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Rashômon

Interview de MK Deville et Ph. Nicloux

Propos recueillis par Alexandra.S. Choux News 04/08/2008 à 11:53 5506 visiteurs
Qu'est ce que la vérité ? MK Deville et Ph. Nicloux ont approché cette question avec leut album Rashomon dans lequel l'enquête sur un meurtre est racontée par le témoignage des différents personnages impliqués dans l'affaire. En définitive, la conclusion sera surprenante car l'obscurité de l'âme humaine et le mensonge sont des obstacles épineux pour celui en quête de faits exacts. C’est sombre et terriblement brillant.



- Pourquoi une relecture de cette nouvelle ?

MK Deville : Je m’intéresse à la culture japonaise depuis longtemps. Et il se trouve que dans le film de Jim Jarmush « ghost dog » il est fait mention, à plusieurs reprises de deux ouvrages : Hagakure et Rashômon. J’ai donc dévoré les deux et la force visuelle de deux nouvelles, « Rashômon » et « Dans le fourré » s'est imposée à moi comme une évidence, j’ai donc travaillé immédiatement à leur adaptation. Il ne s’agit d’ailleurs non pas à proprement parlé d’une relecture mais d’une réécriture en vue d’une nouvelle forme d’expression. L’important pour moi était de rester le plus près possible du texte original, donc d’en transposer les subtilités littéraires vers son nouveau support.

Ph. Nicloux : Au départ, je ne me suis pas posé la question : Mark – qui est une sorte de samurai égaré dans le Vieux-Nice – souhaitait l'adapter pour le théâtre, je lui ai fait confiance. Il voulait en donner une version encore plus fidèle dans l'esprit que la version de Kurosawa, qui injecte une petite note d'espoir à la fin de son film, absente du livre.
Moi, je trouvais géniale l'ultime phrase de la version de Mark – qui est d'ailleurs
l'ultime phrase d'Agutakawa avant son suicide, j'ai dessiné tout le livre juste pour dessiner la dernière case ! Bon, heureusement, il y avait plein de super pages à faire avant ça.


- Comment s’est passée votre rencontre ?

MK Deville : Par l’intermédiaire d’Olivier Balez, un autre dessinateur de talent. Je travaillais avec Noëlle Perna à l’écriture de nouveaux sketchs pour le nouveau spectacle de « Mado la niçoise » et j’avais l’idée de développer le personnage en BD. Olivier m’a présenté Philippe et ça a collé immédiatement. Le coup de foudre artistique… Je crois d’ailleurs que pour former un tandem scénariste / dessinateur réussi, il faut être fan du travail de l’autre.

Ph. Nicloux : On s'est rencontré pour faire l' album « Les salades niçoises de Mado » , la-star-niçoise-que-même-à-Paris-on-la-connait. Mark cherchait un dessinateur, j'ai habilement évincé la concurrence, et je l'ai fait, Une fois le livre terminé, Mark m'a dit : « Attends, tu vas voir, j'ai un truc encore plus marrant à te faire dessiner, ». Il m'a bien eu.


- Sur quoi vous êtes vous appuyé pour les personnages ? Le film de Kurosawa ?

MK Deville : En ce qui concerne la représentation physique des personnages, c’est une question pour Philippe… Pour ma part, je me suis interdit de voir le film avant d’avoir fini mon travail. Après avoir visionner le film, j’ai eu deux agréables surprises : la première, c’est que Kurosawa avait choisi les deux mêmes nouvelles pour son adaptation, et la deuxième c’est qu’elle était différente. Kurosawa, en grand humaniste, interprète et moralise la nouvelle « Dans le fourré », et ne garde en fait de la nouvelle « Rashômon » que la porte Rashô en ruine et le titre pour son film.
Mon option était justement de n’apporter aucun élément d’interprétation, ni aucun élément de réponse aux faits décrits, de rester dans la droite ligne d’Akutagawa. Mais toutefois en reliant les deux nouvelles par le personnage central. En effet, Tajômaru n’existe que dans « Rashômon », mais j’ai trouvé que son choix de survie dans « Rashômon » et le fait que le brigand de « Dans le fourré » puisse se laisser condamner pour un meurtre qu’il n’a peut-être pas commis, correspondent au même état de pensée. J’en ai donc fait un seul personnage. On comprend à travers les deux nouvelles comment Tajômaru, par un choix lucide, se laisse vivre, et comment il se laisse mourir.

Ph. Nicloux : Sur le plan visuel, presque, oui. J'ai regardé le film une fois, au début du projet puis je l'ai rangé au fond d'un placard, pour ne plus être influencé par le choix des plans de Kurosawa. Mais les visages des acteurs étaient imprimés dans ma mémoire. En plus, ce sont le genre de visages que j'adore dessiner : Tajomaru, c'est la « gueule » taillée à la hache, un peu Conan le barbare, quoi. Takehiro, c'est l'archétype de ces masques de théâtre japonais impénétrables, très nobles, un peu ambigus, Et Masago, je la voulais plus jolie que dans le film ( je ne suis pas sûr d'avoir vraiment réussi...), mais l'actrice avait vraiment un physique étrange, qui m'intéressait beaucoup.


- Le n&b s’est-il imposé à vous ?

MK Deville : Non, en fait le noir et blanc fait partie intégrante de la ligne éditoriale choisie par Nathalie Meulemans pour ses quatre collections. C’est donc au départ une figure imposée, mais après discussion avec Philippe et compte tenu de son ENORME potentiel graphique, il a été facile de profiter de cette donnée technique et d’opter pour un traitement visuel à base de lavis d’encre de chine, le Sumi-e. L’important était de donner l’impression d’une bande dessinée faite d’une suite de calligraphies. Garder la force du texte et l’accroître par l’esthétique, finalement c’est très japonais.

