas les héros calibrés

Entretien avec Wilfrid Lupano

Propos recueillis par L. Gianati Interview 06/05/2011 à 11:04 4380 visiteurs
Ce n’est pas une, mais deux nouvelles séries que Wilfrid Lupano met dans les bacs en ce milieu de printemps 2011 (L’Homme qui n’aimait pas les armes à feu et le Droit Chemin). Et si l’on rajoute le 2ème tome de l’Honneur des Tzarom, paru ces dernières semaines, c’est bien trois albums que l’auteur d’Alim le Tanneur propose à ses lecteurs. L’occasion était belle d’évoquer avec lui son métier de scénariste, ses aspirations et sa passion pour le cinéma.


Le premier tome de L'homme qui n’aimait pas les armes à feu paraît dix ans après le début des aventures de Little Big Joe. Le western vous manquait-il ?

Oui et non. Dans les deux cas, ce qui m’intéressait surtout, c’était de me moquer du western. J’aime bien ce genre pour son côté caricatural, le western au premier degré m’apparaissant aujourd’hui difficilement défendable. Il offre au scénariste un très bon terrain de jeu. Ça m’amusait d’y revenir.

C’est une histoire au ton résolument décalé dans laquelle on rencontre des américains, des mexicains, un anglais, une franco-russe et même un danois… Vouliez-vous créer un nouveau genre, celui du western cosmopolite ?

Je voulais surtout coller à la vérité. Les Américains ont utilisé le western pour se construire une mythologie fondatrice. Mais souvent, dans la façon dont ils l’ont traité, ils ont évacué, pour des raisons évidentes de nationalisme, le fait que tous les gens qui ont fait l’Ouest étaient des immigrés, les seuls autochtones aux États-Unis étant les Amérindiens. Il s’avère qu’à cette période, les États-Unis se construisent encore avec une forte immigration européenne, indienne, chinoise, et bien sûr mexicaine. Je suis tout simplement conforme aux statistiques de l’époque, fin du 19ème, début du 20ème siècle.

Byron Peck, même s’il n’aime pas les armes à feu, a un penchant pour le bâton de dynamite ! Dans ce premier tome pourtant, les armes à feu ne sont pas encore au centre du sujet…

Effectivement, les armes à feu ne sont pas encore au centre du sujet. Ce récit est complètement déconstruit. J’ai d’abord fait un premier tome dans lequel on rentre dans l’histoire par l’intermédiaire de plusieurs personnages en invitant à comprendre ce qui est en train de se tramer. À ce stade, on peut se demander pourquoi la série s’appelle L’homme qui n’aimait pas les armes à feu. Tout ça va se clarifier avec le temps. Quant à Byron, il n’aime pas trop les armes à feu mais comme il le dit lui-même, il faut bien qu’il s’adapte à son environnement. Dans l’Ouest américain de la fin du 19ème siècle, même en étant avocat, il vaut quand même mieux savoir un peu tirer.

Une question en mode pinaille : Certains lecteurs se sont demandés comment le chef mexicain, Manolo Cruz, connaissait le nom de l’héroïne alors que celle-ci ne le lui a pas révélé...

C’est tout simplement un test pour savoir si notre lectorat possède un esprit sagace ou si ce sont des imbéciles qui lisent un album sans même essayer de le comprendre. Je sais maintenant que les lecteurs de BDGest appartiennent à la première catégorie. (sourire)
Plus sérieusement, à l’écriture, je fais souvent 5-6 versions d’une même page et il m’arrive de faire du copier-coller d'une version à l'autre. Dans une de mes versions, le personnage de Margot de Garine s’était présentée et tout naturellement, quand Manolo Cruz lui répond, il le fait en répétant son nom. Dans la version finale, j’ai modifié la case où elle s’était déjà présentée alors que le dialogue est resté intact. C’est tout simplement un faux raccord, comme au cinéma.

On découvre dans cette série un nouveau venu en bande dessinée, Paul Salomone. Comment l’avez-vous rencontré ?

Ce sont les éditions Delcourt qui m’ont montré le book qu’il avait envoyé. J’ai une grande affection pour le style semi-réaliste, présent dans la plupart de mes séries, qui permet en bande dessinée de faire énormément de choses. J’aime beaucoup le trait très fin et élégant de Paul Salomone qui réalise, pour son premier album, un sacré boulot. C’est quelqu’un qui ne se trompe pas de chemin, qui se pose énormément de questions pour servir, au mieux, la narration, l’histoire. Il n’est jamais dans la démonstration, ne se sert pas du scénario pour démontrer l’étendue de son talent. Au contraire, il se met à son service pour obtenir le meilleur résultat possible. Il vaut mieux une histoire bien racontée que des dessins magnifiques qui ne racontent finalement pas grand-chose.

Vous avez l’habitude de travailler avec de jeunes dessinateurs (Paul Salomone, Virginie Augustin, Tanco…). Est-ce un concours de circonstances ou un vrai choix de votre part ?

