Les récits de pirates foisonnent actuellement dans les bacs (Long John Silver, le Diable des Sept mers…). Qu’est-ce qui vous a donné envie d’en écrire une de plus ?
Tout d’abord, je ne l’ai pas écrit puisqu’il s’agit d’un roman de Mac Orlan. Ensuite, ce ne sont pas les pirates qui m’ont intéressé, mais le livre de Mac Orlan, son écriture, son style, la manière dont il parle des hommes. Ça aurait pu se passer à cheval dans les plaines, dans la préhistoire, avant qu’il ne meure en 1970… j’ai été finalement très surpris de dessiner des tricornes et des bateaux. J’exagère un peu puisque je savais très bien qu’il s’agissait d’une version un peu noire de l’Ile au Trésor. Je ne pensais, au départ, pas du tout à l’adapter, en raison du format, mais aussi car il y a très peu d’action, très peu de dialogues. Mais c’est justement ça qui me plaisait. Je voyais très bien comment il parlait des hommes, sachant qu’il n’a jamais été pirate. Mais j’imaginais bien ce qu’il avait vécu dans les années 1914-1915 dans les tranchées, les hommes entre eux, la mort omniprésente, l’absence de femmes… tout ce qu’on retrouve dans ce roman-là. Ce sont ces événements qui sont mis en valeur dans cette histoire de pirates. C’est cette vision de l’humanité qui m’a intéressé. Il a donc fallu que je me documente énormément, chose que je n’avais jamais faite pour de la bande dessinée. Franchement, je n’ai pas lu les autres bandes dessinées sur les pirates qui ont été faites. La plupart sont fantastiques, ce qui n’est pas trop ma tasse de thé, même si on en retrouve une pointe chez Mac Orlan, mais plus sous la forme de superstition. Un peu comme en colonie de vacances quand on se raconte des histoires pour se faire peur. On est, par exemple, à mille lieux de Pirates des Caraïbes.
Il y a finalement très peu de scènes de batailles, très peu d’abordages…
C’est ça qui m’a plu. Le style hollywoodien avec les beaux duels, les jabots, les gens qui tombent à l’eau et qui en ressortent secs, ça ne m’aurait pas intéressé. Ce qui me plaît, c’est la saleté, la noirceur, la misère, le scorbut… tout ce qui pouvait être un peu réel finalement. C’est pour moi enfin une vérité sur l’existence des marins. Ça aurait pu être celle de la marine de commerce ou de la marine de guerre.
Une autre particularité est l’absence de nom pour le héros…
Ça se comprend déjà dès le titre du bouquin, puisqu’il porte le nom du bateau. On ne peut pas dire que le bateau est le héros mais c’est le véhicule central. C’est un peu comme si le théâtre était plus important que les comédiens. C’est la scène où les choses vont se dérouler. Sur la couverture, je n’ai donc mis aucun personnage. Le maquettiste avait commencé à mettre des bonhommes dessus. Je lui ai dit : « Soit ils y sont tous, soit il n’y en a pas. » Même le petit personnage central ne peut être qualifié de héros puisqu’il n’intervient pas dans l’histoire, hormis le crime qu’il commet au début qui fait qu’il se trouve embarqué chez les pirates. C’est le seul moteur dans le récit pour lui, pour le reste, il est juste témoin, comme on le serait sur le trottoir d’un accident. A aucun moment il n’a un rôle décisif. Personne ne l’appelle jamais, il n’a aucun nom, il ne s’appelle même pas lui-même. Je trouve ça formidable, c’est comme ça dans le roman de Mac Orlan. C’est finalement assez expérimental, audacieux. C’est comme ça que les classiques existent. Au début, on trouve ça choquant. Puis, quand on est habitué, on dit « Mais non, c’est un classique ! ». Dans le roman de Mac Orlan, jamais le mot « pirate » n’apparaît une seule fois, jamais ! D’abord car ils parlent d’eux-mêmes en disant « les frères de la côte », « les gentilhommes de fortune ». Évidemment, personne ne cherche à mal se considérer en parlant de soi-même ou du milieu dans lequel il vit. Moi, je ne me sers qu’une fois du terme en parlant de « pirate des cœurs ». Je ne l’utilise donc pas pour parler de piraterie mais pour parler de quelqu’un qui vole le cœur des femmes. C’était une manière amusante pour moi de faire référence à ça.
