Est-ce votre rêve qui a engendré une tête de sanglier pour votre grand-père ?
S. Levallois: Non, en fait, c’était tout simplement un problème technique et iconographique, car de mon grand père, je n’avais qu’une seule photo. Une photo de lui à la fin de sa vie et qui ne me semblait pas révélatrice de ce qu’il était réellement. J’ignore pourquoi mais je n’ai eu accès aux photos qu’après la sortie de l’album, ma mère ayant tout filtré.
La problématique était comment représenter un grand père que je n’avais pas connu de son vivant, sans le trahir, tout en étant fidèle à son personnage. Donc, c’était un vrai souci.
Par ailleurs, il ya quelques années, j’avais écrit deux histoires, une qui était un compte pour enfant (le sanglier de l’hiver) et une autre qui est restée sous forme de projet (pour les Humanoïdes Associés) qui n’a jamais vu le jour mais qui mettait en scène des prisonniers politiques, envoyés dans l’espace et qui étaient métamorphosés en hybride : une tête de vache sur un corps d’homme.
Et puis chez ma grand-mère, il y a avait cette table dont les pieds figuraient des animaux. Tout cela a fait son chemin et je me suis dit pourquoi ne pas prendre de la distance et représenter mon grand père comme un personnage fantastique ? Comme un personnage de conte, lui donner du mystère tout en gardant à l’histoire sa part réaliste.
D’où la suite du récit qui est une extrapolation onirique
Oui absolument et c’est en allant à l’enterrement de ma grand-mère, lorsque nous sommes retournés dans sa maison (maison qu’elle n’habitait plus depuis 15 ans) que nous avons fait ce que nous n’avions jamais fait, ce qui était tabou : nous avons ouvert les tiroirs.
Et j’ai ouvert l’armoire en face de laquelle j’avais grandi.
Vous ne l’aviez jamais ouvert, même seul dans cette chambre, à l’abri des regards de votre grand-mère ?
Non ! Jamais je ne me serais permis d’ouvrir l’armoire de ma grand-mère. Et c’est en ouvrant l’armoire, que je suis tombé sur cette photo, de mon grand père Bernard, jeune, qu’elle avait épinglée sur une pile de linge. Vers la fin de sa vie, lorsqu’elle délirait, remontait alors la résurgence de la mémoire ancienne, et elle l’appelait, c’était l’amour de sa vie.
Ce fut donc un véritable choc pour moi en ouvrant cette armoire et je me suis dit que cela pouvait être une magnifique conclusion à cette histoire.
C’est à ce moment là que vous avez décidé de faire cet album ou bien Vous portiez ce projet en vous depuis longtemps ?
J’ai fait « Noé » en 2000, c’est un album qui n’a pas eu beaucoup d’écho alors que je m’étais donné du mal, j’avais donc décidé d’arrêter plus ou moins (plus ou moins car si je voulais continuer à faire de la Bd en couleur, il fallait que je prenne un scénariste, ce que je ne voulais pas). Puis j’ai contacté Nicolas de Crécy car j’avais envie de refaire un album, il m’a conseillé d’aller chez Futuropolis chez qui j’ai retrouvé mon éditeur de Noé, S. Gnaedig. J’ai pu alors envisager d’élaborer mes projets.
Vous souhaitiez évoquer les héros ordinaires du quotidien ?
C’est vraiment, pour moi, un travail sur la mémoire et sur le travail de transmission de la mémoire. Il faut que je transmette cela à mes enfants, il faut qu’ils sachent qui était leur arrière grand-père et ce qu’il avait fait. Et puis j’avais également envie de le faire connaître aux autres.
Le soir de l’enterrement de ma grand-mère, j’ai exposé mon projet de faire un livre sur mon grand père à ma famille. Mon oncle (qui n’est pas mentionné dans l’album car né après la guerre) a commencé à parler puis j’ai fait parler tout le monde, la difficulté a été d’agencer toute cette somme d’informations, tous ces témoignages.
Ma mère m’avait copié 3 cahiers de mémoire…
Par ailleurs, ce que je retranscris, l’ambiance du village, l’histoire en elle-même, a quelque chose de flou car c’est vu, en fait, à travers le regard d’un enfant, celui de ma mère qui avait 5 ans.
Et comme on cachait beaucoup de choses aux enfants, qu’elle n’avait pas conscience de ce qu’elle vivait, l’album retranscrit, du moins je l’espère, réellement ce qu’elle voyait, elle. Bien entendu, j’ai pu apprendre qu’il y avait beaucoup plus de familles qui ont passé la ligne de démarcation, des drames aussi, mais les enfants ne le voyaient pas ou peu.
Comment votre grand père a vécu la fin de la guerre ?
Quand il a été pris et qu’il s’est caché dans la cabane durant 10 jours (j’ai essayé de le symboliser dans l’album par les croissants de lune), il était dans un très mauvais état, il était très abimé. Il ne souffrait pas de lésions profondes, c’était vraiment un choc psychologique énorme. A tel point que lorsque des gens venaient à la maison, ils insistaient toujours pour les garder à manger et au dessert, il racontait son histoire. Ce la lui a permis d’exorciser je pense.