Ce n’est absolument pas un choix. C’est juste un concours de circonstances, ce ne sera peut-être pas toujours ainsi. Cela demande, c’est vrai, plus de travail puisque les auteurs se posent beaucoup de questions au début de leur carrière. Je suis donc obligé de faire refaire, d’accompagner…

Peut-être plus de travail mais aussi plus de liberté que face à un dessinateur plus expérimenté qui souhaiterait imposer ses idées…

Oui… Je ne sais pas si ça passerait ainsi. Je suis en train de travailler avec Jean-Baptiste Andreae, qu’on ne peut pas qualifier de jeune auteur. Pourtant, ça se passe très bien avec lui. Je ne me pose jamais ce genre de questions. Quand je suis séduit par le travail d’un dessinateur, je lui propose un scénario, c’est tout. Je suis très fier de tous les dessinateurs avec qui j’ai pu travailler, même s’ils sont débutants pour certains. Si j’ai pu contribuer à faire reconnaître leur talent, j’en suis plus qu’honoré.

Dont Virginie Augustin, dont la carrière a été lancée grâce à Alim le Tanneur, votre premier succès…

Absolument. Cela a vraiment permis de faire connaître une auteure, et quelle auteure ! Virginie est une très grande dessinatrice. La même chose se reproduit actuellement avec de jeunes dessinateurs qui me contactent, et qui me donnent parfois envie de travailler avec eux. Quand leur travail est bon, je ne peux pas faire autrement que d’accepter.

A priori, aucun rapport entre l’histoire de L'homme qui n’aimait pas les armes à feu et celle du Droit chemin. Pourtant, on y rencontre également un jeune premier, amoureux transi, ainsi que deux personnages féminins complètement émancipées malgré l’époque. D’ailleurs, le mot est lâché par Marcel quand il traite Jeanne de féministe. L’êtes-vous aussi ?

J’aimerais bien savoir ce que le mot féministe signifie. (sourire) Il faut s’entendre de façon très précise sur ce terme. S’il s’agit d’être convaincu que l’homme et la femme sont égaux, alors oui, je le suis. Je le suis tellement que je pense que tout ça ne devrait pas faire tellement plus débats que cela. Il existe ensuite un ultra-féminisme qui laisserait sous-entendre que l’homme a tous les défauts et les femmes toutes les qualités, dont le but permettrait de racheter les fautes commises par les civilisations masculines, dominatrices depuis 2.500 ans, en disant par exemple, que les femmes au pouvoir éviteraient les guerres et les conflits. Ce genre de discours m’a toujours hérissé le poil, je trouve ça contre-productif. Quand j’écris, je n’ai pas de revendication féministe, j’essaie tout simplement d’introduire des personnages féminins intéressants, qui ont du relief, qui ne sont pas là simplement pour un potentiel érotique ou de séduction.
L’un des principes du Droit chemin, est de faire se croiser des personnages de fiction et d’autres, bien réels. Dans ce premier tome, les héros croisent Violette Morris, qui a vraiment existé. Ce personnage est extrêmement intéressant, haut en couleurs. Ça m’intéresse de rendre hommage à ce type d’individus. Enfin… Rendre hommage, dans le cas de Violette Morris, est un terme qui n’est pas très approprié car elle a très mal fini. Elle est devenue, gestapiste, collaboratrice, s’est livrée à la torture… Je voulais aussi montrer qu’à la fin des années 30 les femmes n’ont pas énormément de droits, sont plutôt au foyer, mais que ça n’est pas toujours la règle et qu’il existe déjà des personnages féminins qui viennent bouleverser un peu la donne. Qu’on le veuille ou non, Violette Morris en faisait partie, avant de basculer dans l’ultra nationalisme et la violence. Elle participait à des compétitions sportives contre les hommes, affichait sa bisexualité…

Comment avez-vous découvert ce personnage de Violette Morris ?

Je suis tombé sur Violette Morris en me documentant sur ce qui va être l’un des thèmes principaux de cette série, à savoir la façon dont se sont comportés quelques truands pendant la deuxième guerre mondiale. L’immense majorité d’entre eux a collaboré avec les nazis, car forcément, ils allaient là où il y avait de l’argent. Pourtant, une petite partie de la pègre a plutôt choisi le camp des résistants pour des raisons qui étaient souvent iconoclastes. Il y a toujours eu des truands dont la principale motivation est de « niquer le système ». Comme le système est représenté par la loi, par la police et donc, à l’époque, par l’envahisseur nazi, ils se faisaient un devoir de leur jouer le plus de tours possible. L’autre raison étant que lorsque les premiers réseaux de résistance ont commencé à se structurer, ils avaient besoin d’armes, de faux papiers, et en tant qu’honnêtes citoyens, ils n’avaient aucune idée de la façon de s’en procurer. Ils se sont donc tournés vers ceux qui savaient : les truands. En me documentant sur les rapports qui existaient entre la pègre et l’occupant, je suis tombé sur un portrait édifiant de Violette Morris, que j’ai creusé par la suite.

Vous remerciez au début de l’album Alphonse Boudard, grand adepte du langage populaire. Les dialogues, c’est quelque chose d’important pour vous en bande dessinée ?

