BDGest' : A la fin du tome 4, la majorité des lecteurs ont pensé que la série était terminée. Cette suite était-elle prévue de longue date ?
Jean Dufaux : Ca n'a jamais été une fin pour nous. Je pense qu'il y avait suffisament d'éléments dans le tome 4 pour indiquer au lecteur qu'il y avait des pistes à suivre. En fait, pour résumer la chose, Djinn est une histoire qui va se dérouler sur 12 tomes : un cycle ottoman, un cycle africain et un cycle indien. Nous ne sommes même pas à la moitié de la série encore, et c'était prévu dès le début.
BDG : Dans le nouveau tome, on perd Kim Nelson, la petite fille de Jade. Est-ce définitif ?
JD : Nous avions dès le départ la volonté bien nette de refuser d'employer le même mécanisme sur les trois cycles. Dans le premier, il y avait une action parallèle : on suivait Jade et son arrière petite-fille Kim Nelson. Dans le second, on continue de les suivre, mais les cartes sont distribuées différemment.
Nous allons nous attacher aux pas de Jade dans le tome un et dans le tome trois, et à ceux de Kim Nelson dans le tome deux et dans le tome quatre. Mais nous suivons toujours deux personnages, Kim Nelson recherchant les traces de son aïeule, et plus particulièrement aussi, comme nous l'apprendrons dans le tome suivant, la perle noire qui semble sujette à bien des convoitises.
BDG : On sent aussi une envie, un besoin de parler de l'Afrique coloniale
JD : Ca vient d'une idée que nous avons, Ana et moi, de refuser tout racisme et tout colonialisme. Il faut savoir que le continent africain était partagé entre trois grandes puissances entre 1915 et 1925, l'Angleterre, l'Allemagne et la France. Pour nous c'était LE bon sujet. Il faut toujours attendre le bon sujet pour exprimer certaines choses qu'on a en soi. Là il fallait prendre le rendez-vous, il ne fallait pas le rater.
BDG : Ana, on sent une vraie jouissance sur ces corps, ces ambiances...
Ana Mirallès : Bon, d'abord, j'aime dessiner. C'était pour moi un défi de travailler sur cette histoire qui joue perpétuellement avec les limites. Jean m'a proposé cette histoire dont je savais, parce que je connais son caractère et son refus du confort intellectuel, qu'elle arriverait aux confins de ce qu'on a l'habitude de voir. Ca a été très intéressant pour moi graphiquement, parce que j'ai dû dessiner les personnages, mais surtout les doter de caractères, travailler beaucoup leur psychologie, différencier les personnages les uns des autres... Je voulais sortir du stéréotype classique de la belle femme, essayer de faire beaucoup de corps en les imprégnant du caractère qu'on voulait leur donner, sans jouer sur "le méchant", "la gentille"...
BDG : Ana parle d'éviter les stéréotypes. Est-ce un élément que vous avez particulièrement travaillé, ne pas jouer sur le méchant blanc, le gentil noir ?
JD : Oui, je pense qu'il faut savoir se heurter aux clichés, les contourner ou même jouer avec, il n'y a pas de règle précise... Nous voulions donner Ana et moi notre vision de ce continent, de ces odeurs, de ces affrontements, et pouvoir les traduire dans une histoire simple, lisible, qui ne prend pas la tête. Je pense que nous avons tous les deux la même sensibilité par rapport aux peaux noires, aux peaux blanches, au mélange des deux peaux et au racisme de l'une vers l'autre.
BDG : L'album évoque beaucoup la magie. C'est un thème important pour vous ?
JD : Très important. L'Afrique est un continent magique, et j'espère que nous avons aussi créé des personnages magiques. En tout cas pour moi le dessin de Mirallès est magique et lorsque je vois Kim Nelson et Jade il y a une magie qui fait que vous partez aussi dans cette direction. Ca ne vient pas simplement du texte, mais d'une atmosphère générale.
BDG : Comment avez-vous abordé le texte de Jean Dufaux ?
AM : Eh bien, avec tout le respect qu'il mérite ! Je ne me pose pas de questions, je sais qu'il est un grand scénariste et qu'il sait raconter des histoires. Nous avons chacun notre compartiment séparé. Il me raconte comment évolue l'histoire, nous sommes toujours d'accord, mais quand il me donne le scénario il y a déjà un rythme, des scènes très développées qui font partie d'une architecture que je ne touche pas de peur de tout faire tomber. Mon travail est d'interpréter, Jean me raconte une histoire, et moi je raconte cette histoire aux lecteurs.
BDG : Vous ne participez pas à l'écriture ?
AM : A un niveau très primaire, sur des idées générales. Par exemple, pour le cycle africain, nous avons fait une réunion avant qu'il ne commence le scénario. Nous n'en avions pas réellement besoin, parce que nous savions déjà que nous étions sur la même longueur d'ondes, mais nous voulions voir ce qui nous intéressait le plus, ce que nous avions envie de raconter, et comment nous avions envie de le raconter. Il choisit ce que font les personnages, ce qu'ils disent, ensuite je leur donne un corps, une chair.
BDG : Charles Augery, capitaine de l'armée française, semble prendre une importance particulière dans ce tome.
JD : Il clôt le récit, et surtout il aime une Noire ce qui peut poser problème. Il sera présent dans l'album trois, à chaque fois plus beau et plus chevaleresque, ne vous inquiétez pas mesdames.
AM : C'est amusant parce que, dans le cycle précédent, Jean voulait tuer le "vilain", Amin Doman. Et je lui ai demandé de ne surtout pas le tuer ! Pour une fois qu'il y avait un méchant beau et intéressant, il ne pouvait pas le tuer ! Et il ne l'a pas fait, c'est un gentleman.
JD : Le message est passé, nous savons dès maintenant quelle sera la couverture du tome suivant : un homme nu enchaîné avec des tatouages ! (rire)
BDG : Vous partez sur 12 tomes, avec un cycle indien après ce cycle africain. Personne n'avait entendu parler de ce développement possible de la série...
JD : Ah mais je trouverais même un petit peu décourageant d'annoncer "voici le tome 1 de Djinn, il y en aura 12" ça fait beaucoup... Je crois qu'il faut avancer tranquillement, et puis nous attendons aussi les réactions du public, il se peut que cette série ne rencontre pas son public, qu'elle s'écrase comme on dit, et à ce moment là il est beaucoup plus difficile de prévoir une suite... Mais comme il y a eu rencontre avec le public, et que les personnages par cette rencontre se sont mis à vivre, à exister, il est clair que nous ne pouvons plus les lâcher. C'est un plaisir de travailler avec une collaboration si étroite qu'elle en devient magique... Ce sont des choses extrêmement importantes pour moi, il n'y a pas uniquement le fait que ça marche ou pas, une bande dessinée c'est aussi une rencontre avec un dessin, avec un auteur... Il peut y avoir des différences d'opinion parfois, mais j'écoute Ana et j'ai surtout un grand respect pour son travail.
AM : Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, nous ne nous connaissions pratiquement pas, et maintenant nous nous sentons très proches. Jean traite tous ses dessinateurs comme des membres de sa famille, il nous fait nous rencontrer... Il construit réellement une famille, c'est très chaleureux, et ça facilite réellement les relations professionnelles. Je n'ai pas l'impression de travailler.