Les photos auxquelles j’ai eu accès après m’ont montré un grand père différent de celui que j’évoque dans l’album. J’en ai fait, surtout à la fin, un personnage sombre et désespéré, alors qu’il avait le sourire en permanence. C’était un bon vivant, il a gardé en lui ce traumatisme, mais il aimait profondément la vie.
Comment travaillez-vous ?
Je me suis servi, pour cet album, de ce qui graphiquement avait fonctionné pour « le Dernier modèle » et de son impact.
Ce que je voulais faire, pour « La résistance du Sanglier », c’était de privilégier les noirs, les aplats noirs très profonds.
Je me suis rendu compte de leur force avec la planche 91 (la scène de sexe) du « Dernier modèle ».
J’ai voulu développer cela dans cet album, j’ai travaillé avec deux encres : l’encrage et les noirs profonds avec de l’encre de Chine, très épaisse, très pâteuse et j’ai gardé l’acrylique noire pour les aquarelles.
Cela allait aussi dans le sens du récit, de charger en noir, de plus en plus sombre et que l’album devienne noir à la fin.
Hormis l’absence de couleur justement, votre dessin ressemble à celui d’Egon Schiele. Vous vous reconnaissez dans cette influence ?
On m’a dit : « on perd un peu du Egon Schiele dans la résistance du Sanglier » mais je ne voyais pas l’intérêt de faire du Schiele sur ma grand-mère…
Ca fait parti de mes influences et j’essaie de m’en débarrasser.
Sous la houlette d’un professeur d’art fantastique : Danièle Régnié (elle enseignait au lycée Le Corbusier à Poissy) je copiais les Maîtres : Vinci, Raphaël….mais jamais Schiele car je l’ai découvert assez tard.
Mais je me sens plus proche cependant de Horst Janssen et puis Kent Williams.
L’album en lui-même m’a pris un an, j’ai tout story boardé, recueilli tous les témoignages et j’ai décidé de faire un album sur la vie de mon grand père in extenso.
J’ai commencé à dessiné comme un dingue, je suis arrivé à 90 pages (juste le tiers de l’histoire), j’ai montré mon travail à Sébastien (Gnaedig NDRL) qui m’a dit que c’était trop long, trop lent, que ça manquait de rythme.
Aussi j’ai décidé de faire des coupes franches, quitte à amputer les souvenirs de ma mère, pour ne garder que cette histoire finalement et me l’approprier.
Quel fut l’accueil familial ?
Il s’est fait en deux temps. Je n’ai rien dit de mes intentions à ma famille, j’ai très vite dessiné le sanglier, au départ il était plus « cartoon », puis je l’ai retravaillé en gommant par exemple le groin..etc
J’étais plus dans l’anthropomorphisme au départ, à l’instar des personnages de Daniel Lee.
J’ai montré cela à ma mère et à mon oncle en leur disant que j’aimerais représenter Bernard en sanglier. Ils furent un peu choqués que je veuille représenter mon grand père avec une tête de porc, comme ils disaient. Il a fallu que je leur explique que ce n’était pas un porc mais un sanglier, que c’était plus noble, sauvage, que c’était un conte, que l’histoire alliait les qualités de l’animal à celle de l’homme : la force, le courage, la ténacité.
Finalement ils ont accepté, arguant que c’était mon livre.
Malgré tout j’ai essayé d’être le plus respectueux possible en étant vrai, fidèle.
Ensuite je n’ai rien montré à mes parents jusqu’à ce que l’album soit imprimé. Une fois que j’ai eu l’album imprimé entre les mains je suis allé voir mes parents, j’ai passé la journée avec eux et je ne leur ai donné qu’en partant, qu’une fois monté dans la voiture pour rentrer à Paris. Je ne voulais absolument pas qu’ils découvrent mon album sous mes yeux, avoir à me justifier de moments très durs, comme celui de montrer ma grand-mère dans son cercueil.
Ma sœur, puis mon père m’ont appelé pour me dire que mon histoire n’était pas drôle et « qu’ici tout le monde pleure… »
Ma mère a eu du mal à lire l’album parce qu’elle pleurait toutes les deux pages ! Cela lui a donc pris du temps mais elle était très heureuse, très touchée qu’on l’on découvre à la fin tel qu’il était.
C’est la photo de sa carte de FFI que ma mère a récupérée.
Donc un très bon accueil.
Je ne sais pas ce que donneront les ventes, mais je suis content d’avoir fait passer cette mémoire là.
Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ?
Je vais citer un album que j’avais beaucoup aimé, c’était « Le Baron Rouge » de G. Pratt. C’est amusant parce que c’est une histoire de mémoire aussi. C’est un récit, j’avais adoré les encres.
Maus, ce qui est fabuleux dans Maus c’est le fait de ne pas avoir rendu son grand-père attachant. A la fin il est odieux et c’est ce qui donne sa crédibilité. C’est un survivant qui ne lâchera jamais.