Comment fait-on pour s’approprier une histoire aussi intime, et pour trouver et reconnaitre celui qui saura mettre en dessin son histoire ?
Virginie Cady: La seule règle en la matière, c’est qu’il faut avoir le coup de foudre pour un dessin, une sensibilité, un tempérament artistique. Il faut se reconnaître en l’autre. Partager une communauté de pensée, de désirs quant au projet. Cela implique beaucoup de patience et d’être bien entouré. Heureusement, j’ai eu la chance d’avoir, en les personnes de Luc Brunschwig et de Sébastien Gnaedig, un soutien sans faille. Luc a remué ciel et terre pour trouver la perle rare et c’est à lui que nous devons, Marc-Renier et moi, notre rencontre.
Il faut aussi pouvoir accepter de « lâcher prise », de laisser l’autre s’immerger dans le récit et se l’approprier. Et là encore, Luc a joué un rôle important en m’incitant à une distance objective avec « mon » histoire qui n’était plus tout à fait la mienne dès lors qu’elle devenait un livre.
L’imagination, le rêve, la lecture, la fantaisie sont ils réellement des exutoires à la peur, au désespoir ? Pensez-vous que les livres puissent être des amis ?
V. C: Tous les enfants, je pense, utilisent l’imagination pour apprivoiser le monde. Pour en tester les limites, peut-être. Je me souviens aussi d’un ancien déporté qui racontait comment il faisait taire la faim en se remémorant avec délectation le hachis parmentier de sa mère. Il pouvait presque en sentir la texture sur la langue tant il avait rendu le souvenir de ce plat vivace. Alors oui, je suis persuadée que l’imagination est une arme contre le malheur. Parce qu’elle permet de se représenter un autre univers, d’autres « possibles » , des issues à des situations invivables. Tant que l’on garde ce pouvoir-là en soi, tant que l’on est capable de se projeter « ailleurs », l’espoir continue d’exister.
Quant aux livres, si j’ai appris à lire et à écrire presque seule et si jeune (entre trois ans et demi et quatre ans), c’est parce que je sentais qu’ils pouvaient justement me transporter dans cet « ailleurs ». Non seulement ils nourrissaient mon imaginaire mais ils me permettaient également de trouver des réponses là où les adultes restaient muets.
Pourquoi avoir choisi cette couverture ?
V. C: Parce qu’elle est très simple mais qu’elle en dit beaucoup. Elle ne comporte que des éléments du quotidien : une table, des couverts, une nappe, quelques jouets qui traînent… Rien que de très ordinaire. Même la petite fille, dans un premier temps, n’évoque rien de tragique. Elle est juste cachée, comme pour un jeu d’enfant. Mais si l’on prend garde à ce qu’elle exprime, on discerne à la fois de l’inquiétude dans le dessin de la bouche et de l’étonnement dans celui des yeux. Et puis, il y a aussi la tension du corps vers l’avant, comme si elle ne demandait qu’à sortir de sa cachette. Comme si elle acceptait, encore pour un temps, d’être une enfant cachée avant de sortir en pleine lumière.
« Elle » est présente à toutes les pages et pourtant très peu de signes d’elle. Comment fait-on « vivre » une absente, tant par le texte que par le dessin ?
A vrai dire, j’ai longtemps cherché la forme et la structure de ce premier tome. Car, effectivement, ce livre parle non seulement du quotidien particulier de cette petite fille mais aussi d’une absence. Et, pour la rendre « vibrante », il fallait que cette absence reste… absente… J’ai donc décidé de plonger le lecteur à la place de l’héroïne. C’est sans doute un procédé compliqué et risqué qui implique, sans doute, de se couper d’une partie du lectorat mais je ne pouvais pas faire autrement. La petite fille vit dans un monde lent, confus, mystérieux. Elle est entourée de non-dits, de silences gênés et inquiétants. Et il fallait que je fasse ressentir au lecteur tout cela. J’ai essayé d’être plus « didactique », plus «
dynamique », mais ça ne fonctionnait pas. Le résultat était qu’on obtenait un récit bien trop misérabiliste. Or, cette petite fille n’est pas « malheureuse » au sens où les adultes l’entendent. Elle est dans l’angoisse parce qu’elle ne comprend pas ce que l’on attend d’elle. Elle sait que sa position a quelque chose d’anormal sans bien comprendre en quoi réside cette « anormalité ». Il fallait donc « superposer les couches » entre la voix de l’enfant, celle de la narratrice et celle des adultes. Il fallait dérouter le lecteur comme la petite fille avait été déroutée. Il fallait le forcer à « lire les signes » comme la petite avait été contrainte de le faire pour trouver du sens à son environnement. Clandestine est, en fait, comme un prolongement de mon roman l’Illusionniste, c’est la poursuite, sous forme de bande dessinée cette fois, du même projet littéraire.
Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ?
V. C: OUh la la ! Une et une seule ?! Oh la question piège ! Bon alors peut-être Philémon parce que ce sont les premières pages de BD que j’ai eues sous les yeux et que ce sont sans doute elles qui m’en ont donné le goût. Et si l’ami en question n’affichait que mépris pour ce cadeau, je crois bien que je changerais d’ami !