Vous remerciez Cromwell en préface, avec lequel vous avez travaillé pour votre premier album, Le Bal de la Sueur. Comment est-il intervenu dans celui-ci ?
Je remercie pas mal de monde dans cet album et il n’est qu’un parmi ceux-là. Il y a d’abord une liste de gens qui m’ont directement aidé, dont l’influence a été décisive dans mon travail : le commandant du Belem qui m’a inspiré la silhouette du Capitaine, qui n’était pas du tout comme ça avant que je monte sur le bateau et que je voyage un peu avec eux. Je n’ai pas cherché à faire son portrait exact mais je me suis inspiré de sa stature, de son calme, la façon dont il en impose, sa position qui rassure tout le monde juste parce qu’il ne dit rien. Je remercie aussi Pellerin qui m’a aidé pour une image simplement, mais qui était importante pour moi : Brest, pour montrer le port tel qu'il était avant. Il m’a trouvé d'incroyables documents. En seconde main, je remercie tous les amis qui m’ont soutenu dans ce travail, qui m’ont encouragé. Cromwell fait partie de ceux-là, à ce titre-là uniquement. Après, il est vrai que j’ai tout une histoire avec lui, on a fait trois albums ensemble, on se voyait plus qu'on ne voyait nos femmes. On a encore fait ensemble une affiche pour un concert de rock qui aura lieu au mois d’avril. C’est un vieux frère de dessin, je pourrais le remercier pour tous les livres, ou pour aucun. Il est en moi, je suis en lui. On a appris ensemble, on a bossé dans le dessin animé tous les deux. On a mélangé nos dessins, on s’est volés l’un l’autre pour s’améliorer.
Vous avez ouvert une nouvelle collection chez Soleil ("Noctambule"), dont vous êtes pour l’instant le seul pensionnaire. L’a-t-on créé spécialement pour vous ?
Non. C’est Clothilde Vu, directrice artistique chez Soleil qui m’a présenté ce projet de collection de romans graphiques avec l’idée d’adaptations littéraires mais ce n’est pas forcément que ça. Si des projets correspondent à la dimension « roman graphique », ils peuvent rentrer dans le cadre de cette collection-là. C’est elle qui a démarché les auteurs. J’ai été probablement l’un des premiers à être démarché. Je venais, un mois avant, de recevoir le même mail de chez Delcourt, pour "Ex-Libris", et j’avais dit non car je ne voyais pas vraiment l’intérêt de faire une adaptation. Je trouvais que ça commençait à faire beaucoup avec cette mode venue des éditeurs. La même chose se voit aussi au cinéma où l’on resuce des choses déjà vues. De plus, le format que me proposait Delcourt ne m’intéressait pas. Quand j’ai reçu le même type de demande de la part de Clotilde, je n’étais pas plus intéressé. Je lui ai dit : « Pourquoi un Moby Dick de plus, pourquoi une Ile au Trésor de plus, pourquoi un Don Quichotte de plus ? ». Je n’étais pas motivé du tout. Par contre, son idée de format, de collection, était beaucoup plus excitante pour moi. Mettre un roman dans un format classique, comme le proposait Delcourt, ça voulait dire le séquencer par petits bouts, alors qu’un roman, on l’a en entier, pas en feuilleton. C’est idiot car on est obligés de fabriquer des fins pendant trois ou quatre volumes pour quelque chose qui va s’étaler sur cinq ans. Non, je voulais un livre où les gens puissent commencer et terminer le roman. Le format de Soleil m’intéressait aussi car c’est plus agréable de bosser en trois bandeaux plutôt qu’en quatre car les pages vont plus vite à faire, la composition est plus naturelle au niveau de l’harmonisation, de l’équilibre des dessins, de la couleur. On a l’impression de tenir en main un récit plus complet, on a l’espace, je suis libre, possède une plus belle marge pour m’exprimer plutôt que dans un 46 ou un 54 planches. C’est toujours fatigant de concevoir des bandes dessinées en pensant d’abord à la dimension du contenant plutôt qu’à la qualité du contenu.
