BDGest' : Comment passe-t-on de médecin ORL à auteur de bande dessinée ?
Charles Masson : Moi je dessine depuis que je suis tout petit, depuis que je suis tout petit je veu faire de la bande dessinée. J'ai appris à lire avec Tintin, je crois qu'un des tous premiers mots compliqués que j'ai lus c'était Casterman... Mais en terminale s'est posé le problème de l'orientation, comme ça marchait plutôt bien à l'école, et puis que j'aimais particulièrement les sciences naturelles, j'ai eu la vocation tardive pour la médecine. Pendant mes études de médecine, j'ai arrêté de dessiner pendant... la première année c'est sûr, j'ai recommencé en deuxième année. En quatrième année j'ai redoublé volontairement et pendant un an j'ai fait de la publicité, pour être sûr de ne pas avoir loupé quelque chose de ma vie, mais je me suis rendu compte que le fait de travailler sur commande ne me convenait pas du tout. J'ai des problèmes avec l'autorité ! Donc j'ai passé ma spécialité en ORL et en chirurgie et je me suis rendu compte à peu près au milieu de mon internat qu'après 8 ans de médecine, il fallait que j'arrête de chercher des scénarios, que ces scénarios je les avais sous les yeux... J'ai acquis des quantités de scénarios, j'ai vécu des quantités de trucs et là je me suis mis à raconter plutôt des histoires insolites. D'abord assez cyniques, mais je mélangeais toujours un peu de fiction et puis pour Soupe Froide ça m'est venu brutalement, comme un cri. C'est quelque chose que j'ai vécu et qui m'a énormément choqué. J'ai mis deux ans pour écrire le scénario. Enfin, le scénario existait, mais il fallait que je le rende intéressant. Le tout n'est pas forcément d'avoir une histoire, il faut qu'il y ait un début, un milieu, une fin, je suis très traditionnel dans ma façon de raconter une histoire... Sinon ça tourne pas, on a comme lecteurs que des types qui sont des adeptes de la bande dessinée. Je préfère raconter des histoires que tout le monde soit capable de lire. Mes histoires sont dures au niveau du thème, mais faciles à comprendre, le but est que tout le monde puisse les lire pour ensuite amener une réflexion. L'histoire de Soupe Froide je l'ai vécue, j'ai mis deux ans à écrire le scénario puis j'ai réalisé très vite la bande dessinée. Bonne santé c'est un peu pareil, ce sont des histoires que j'ai vécues lorsque j'étais interne et assistant, et je les ai écrites deux ans après avoir fini mon internat.
BDGest' : Les histoires ne sont pas vues du point de vue d'un interne...
Charles Masson : Le principe c'était de me mettre dans la peau de plusieurs personnages. Une fois c'est un interne, une fois c'est un assistant... Le chef de service, je voulais le rendre humain en fait. On tombe sur des types qui sont complètement blindés, et je voulais enlever le vernis, on le voit il est humain. Il s'est planté, il ne l'accepte pas vraiment, il va se trouver des excuses pour continuer à bosser, tout simplement. Pour ne pas arrêter d'opérer pendant six mois. Le principe c'est qu'il a eu un échec terrible, et il va travailler pour s'en sortir. Comment est-ce qu'on peut faire, nous soignants, pour gérer un problème aussi énorme que la mort d'un patient. Le problème n'est pas encore géré, on sait très bien qu'il va passer du temps et du temps à y penser, on y pense tous les matins toutes les nuits aux échecs, les réussites on les oublie... Mais c'est vrai qu'il y a un moment dur à passer au moment des échecs, et je voulais montrer comment il le passe.
BDGest' : Bonne santé est un album très difficile à résumer, si on veut donner envie de le lire. "Un interne qui passe souhaiter la bonne année à des patients dont il sait qu'ils ne verront pas la suivante" ce n'est pas d'une gaîté folle ...
