On apprend beaucoup de détails sur Aloysius dans cet album. Vous vouliez le rendre plus attachant ?
Ted Naifeh : Je ne dirais pas que je voulais le rendre attachant mais plutôt plus intéressant. L’album porte bien sur la relation entre Courtney et Aloysius et comment ces deux êtres esseulés et sentimentalement blessés s’efforcent d’établir une relation humaine sensée. A l’évidence, Aloysius n’est pas le genre de grand-père doux et affectueux. La plupart du temps il est froid et renfermé. Mais je suppose que c’est le propre du genre humain de ressentir de minuscules marques d’affection comme plus précieuses que de grandes embrassades.
J’essaie de rendre tous mes personnages attirants d’une façon ou d’une autre. Il n’y a rien de pire qu’un personnage pour lequel l’auteur n’éprouve à l’évidence aucun intérêt et qui n’est là que pour une contribution assez quelconque au récit. Je considère que le récit et les personnages sont inextricablement liés. Si l’un est sacrifié au profit des autres, alors tous en souffrent.
Dans les trois albums précédents, je me suis concentré sur Courtney, en gardant à Aloysius tout son mystère et j’espère de façon assez intéressante. J’ai alors pensé qu’il était temps de lui consacrer plus de temps et de resserrer les liens entre Courtney et lui avant de les confronter à un test définitif – Oups ! Ici, j’en ai un peu trop dit. Faites comme si vous n’avez rien lu.
Courtney, quant à elle, quitte l’enfance pour l’adolescence ; va-t-elle encore grandir ? La verrons-nous adulte un jour ?
Ted Naifeh : C’est tout le problème : si je devais poursuivre les aventures de Courtney en les situant dans l’adolescence et l’âge adulte, la dynamique en deviendrait totalement différente. En tant que préadolescente elle est très vulnérable, tant physiquement que sentimentalement. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée qu’elle soit plus forte et plus désagréable en étant plus âgée et ainsi vraiment capable de saisir les conséquences de, par exemple, pousser un monstre à tuer quelqu’un. Cette scène fonctionne car on peut voir qu’elle n’est vraiment pas assez âgée pour réellement comprendre ce qu’elle fait. Si elle comprenait vraiment, elle serait bien moins sympathique. De plus, si on ajoute des choses comme le sex-appeal et sa façon de se défouler sur les garçons qui la maltraitent, elle deviendrait plus qu’un tantinet monstrueuse, sauf à adoucir considérablement sa personnalité. Dans tous les cas, la Courtney que nous connaissons n’existerait plus. Donc dans cet album, je la garde au même âge et avec la même maturité.
Il n’est pas impossible qu’un jour on la retrouve en tant que personnage plus âgé dans une histoire différente avec une tonalité différente. J’ai pensé à des aventures où elle serait une sorte de Mary Poppins du côté sombre (voilà quelqu’un que j’ai toujours trouvé assez sinistre).
Est-elle perçue de la même façon des deux côtés de l’Atlantique ?
Ted Naifeh : Il me semble qu’elle attire tout un chacun de la même façon. Son personnage parle à l’enfant traumatisé et rebelle qui subsiste en chacun de nous, et beaucoup de gens à travers le monde ressentent cela. Cependant, il me semble qu’en France il y a plus de gens ordinaires prêts à admettre cette part d’eux-mêmes, alors qu’en Amérique les gens ont tendance à être plus stoïques et renfermés à ce sujet. Beaucoup de mes admirateurs américains sont du type « alternatif ». Pour autant que je sache, la culture alternative n’est pas si répandue en France, probablement parce que vous n’en avez pas autant besoin que nous. En Amérique, le concept de « différence dangereuse » commence à devenir obsolète, mais il reste toujours une forme de pensée unique assez forte qui n’apprécie pas trop les histoires suggérant qu’il n’y a rien de mal à être bizarre.
J’apprécie vraiment les gens que je rencontre dans les festivals, aussi bien en Amérique qu’en France. Je me sens vraiment chanceux que mon œuvre attire des lecteurs d’un tel calibre. Mes fans sont généralement très intelligents et intéressants, particulièrement les enfants et les adolescents.
Pourquoi avoir choisi une fille ? On dirait le contraire d’Harry Potter, n’est-ce pas ?
Ted Naifeh : J’ai lu Harry Potter alors que je commençais à penser à Courtney, tout comme Roald Dahl et quelques autres livres pour enfants. J’ai noté que Jo Rowling s’est inspirée de Dahl (et probablement aussi de Dickens) pour écrire en quelque sorte des histoires pour les enfants dans lesquelles la vie familiale des héros est totalement brisée, alors même qu’ils restent des enfants doux, avec une grande capacité d’adaptation et une évidente rectitude morale. C’est une bonne formule, surtout parce que c’est un fantasme irrésistible. Harry Potter est capable d’endurer toute une série d’abus et de négligence sans jamais y perdre une once de sa personnalité.
