Comment en êtes-vous venus à vous intéresser au milieu judiciaire ? Quel est l’accueil fait à vos albums ?
Lefred-Thouron : Ça fait deux questions, si je compte bien. Le milieu judiciaire, je le connais un peu pour avoir plusieurs amis avocats ou magistrats, et ma sœur aînée en prison. La justice, la police, les faits divers m’ont toujours intéressé. J’ai lu pas mal de bouquins : études, enquêtes, mémoires de flics, de juges ou de médecins légistes. Quand j’étais petit, je voulais être Maigret, mais fumer la pipe me donnait envie de vomir. Maintenant que je suis grand, je voudrais toujours être Maigret. Fumer la pipe n’est plus un problème, encore que ma femme trouve que ça fait puer du bec. Maigret a passé sa vie chez les gens, à d’abord essayer de les comprendre, puis les livrer à la justice qui les mettait en cabane. Quand on lui demande un avis, il répond qu’il n’est pas là pour juger. Toutes proportions gardées, nous non plus. On montre, on raconte .. On ne défend ni la pègre ni la société. On rigole, parce que nos histoires ne valent pas plus que la correctionnelle. Il est plus facile de rire d’un gars qui vole une voiture de police banalisée que d’un tueur en série. Avant Casiers, je n’ai jamais fait réellement de bande dessinée. Une fois le principe adopté de travailler sur un projet commun, l’idée d’une série sur la justice est venue de Diego et lui seul . L’accueil est plutôt bon puisque l’éditeur nous a invités hier encore au restaurant, et qu’on a pu reprendre de tout.
Aranega : Par la force des choses, la plupart de mes amis d'enfance ont été, sont ou finiront en prison, ils sont tous tombés pour des conneries plus grosses qu'eux, mon meilleur copain du collège s'est fait gauler après avoir passé une annonce dans un gratuit, il vendait une cabine téléphonique ! lors de la perquisition les flics en ont trouvé 3 dans son salon, il les transformait en cabines de douche ou en penderies, à la demande, il les revendait comme telles : sans se poser la question du bien, du mal, de la loi, bref, je crois que l'idée de traiter la justice ordinaire, celle des petites gens, m'est venue au contact de gens comme ça, des gens simples. Quand j'ai parlé de ce projet à Lefred Thouron, ça a fait tilt ! Le ciel s'est ouvert, y'a eu une grosse lumière blanche, un escalator de nuages est descendu et Dieu nous a dit "Les gars, laissez moi entrer dans la combine, on va se faire des couilles en or avec votre projet". Voilà comment ça s'est passé. l'accueil est très bon, et pas que du grand public : je ne compte plus les magistrats qui viennent se faire signer nos Casiers Judiciaires lors des séances de dédicaces, j'ai aujourd'hui dans mon portable plus de numéros d'avocats que n'importe quel dessinateur au monde. Même du coté des prévenus Lefred et moi avons la cote, les détenus de la maison d'arrêt de Strasbourg nous ont récemment demandé l'autorisation de publier nos strips dans leur petit journal interne ! ça vaut tous les oscars du monde. on a accepté, évidemment. L'idée d'être plébiscités de l'intérieur nous a beaucoup plu, notre série ne prend pas parti, ni pour la cour, ni pour les prévenus, nous sommes d'une neutralité exemplaire et avons de l'empathie pour tous les personnages que nous mettons en scène.
Quels sont les Tribunaux que vous fréquentez le plus ?
Lefred-Thouron : Je ne suis habitué d’aucun tribunal, que ce soit comme
prévenu ou visiteur.
Aranega : Les tribunaux correctionnels, évidemment, ceux qui jugent des affaires sur lesquelles il est encore possible de rire. Faire marrer en s'inspirant de cas jugés aux assises ça serait déjà moins glop. En correctionnelle les affaires s'enchaînent les unes aux autres, c'est le grand défilé, toutes les 10 minutes c'est une nouvelle histoire, les tribunaux sont engorgés de petites affaires, elles peuvent paraître anecdotiques mais en creux elles dessinent le vrai portrait d'une certaine france.
Ce sont toutes des histoires vraies ? C’est la Bd-réalité ?