Charles Masson : Je ne suis pas la meilleure personne qui puisse vendre mon bouquin. D'une part je l'ai fait, et je me rends compte que finalement j'y ai mis ce que je voulais, puisque les questions que me posent les journalistes et le public correspondent à ce qui m'intéresse vraiment dans ma vie et dans mon activité, mais j'ai du mal à résumer. C'est la vie-l'amour-la mort... Je ne suis pas doué pour ça, je ne saurais pas comment le résumer. Ce sont des tranches de vie, des shortcuts d'un type qui traîne dans un service de cancérologie... J'essaye de montrer l'humanité de chacun. Je suis assez choqué, dans le cinéma en général, par la notion de manichéisme. Dans la vie, des vrais cons, je n'en connais pas. Dans certaines situations, même des types que j'aurais appelé des cons sont sensationnels. Mon vrai bonheur sur ce thème, c'est de rencontrer des gens qui au premier abord, d'entrée de jeu, son abjects, puis en fait on se rend compte que derrière c'est tout fragile. Une fois qu'on les a rencontrés, qu'on a compris leur fragilité, on sait qu'ils ne font jamais deux fois le même jeu, une fois passée la protection on est directement dans des contacts normaux.
BDGest' : A propos de Soupe Froide ou de Bonne Santé, on peut presque parler d'autobiographie...
Charles Masson : Le premier, je n'avais pas prévu d'être dedans, avec la famille tout ça... Et puis finalement ça s'est imposé au fil du temps. Je n'ai aucun découpage pré-établi, lorsque je commence une histoire je ne sais jamais combien de pages je vais faire. Même sur les nouvelles : je ne savais pas si je faisais 15 pages, 20 pages ou 45 pages. Et au fur et à mesure je me laisse le choix de pouvoir découper mon histoire, c'est un vrai bonheur. C'est presque de l'écriture automatique... Puis après je fais mon découpage planche par planche. Il y a des choses que j'avais prévues au début qui disparaissent, toujours deux-trois idées... Dans Soupe Froide par exemple il y avait quelque chose qui m'excitait profondément, c'était la rencontre avec Dieu. Ca se passait dans une église. Puis j'ai trouvé que pieds nus dans la neige, c'était pas mal... Il y a certaines scènes que j'ai tournées comme un western, notamment lorsqu'on voit le type arriver devant son médecin... C'est vachement marrant de faire des scènes complètement décalées genre aventure, avec une narration très lente, et finalement ça marche. Et personne ne me dit "c'est un western" alors que je l'ai monté comme tel. Pour le second, Bonne Santé, je me remettais à dessiner, parce que j'avais arrêté après Soupe Froide. Je me remettais à dessiner et c'était comme un intermédiaire entre le précédent et ce que je voulais faire. La deuxième histoire par exemple, avec le prof, ça a été un moment de plaisir. Je voulais en fait que le type soit à poil du début à la fin de son histoire, je savais à peu près comment l'histoire allait se passer, je voulais faire cet espèce de huis-clos dans cette pièce très sombre, le truc qu'on a tous vécu, on a envie de faire l'amour mais là on discute, le mec se lève, il fume sa cigarette... Ca m'amuse de le faire, et je pense que ça a rarement été fait, parce que je trouve ça tellement vrai. C'était une contrainte matérielle parce que c'est chiant de travailler dans une pièce, alors je les fais sortir sur le balcon, après j'ai eu l'idée du type qui met ses chaussures, enfin on l'a tous fait, on a pas les chaussures qu'on veut, on va prendre celles de mademoiselle qui sont plus petites. Il y avait la carapace aussi...
BDGest' : La Carapace c'est vraiment un coup de gueule contre ce langage...
Charles Masson : Oui c'est ce qu'on appelle le langage de carabins. Je dénonce mais ceci dit je l'ai ce langage... On ne se connait pas assez pour que je parle comme ça, mais je parle comme un charettier quand il faut, il y a des moments où je suis super vulgaire, quand c'est parti c'est parti. Quand je me mets en colère je ne ménage pas mes insultes. J'essaye de comprendre pourquoi je me mets dans ces états-là, et c'est vrai que là elle m'amuse la narration, là je balade le lecteur et je change de style, du moins de graphisme, chaque période, chaque moment a son style.