Oui, en particulier sur cette série. Effectivement, je me fais plaisir à essayer de faire vivre une langue populaire et argotique. Alphonse Boudard est l’incarnation même du type de personnages que je développe dans le Droit chemin. Il est devenu délinquant et cambrioleur avant la guerre. Pendant la guerre, il s’est retrouvé un peu par hasard dans la résistance, a participé à la libération de Paris. Quand la guerre s’est terminée, il est retourné aux affaires courantes pour redevenir truand. Puis, il s’est retrouvé en prison et pendant son incarcération, il a eu une rencontre, presque mystique, avec la littérature. Il s’est rendu compte que même en ne parlant que l’argot ou la langue populaire, on pouvait quand même exprimer des idées. Il s’est donc mis à écrire dans sa cellule. Quand il est sorti, il a porté son manuscrit chez un éditeur qui a eu un véritable coup de cœur pour son travail. C’est l’un de mes auteurs préférés et l’un de mes maîtres en littérature.

Tout comme Audiard…

Oui. D’ailleurs, l’un des livres d’Alphonse Boudard, le Corbillard de Jules, a été adapté au cinéma et Audiard a travaillé comme dialoguiste sur ce film-là. C’est la même bande issue de la littérature de l’argot de l’après-guerre dont fait aussi partie Antoine Blondin.

Quelques mots sur les deux autres personnes créditées, Alexis Horellou et Olivier Béroud ?

Olivier Béroud est un ancien camarade de classe avec qui j’ai fait les 400 coups et à qui je souhaitais rendre hommage. Il ne manquait pas grand-chose pour qu’on sorte du « droit chemin », ce qu’on n’a finalement pas fait. (sourire) Alexis Horellou est quant à lui l’auteur du portrait de la Goule, en fin d’album. C’est un dessinateur de talent qui a réalisé notamment Lyz et ses cadavres exquis chez Petit à Petit.

Au-delà de l'attrait et du plaisir à vous attaquer à des genres distincts, avez-vous un genre préféré ?

Pas vraiment. Je ne m’intéresse pas au genre pour le genre. Si c’était le cas, je pense que j’aurais tendance à ne pas en sortir et de l’explorer à fond avant de passer à autre chose. Si je change à chaque nouveau projet, c’est parce que je pars toujours de ce que j’ai envie de dire, des propos que j’ai envie de développer. Une fois ceci déterminé, je choisis le genre qui me paraît le plus approprié. C’est un simple outil de travail. Chaque genre a ses intérêts et ses limites dont on peut parfois ne pas arriver à sortir si on n’y prend pas garde.

Entre votre passé d’ancien rôliste et votre passion pour les films des frères Coen, où trouvez-vous vos sources d’inspiration ?

J’adore les frères Coen pour leur démarche principale qui consiste à utiliser systématiquement des personnages anti-héros, porteurs de valeurs qui ne sont pas immédiatement positives. Il n’y a pas de surhomme, pas d’individu bourré de tellement de qualités qu’il en devient presque non-humain. J’aime bien, au contraire, les personnages un peu médiocres, fragiles, ridicules, que l’auteur parvient tout de même à rendre attachants. Les frères Coen y arrivent admirablement à chaque fois. J’ai l’impression que le grand public ne se rend pas compte à quel point il est difficile de faire un film avec un personnage comme celui de The Big Lebowski, O’Brother ou Fargo.
Aujourd’hui, mes sources d’inspiration sont plutôt mes lectures, la presse en général… J’essaie de trouver des angles d’attaque autour d’un sujet, la façon d’en parler vient tout seul.
Quant aux jeux de rôle, j’aimerais bien de temps en temps m’y remettre mais c’est quelque chose qui demande beaucoup d’investissement. Quand je jouais, je faisais ça avec énormément de sérieux et j’avais la chance d’avoir des partenaires qui en faisaient autant. Maintenant, ça nous prendrait trop de temps. Faire quelque chose de moins bien ne m’intéresse pas. D’autre part, quand je jouais, je n’étais pas scénariste. Désormais, après une journée de travail sur mes propres histoires, j’ai déjà du mal à pouvoir regarder un film. Au lieu de me divertir, je vais disséquer la structure du scénario, me demander pourquoi il y a eu telle scène à ce moment-là… Je préfère alors me mettre devant un documentaire ou un reportage, quelque chose qui parle d’un sujet sans être un roman.

Vous avez à votre actif de nombreuses séries en cours (L’honneur des Tzarom, L’homme qui n’aimais pas les armes à feu, le Droit Chemin…). Avez-vous encore la place pour de nouveaux projets ?

J’ai un projet avec Andreae qui sortira chez Vents d’Ouest. Je travaille également sur un petit livre, un one-shot étonnant, qui sortira chez Delcourt, dessiné là encore par un jeune auteur talentueux qui devrait faire parler de lui. Cette année devrait être principalement occupée par l’écriture des suites de mes séries en cours.
Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

Le droit chemin
1. Les enfants terribles

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