L’histoire elle-même. Dès le jour où je l’ai apprise, elle m’a fasciné. Mais des événements « forts » ne font pas forcément de bons livres. La gestation a duré une dizaine d’années, jusqu’au jour où j’ai commencé à penser l’histoire depuis la perspective de Sylvia. À partir de ce moment-là, l’Histoire est passée au deuxième plan.
Pourquoi un tel titre ? C’est pour tromper « l’ennemi » ?
Le sens exact du titre est expliqué à la page 44 du livre. Mais sa raison d’être n’est pas de brouiller les pistes, sinon qu’il correspond à ce que je raconte : une histoire d’amour. Qui tourne mal. Car, pour Sylvia, jusqu’au 20 août 1940, à cinq heures de l’après-midi (tiens, ça rappelle Lorca !), il s’agissait bien d’une idylle. Quelque peu accidentée, mais on sait bien que les conflits ne font qu’enflammer la passion.
Quelle est votre technique de travail ?
Le story-board, les crayonnages… comme tout le monde. Par contre, je dessine chaque vignette séparément, et elles sont de tailles variables. Elles peuvent atteindre 28x50 cm (ce sont) les limites que m’impose mon scanner). J’ai besoin de ces dimensions-là car j’affectionne les gestes larges, mais aussi parce que j’encre avec des roseaux, que je cueille lors de mes ballades autour de Barcelone. Bien que je les taille moi-même, ce n’est pas pour ça qu’ils sont moins sauvages et imprévisibles. J’aime l’angoisse que procure le bois indompté ! L’éditeur me fournit des bleus (enfin, ce sont plutôt des noirs, à 100%) en A3, ce qui me permet de peindre avec des acryliques, et de ne pas me préoccuper si je couvre les traits ou pas.
Le choix des couleurs est étonnant, tantôt lumineuses, tantôt monochromes mais toujours sourdes, pourquoi ?
Au contraire de ce que l’on pense, je ne travaille jamais à l’aquarelle. Pour Le roi invisible , c’était de la peinture épaisse, sans une seule goutte d’eau, que de la matière – c’est le sujet qui l’exigeait ! Ici, l’histoire est ambiguë, et les couleurs le reflètent. Elles sont parfois lumineuses (aussi fallacieuses que la narration), en d’autres occasions, les nuances dominantes deviennent inquiétantes (comme dans la séquence du thé au jardin de Trotsky).
Le contexte historique est vrai, les personnages ont existé. Cependant, on ne peut ignorer la part romancée du récit. Quelle est cette part d’imaginaire justement ? Comment vous êtes-vous approprié le personnage de Sylvia ?
Ramón jouait un jeu précis, il devait être perfide ; le ciselage de ce genre de personnage demande surtout de la technique. Et cependant… par moments, il m’échappe : je ne sais plus s’il joue ou s’il pense et ressent ce qu’il dit. Sincèrement. Je l’accepte, car c’est bien ainsi que je l’imagine. Quant à Sylvia, personne n’en sait rien, et pourtant les auteurs successifs se sont acharnés sur elle. Ils en ont fait soit une lavette ou une écervelée, soit une hystérique (Romy Schneider dans le film de Losey). J’ai lu les dépositions de Sylvia lors du procès à Mexico, et j’ai accroché toutes ses photos disponibles au-dessus de ma table de travail. Je ne cherchais pas à atteindre une ressemblance physique, mais à reconstruire une personne à partir de ses trais et de son discours. Et puis, à un moment donné, elle est devenue mon personnage, on était intimes. Je n’avais pas besoin de partager ses goûts ou ses opinions, mais je la connaissais comme s’il s’agissait de ma propre sœur.
Shakespeare fait dire à Hamlet ces quelques mots d’une simplicité déroutante : " Mais le reste est silence. " Car Hamlet avait déjà tout dit. Vous terminez votre album par cette citation pour les mêmes raisons ?
Oui et non. C’est vrai que tout est dit. On peut fermer le livre après avoir lu la BD, et faire fi des explications historiques, de la mise en lumière de la trame réelle. Il y a une histoire, un drame, pour Ramón (qui sacrifie toute sa vie, et une personnalité remarquable, en un seul et unique geste assassin), et d’autant plus pour Sylvia (l’homme qu’elle admire est assassiné, son amour par la même occasion, et l’homme qu’elle aime… c’est pire que s’il était mort). Mais la phrase fait référence aussi au long silence qui a suivi le drame que je viens de décrire. Même aujourd’hui, même dans les chroniques qui parlent de mon livre, on prend le raccourci qui consiste à charger Sylvia de ce qu’elle n’avait pas fait : introduire le « loup dans la bergerie », comme disait un journaliste.
Si on trouve de la justesse historique et idéologique à ce que j’ai écrit , à ce que je soutiens, c’est que j’aurais bien fait mon travail. Mais le livre ne sera réussi que si l’on ressent le drame de cette personne, cette figurante dans un évènement.