BDGest' : Ce moment avec l'interne..
Charles Masson : Ouais je sais ouais, c'est super lourd ! C'est un bizuthage au quotidien, le bloc opératoire, c'est un compagnonnage rude, un truc d'hommes. Dans les cuisines c'est la même chose, les gens qui sont cuistots ils ont la même chose à la cuisine. Là c'est super lourd, mais c'est vrai qu'au niveau du style je ne pouvais pas le raconter avec mon dessin à moi. Donc là j'ai essayé de retrouver justement le style que j'avais lorsque j'étais étudiant en médecine, je faisais des dessins dans les ronéos, des histoires super lourdes à la Vuillemin ou pire, j'avais ce style un peu dégueulasse avec les mecs un peu gros, gros nez, tout ça... Ca m'a servi, mais ça ne m'a pas plus amusé que ça. C'était un petit peu une corvée de le faire, de revenir à ce style, mais je savais que je n'avais pas d'autre moyen de raconter cette histoire.
BDGest' : Il y a effectivement baucoup de changements de styles sur l'album.
Charles Masson : Oui, et des fois c'est volontaire, des fois ça ne l'est pas. Notamment quand il partent à un moment en Provence, quand ils partent dans les rêves... J'aime beaucoup Burton, et s'il y a un film de lui que j'ai adoré c'est Big Fish, où on ne sait jmais où est la réalité, et on se rend compte qu'en fait la moitié du film on était dans le rêve. Enfin, on était pas dans le rêve, on était dans la narration. Le champ de jonquilles quand elle ouvre sa fenêtre...
BDGest' : Effectivement, à la fin de Soupe Froide et de Bonne Santé on se sent un peu comme à la fin de Big Fish. On pleure, et on se sent mal, coupable. Ca existe, et on n'y peut rien, et on ne fait rien...
Charles Masson : Soupe Froide oui. Mais dans Bonne Santé il n'y a pas de message "social". La dernière histoire est triste, je le sais. A un moment j'ai voulu l'enlever, je me suis dit "tu fais sauter la dernière", moi j'en pleure encore... Mais c'est pas du pathos, c'est parce que je l'ai vécu. Un peu comme à la fin de Billy Eliott, quand il danse sur le lac des Cygnes et qu'il saute, c'est de l'émotion pure. C'est pas triste ! Et je me suis rendu compte qu'en lisant mon histoire, que j'avais écrite moi, j'avais cette émotion. Si on n'y met pas quelque chose de merveilleux, la vie est quelque chose d'assez banal, je me suis rendu compte que j'avais trouvé quelque chose dans cette vie qui était monstrueusement magnifique.
BDGest' : D'où vient cette alternance entre textes et images ?
Charles Masson : Dans cet album, j'ai essayé de me débrouiller pour que ça se passe le moins de temps possible à l'hôpital. Ce tour dans le service, il était clair qu'il [u]devait[/u] se passer dans le service, et qu'il ne pourrait jamais en sortir. Mais on s'est rendu compte que ça ferait quelque chose de vraiment lourd, et le fait de mettre du texte permettait de couper un peu ça.
BDGest' : D'un autre côté, le texte est encore pire que la bande dessinée ! Il prend plus à la gorge... Le dessin, au moins, on l'a en face, on peut moins l'imaginer.
Charles Masson : Il y a des choses, oui... Dans mon rythme de narration, il y a des temps que je rajoute. Je dessine très très vite, et du coup je me retrouve au bout de deux ou trois jours avec une histoire complète. Et quand je me rends compte notamment que l'hisoire est trop intense, insupportable à la lecture, c'est vrai qu'il m'arrive d'ajouter au milieu des planches de repos : on se calme deux minutes, on regarde les oiseaux chanter, et après on reprend. C'est vrai que mes textes sont bruts. Alors normalement, ils n'étaient pas sous cette forme-là, c'étaient des réponses de patients, c'était plus distrayant, mais là c'est la partie très brute de la pensée du mec qui porte sa croix...