Lefred-Thouron : Aucune histoire n’est vraie, aucune n’est fausse. J’ai pris quelques notes suivi en audience, discuté de certaines affaires avec des avocats ou des journalistes spécialisés. Surtout pour ne pas commettre d’impair du point de vue technique, encore qu’on ne soit pas toujours absolument raccords avec le code civil. Et pour sentir l’ambiance, que ne rendent pas les comptes-rendus dans la presse. On se représente une ambiance très solennelle. C’est beaucoup plus simple en réalité. Sans que ça soit à la bonne franquette, c’est souvent débridé. Il y a des allées et venues d’huissiers, des apartés entre les juges ou les avocats, parfois des incidents. Le juge peut dire des blagues, pourrir un prévenu ou au contraire essayer, parfois en vain, de le repêcher. C’était aussi très utile pour Diego, qui a pu saisir des gestes, des regards, des attitudes et aussi la géographie d’une salle d’audience. Ce fut très bénéfique pour ses problèmes d’autisme.
Aranega : Rien n'est vrai ! il ne s'agit donc en aucun cas de BD réalité, et
c'est justement là la grande force de Lefred Thouron : réussir à donner ce réalisme
aux situations et aux répliques par la simple force de l'imagination !
Comment sélectionnez-vous les anecdotes ?
Lefred-Thouron : Voir ma réponse précédente. Casiers Judiciaires n’est pas une enfilade de perles recueillies dans les salles d’audiences ou sur blaguesdavocats.com. Certaines séquences sont inspirées par un début de fait- divers, dont j’imagine une autre fin : un gars qui vole des slips c’est amusant en soi, il faut trouver une chute encore plus bête. D’autres par une fin de fait-divers, dont j’imagine au contraire le commencement. Avec, dans ce tome deux, les extrapolations mettant en scène un très jeune avocat et un journaliste stagiaire, qui là sont carrément de l’ordre de la pantalonnade.
Aranega: Après l'amour nous parlons beaucoup avec Lefred, le dialogue a toujours été primordial dans notre couple, dès fois on se regarde et je lui dis : j'aimerais bien que tu fasses comparaître un voleur de slip, une heure plus tard je reviens et le scénar est posé sur la table, à coté des croissants.
Avez-vous rencontré des magistrats ou des avocats ?
Lefred-Thouron : Au parloir, avec ma sœur.
Aranega : Notre réseau de copains avocats et chroniqueurs judiciaires nous a amplement suffi, nous les avons sollicités pour les grandes lignes, nous ne voulions pas traiter notre affaire comme une simple caricature de la justice, j'entends par là que nous ne nous inscrivons pas dans le registre de la BD corporatiste (les pompiers/les CRS/les infirmières, etc.), un genre farci de clichés que j'ai en horreur. Nous voulions au contraire donner cette impression de réalisme. Dans notre tribunal imaginaire tout est plausible.
Comment vous est venue l’idée de la couv’ ? Que raconte-t-elle ?
Lefred-Thouron : Comment vient une idée de couverture ? En cherchant. Pour ce tome 2, la couverture saisit un instant de la vie d’un type, qui attend de passer devant le juge. On avait le choix : entre le moment où il pique un scooter et la comparution, il y a l’arrestation par les poulets, la garde-à-vue, la visite de l’avocat, la préparation du dossier de défense, la convocation au tribunal et enfin la comparution. Dans le cas présent, le prévenu ne comparaît pas libre, d’où les menottes et le policier. Soit il passe en comparution immédiate à l’issue la garde-à- vue, soit la faute était grave et il est en préventive, soit encore il est en prison dans le cadre d’une autre affaire. Autant de cas de figures applicables à notre petit bonhomme. Celui-ci est bien jeune puisqu’il suce encore un doudou. Jeune mais pas forcément inconnu de la justice puisque le doudou est un juge en chiffon. Tout ça dans un seul dessin. Un vrai cours de droit. Il est fort Aranega.
Aranega : L'idée de la couve est le fruit d'un brain'storming intense avec Lefred et moi même, il fallait qu'elle en dise long sur le rapport des justiciables à la justice, et il fallait sutout que ce soit pas caricatural : on l'a fait ! Je vais décrire la scène pour les aveugles qui nous lisent : sur un banc, un jeune est assis, il est menotté à un gendarme, sa posture est celle d'un enfant de 3 ans qui cherche du réconfort en suçant son doudou, en guise de doudou ce jeune-homme tête une poupée/magistrat en robe noire toute élimée, les yeux dans le vide. Cette image parle du jeune âge des prévenus et du rapport "intime" que ceux-ci entretiennent avec la justice (le doudou). Ces jeunes prévenus sont souvent en quête de modèles paternels qu'ils n'ont plus et ils trouvent en la justice une forme d'autorité parentale palliative qui les rassure. D'où leur présence régulière dans les tribunaux.
Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-
vous ?
Lefred-Thouron : Un truc sans parole. Mes amis ne savent pas lire.
Aranega : Je n'ai pas à me poser ce genre de question : mes amis achètent mes albums le jour de leur sortie !