Ph. Nicloux : Au départ, c'est le choix de l'éditeur, une contrainte technique, mais de toute façon, je voyais le livre en noir et blanc. J'avais envie de travailler au lavis d'encre de chine, de toucher du bout du doigt la technique du Sumi-e. C'est la magie pure du dessin : un pinceau, de l'encre, de l'eau, et zou ! On peint le monde, Ceci dit, le Sumi-e est une méditation zen, et moi, quand je dessinais, j'étais plutôt dans un état de transe énervée, Une autre forme de méditation, peut-être...


- Quels choix narratifs avez-vous fait pour la construction de ce récit ?

MK Deville : Dans la nouvelle « Rashômon » pour garder la fluidité du récit et éviter de pesants pavés explicatifs, j’ai introduit le personnage du joueur de flûte. Il est la voix d’Akutagawa, et un peu la mienne…
La nouvelle « Dans le fourré » est une succession de témoignages où plusieurs personnes racontent ce qu’il a vu ou fait, du coup l’action se situe essentiellement dans des flashbacks. Dans le même souci de ne pas rompre la fluidité, je voulais que chaque personnage soit donc en même temps témoin et acteur de ce qu’il raconte. Ainsi le récit va en permanence vers l’avant. Philippe a donné cette dimension irréelle où les personnages entrent et sortent du fourré au gré du récit en se jouant du cadre. Cela renforce le propos, la réalité n’est qu’une illusion.

Ph. Nicloux : Les choix narratifs ont été déterminé par Mark, et j'ai complètement adhéré à sa vision : les témoignages s'enchaînent, se mélangent, il n'y a pas de présent ou de passé, les personnages s'adressent au lecteur, puis jouent la scène. C'était au départ une pièce de théâtre, et je crois que le parti-pris théâtral est resté. Si j'en crois les premières impressions de lecture, c'est justement ce qui plait dans le livre.


- Qu'est ce que la vérité alors sinon une multitude de points de vue hétéroclites ? Pourquoi mentent-ils ?

MK Deville : Dire qu’ils mentent est déjà donner une interprétation. On peut à la place se demander plutôt pourquoi ils s’accusent… Et se dire qu’ils disent la vérité, en tout cas la leur. Donc, s’ils sont sincères, qu’est-ce que la vérité ? C’est ça « Rashômon », une succession infinie de possibilité, et c’est cette exploration qui est plus intéressante que de savoir le pourquoi du comment d’une réalité qui nous échappe, même si c’est plus rassurant.

Ph. Nicloux : Question très difficile, car là est tout l'art d'Agutakawa, l'ambiguité, La vérité, c'est comme vous le dites, une multitude de point de vue hétéroclites. C'est bien tout le problème de l'humanité : on est tous persuadé d'avoir raison. Heureusement, certains doutent, et là, l'échange de point de vue est possible. Quand il n'y a pas de doute, il n'y a pas de discussion, donc on se tape dessus,
Alors, pourquoi mentent-ils ( et quand je dis « ils », je pense « nous ») ? Je ne suis pas sûr qu'ils mentent. Je pense qu'ils sont chacun persuadés d'avoir vécu les choses telles qu'ils le disent. Mais s'ils mentent, s'ils se persuadent de LEUR vérité, peut-être est-ce juste pour rendre leur vie un peu plus supportable, devant le fait qu'ils sont des êtres humains, donc changeants, instables, fragiles, inattendus, insaisissables, brefs, des organismes vivants évoluant dans un univers aussi changeant, instable, fragile, inattendu, insaisissable qu'eux.


- Et pour vous : Masago, ange ou démon ?

MK Deville : Masago n’est ni ange ni démon, c’est une personne humaine et à ce titre, comme toute personne, elle est ange et démon. Il est à noter que les anges et les démons proviennent essentiellement de la culture judéo-chrétienne. Masago est japonaise et bouddhiste, il est donc difficile de la qualifier selon ces termes puisqu’elle agit selon un code différent du nôtre.

Ph. Nicloux : Dans la continuité de la question précédente, je dirais qu'elle est humaine. Et que son problème, c'est d'être une femme dans une société machiste, Car, si l'identité du meurtrier peut porter à discussion, il y a un point sur lequel tous les témoignages concordent : le viol, Personne ne demande son avis à Masago au départ de cette histoire, et la question de son honneur bafoué, dans la société dans laquelle elle vit, est réellement une question de survie, pour elle. Je comprends donc qu'elle puisse avoir besoin de s'arranger avec la vérité, si elle veut continuer à vivre.


- Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ? et Pourquoi ?

MK Deville : L’intégrale de Mk.Deville et Philippe Nicloux… Il y a encore peu d’albums ce n’est donc pas ruineux, mais c’est excellent et c’est une collection à suivre… Avec bientôt « Otomi », un nouveau roman graphique comprenant deux autres adaptations de nouvelles de Akutagawa, mais aussi « Hôtel Paradise » un thriller snuff BD…

Ph. Nicloux : Houlà, ZE question. Mais le classique ultime ( et on rejoins les questions sur les vérités...), c'est « le garage hermétique » de notre maître à tous, Moebius, Il y a tout, dedans : la liberté artistique totale, la rigueur et la fantaisie, l'humour et la gravité (et l'anti-gravité). C'est une porte qui ouvre sur plein d'autres portes, c'est magique, je veux être enterré avec ! Mais le dernier ( « le chasseur déprime » )aussi, est stupéfiant, et tous les « inside moebius », et toute son œuvre, de toute façon.
70 ans, et il continue de s'améliorer ! Incroyable ! Un exemple pour nous tous !

Propos recueillis par Alexandra.S. Choux