Maintenant que vous y avez goûté, avez-vous envie de continuer sur ce genre de format ?
Cette collection-là est jolie mais il existe déjà beaucoup de livres chez d’autres éditeurs dans ce genre de format, ne serait-ce que Futuropolis. Ce n’est plus une révolution et c’est très bien puisque les gens sont désormais habitués. Mon nouveau livre est sorti au mois de mars, aux éditions de La Gouttière, dans un petit format du style BD-jeunesse (La Carotte aux Etoiles). On n’est donc pas non plus dans un format classique. Il possède un dos toilé, c’est un très bel objet. C’est assez loin de Mac Orlan même si c’est quand même assez noir, mais un tout autre domaine graphique. Le scénario est de Régis Lejonc, un célèbre auteur et illustrateur de livres jeunesse. Il m’a proposé une histoire, je l’ai fait patienter longtemps car j’étais déjà engagé sur l’Etoile Matutine et sur d’autres projets. J’ai aussi signé une adaptation pour cette même collection, Noctambule. C’est surtout avec l’idée de roman que je suis embêté avec le format des albums de Spirou. J’adore Spirou et j’ai longtemps fait des albums comme ça, j’en referai sans doute. Simplement, quand on rentre dans un format roman graphique, ça m’embête qu’il soit aussi épais et aussi cher que les autres. J’aime bien l’idée qu’on puisse le trimbaler dans le métro ou dans le train comme un vrai roman.
Vous avez réalisé finalement très peu d’albums en solo, Myrtil Fauvette et A bord de l’Etoile Matutine. Le succès de ce dernier vous donne-t-il envie de recommencer ?
Je suis curieux de tout. Je suis un auteur qui n’est pas forcément facile à suivre pour le public. Entre l’Etoile Matutine et le livre jeunesse, il y a quand même un écart graphique assez important. Seuls peut-être les journalistes, les libraires ou le public averti peut faire le lien. En réalité, le grand public ne sait jamais où me trouver, ce qui a un côté perturbant. J’aime bien tous les types de livres. J’ai fait des albums jeunesse, des illustrés, de la BD d’humour, de la BD muette, des albums chez Rackham, des albums plus classiques chez Glénat et chez les Humanos. J’ai changé plein de fois de maison d’édition, j’en changerai encore. Je suis extrêmement volage, et pas forcément facile à suivre. J’ai vraiment un goût pour toutes les formes de livres, partout où je peux m’exprimer, où je peux me faire du bien dans la tête en changeant de graphisme ou d’histoire, je le fais. Ma relation avec le scénario est assez compliquée car il est vrai que Myrtil Fauvette est la seule série que je signe entièrement. Pour l’Etoile Matutine, il y a Mac Orlan au départ. J’ai aussi eu des collaborations avec des scénaristes mais dans la plupart des cas, je ne suis jamais très satisfait des scénarios. Je suis plutôt du type "emmerdeur" avec les scénaristes et ils me trouvent aussi pénible. Ils me le rendent bien mais c’est normal. Du coup, je ne suis pas vraiment un scénariste, même si j’en écris de temps en temps. Je suis beaucoup plus à l’aise avec le dessin. Avec Myrtil Fauvette, j'ai fait les deux, dans la joie et de la douleur à la fois, sans vraiment être sûr que ça rencontre son public. En revanche, lorsque la rencontre s'est faite, les avis étaient très très bons. Du coup, j’ai eu un peu peur de redémarrer des scénarios venant de moi-même, en partant de rien. Faire une adaptation me donne au moins une structure, une matière que je peux manipuler pour y mettre ma vision des choses, entrer dans la peau de Mac Orlan. C’est un très bon compromis car je n’ai pas l’angoisse de la feuille blanche. Et si l’histoire du romancier m’habite, j’en prends possession, et je fais ma musique par-dessus. Je n’ai jamais trouvé un scénariste me proposant quelque chose qui me fasse dire « Waouh ! Ok ! Je m’assois et je dessine. » Ce n’est pas évident de trouver de belles collaborations, surtout en bande dessinée. Edith, ma femme, et Corcal forment un très beau couple d’auteurs. Il faudrait peut-être que j’assume plus le travail d’écriture.