Je voulais écrire une histoire sur les dégâts causés par un mauvais environnement familial. Pour moi, le pire quand on a grandi dans un environnement abusif ou négligent, c’est le désordre sentimental qui en résulte. Après avoir grandi chez les Dursley on pourrait penser qu’à tout le moins Harry aurait des difficultés à établir des relations ou à s’occuper de n’importe quoi d’autre que de sa propre sécurité. C’est là l’essentiel dans le cas d’Harry Potter qui, dans le fond, ne devient pas aussi mauvais que son ennemi, Voldimort. C’est sa capacité à aimer qui le sauve. Mais d’où vient cette capacité ? Comment a-t-il appris à aimer si facilement, sans avoir eu aucun exemple ? Pourquoi n’est-il pas une épave sentimentale, aussi bloqué que Voldemort ? N’importe qui grandissant réellement dans des conditions aussi horribles en subirait un énorme traumatisme, sans même parler de se retrouver dans un monde dangereux plein de sombres sorciers en voulant à sa vie ! Je pense que c’est une voie qui n’a pas été explorée si souvent dans la littérature pour enfants.
Je ne peux pas vraiment dire pourquoi je voulais parler d’un personnage féminin. Il me semble qu’au moins soixante ou soixante-dix pour cent des idées de mes histoires portent sur des personnages féminins. C’est peut-être dû au fait que le genre d’histoires que j’apprécie comporte rarement des personnages féminins et que çà semble toujours une façon simple de faire du neuf. « C’est comme Harry Potter mais avec une fille », ou « Fight Club avec une fille », ou « Electra Assassin avec une fille » ! C’est toujours un point de départ intéressant. Peut-être y a-t-il aussi des raisons plus profondes mais je ne vais pas philosopher. En tout cas, en Amérique, il n’y a pas beaucoup de bandes dessinées sur les femmes. Oh, bien sûr, il y en a beaucoup sur les gros seins, mais, malgré ce que beaucoup d’auteurs de BD américains semblent penser, ce n’est pas tout à fait la même chose.
Comment se passent les séances de dédicaces aux Etats-Unis ?
Ted Naifeh : Nous n’avons pas à faire un dessin sur chaque album, juste une signature. D’un autre côté, je ne fais pas beaucoup de dédicaces en Amérique parce qu’assez peu de lecteurs y viennent. L’Amérique est très étendue, ce qui fait qu’il est difficile de justifier la dépense pour traverser le pays en avion pour une séance de dédicace où seulement sept ou huit personnes vont venir. J’essaie de participer à quatre ou cinq festivals chaque année, mais j’ai plus connu de la France pendant mes tournées de dédicaces que je ne connaîtrai jamais de l’Amérique.
Le problème, c'est que les artistes ne font pas de dessin et que personne ne s’attend à ce qu’ils en fassent, ainsi nous n’avons pas cette interaction vitale entre lecteur et auteur que ce milieu connaît et apprécie en France. Dès le début en France, mes fans formaient de longues files d’attente. Mes albums se vendent de la même façon dans les deux pays mais les fans français ont une relation plus étroite avec les auteurs, et je pense que c’est dû aux dessins.
Si vous vouliez faire découvrir la BD à un ami, que lui offririez-vous et pourquoi ?
Ted Naifeh : Tout dépend de l’ami, il me semble. Chacun a sa première BD idéale.
Ma première règle : ne pas faire découvrir la BD à une jeune femme par « The Dark Knight Returns ». Quand j’étais adolescent, c’était une erreur habituelle des garçons qui essayaient d’intéresser leur copine à la BD, parce que l’album nous plaisait tant à nous jeunes lecteurs masculins. Mais je trouve que les femmes n’y réagissent pas autant, comme pour l’ensemble de l’œuvre de Frank Miller, que les hommes. Les femmes ont tendance à préférer « The X Men », parce que c’est plus social et moins lourdement introspectif ; ainsi le fait que ce soit plus tourné vers l’approche masculine que féminine ne semble pas essentiel. En gros, l’œuvre de Miller semble exclusivement tournée vers l’identité masculine, ce qui explique pourquoi les jeunes gens en phase de recherche d’identité l’aiment tant. Mais elle n’est pas très universelle.
J’avais l’habitude de recommander, entre autres, la série « Sandman » à de nouveaux lecteurs, particulièrement la collection d’histoires courtes, plutôt que les récits plus longs. En fait, j’éprouve de réelles difficultés à recommander des ouvrages car je n’en trouve pas beaucoup sur qui accrocher. Je n’ai pas encore appris assez de français pour lire des BD en français par plaisir, donc je ne peux pas encore en recommander. Toutefois et pour les amateurs d’art, je conseille habituellement de voir du côté de Claire Wendling. En France bien sûr, ce n’est pas vraiment une révélation.