BDGest' : Certaines histoires, sous couvert d'humour, sont absolument horribles. Cette vieille dame entre autres, que son mari a vue en rêve en train de le tromper...
Charles Masson : Ah oui, c'est rigolo ça.
BDGest' : Oui, enfin, jusqu'à un certain point !
Charles Masson : Non, c'est terrible, on est d'accord. Mais des choses comme ça, on est obligé d'en rire. Si on ne peut pas rire d'un certaine nombre de trucs, on se suicide tous les jours. Pauvre dame, on est d'accord. Mais les gens ne sont pas là pour avoir notre pitié, ils sont là pour avoir notre tendresse. Et l'humour est un bon moyen d'arriver à la tendresse. Mais surtout, jamais de pitié. La pitié n'est pas un bon moteur de la relation humaine. Et le rire libère, dans des situations qui sont trop grosses. Dans les enterrements, fatalement, il y a des types qui éclatent de rire alors que ce n'est pas du tout prévu... Dans des moments de tension majeure, il y a un petit truc qui sort et voilà. C'est comme la carapace. De temps en temps, il faut décharger toute la misère qu'on emmagasine.
BDGest' : Avez-vous un projet d'album qui se profile ?
Charles Masson : On vient de m'en refuser un. J'avais envie d'être un peu plus futile, les deux premiers n'ont pas été très drôles, mais maintenant je ne suis plus dans cette ambiance, et je voulais raconter des histoires un peu plus futiles, mais ça ne marche pas terrible... Je vais continuer parce que ça me plaît, mais je ne suis pas persuadé que ça plaise à beaucoup de gens. Et puis à terme si je veux refaire un livre sérieux, je pense que ce sera plutôt sur le sujet de l'immigration clandestine, mais j'attends que ça vienne. Je commence à avoir deux-trois petites idées, mais dans ma façon de raconter les histoires, il faut que j'attende beaucoup. Là Bonne Santé ça s'est fait en deux ans, et après tout était réglé... Quand j'aurai un coup de blues, ou un coup de tête, quand j'aurai envie en fait...
BDGest' : Pas grand chose à voir avec les précédents, donc.
Charles Masson : Non, je ne veux surtout pas m'enfermer dedans. Je ne veux pas partir dans des trucs biographiques. Il y aura toujours un "caractère Charles Masson", je pense que j'ai une manière à moi de voir les gens, de raconter leurs histoires, mais je n'ai pas du tout envie de continuer dans la même voie.
BDGest' : La couverture de Bonne Santé est frappante, elle donne envie de lire le livre, ou tout du moins de le feuilleter, mais elle n'a cependant que peu de rapports avec ce qui est à l'intérieur.
Charles Masson : Initialement, la couverture était la page 17, cet homme entre ciel et terre. Mais en fait, au niveau de la perspective, quand on enlève tout autour, ça ne marche pas du tout, on a l'impression qu'il tombe... Et je ne suis jamais arrivé de nouveau à le dessiner. Du coup j'ai proposé un certain nombre d'autres couvertures, mais je bloquais sur cette histoire de marelle, je n'arrivais pas à la dessiner. Et finalement, on s'est dit pourquoi ne pas mette la fille, c'est la première fois qu'ily a une femme en couverture de la collection Encrages, et graphiquement ça a plu à tout le monde. Après, c'est moins en rapport que s'il y avait eu la marelle, mais la marelle, même si moi je comprenais l'allusion, je ne suis pas sûr que tout le monde aurait compris. Du coup, ça fait peut-être un peu racoleur... Mais bon, au moins, elle n'a pas les jambes écartées !