Cet album est une histoire dure, un de ces ouvrages de la dérive sociale et de l’échec qui préfigurent l’orientation pessimiste et contestataire de ces d’individus rejetés en marge de la société pour des raisons psychologiques ou criminelles. Vous vous intéressez plus aux comportements ou bien aux motivations des personnages ?
O. Grenson : Très intéressant comme question, je ne me la suis pas posée et je ne sais pas si Denis porte une importance plus sur l'un que sur l'autre. Les comportements et les motivations des personnages sont pour moi indissociables lorsque je travaille sur le développement d'un personnage. C'est la mise en situation, sa relation envers les différents protagonistes et ensuite sa façon d'agir et de réagir qui créent le personnage.
Pour travailler la psychologie de Julie en profondeur, il fallait que je le rapproche de moi. Il y a toujours une part de soi dans le dessin et bien sûr dans les personnages. Le contexte social très présent est une manière pour moi de mieux la "connaître". Ce qui me plaisait ici, c'est de travailler sur la personnalité complexe de Julie que Denis voulait mettre subtilement en scène: une nana fragile, mais volontaire, blessée, mais optimiste. Une nana qui a quelque chose à prouver et qui a une revanche à prendre sur la vie. Elle se dévoile petit à petit par sa réaction à une situation extrême : la condamnation pour meutre et donc l'enfermement. D'autre part, l'idée de voir Julie grandir et vieillir à travers son propre regard constituait un défi nouveau pour moi. Chaque expression devait contribuer à rendre le personnage le plus juste possible.C'est à travers ses comportements autant que ses motivations que le personnage de Julie prend de la consistance et sa psychologie de la force.
C'est bien sûr plus le travail du scénariste de créer ou non une relation de cause à effet entre les motivations et le comportement d'un personnage. Avec un scénariste comme Denis Lapière, le dessinateur peut se reposer sur un travail subtil, en profondeur, évitant les clichés et les stéréotypes.
D. Lapière : Cet album n’est pas une histoire dure sur la dérive sociale et l’échec, c’est l’histoire d’une femme en butte avec la vie. A un moment ou à un autre de sa vie chacun de nous se sent un jour en marge de la société. Chacun de nous se retrouve un jour face à sa propre singularité. Dans notre récit, Julie perçoit très tôt sa différence ; sa quête existentielle commence jeune. C’est donc à la fois son comportement et ses motivations et l’interaction de l’un et des autres qui ont motivés l’histoire de La femme accident.
La beauté est ici vécue quasiment comme un fardeau. Pensez-vous que cela soit une fatalité ?
O. Grenson : Je ne pense pas que c'est la beauté de Julie qui est son fardeau, ni une fatalité. Par sa beauté et son optimisme, nous voulions la rapprocher de tout un chacun. Ce n'est pas une crapule qui se retrouve en prison, mais une nana pleine de tendresse et touchante . Cela la rapproche de nous
et met en avant la question que même avec une féroce volonté de réussir sa vie, on n'est jamais à l'abri d'un accident. La fatalité, c'est plutôt de parfois faire des mauvais choix.
D. Lapière : La beauté, la vraie beauté, est une dualité très forte : sa séduction induite et naturelle ouvre les portes de la vie, mais en même temps, elle masque la profonde personnalité de celui ou celle qui la porte. La beauté peut emmurer la réalité singulière d’une personne. C’est une arme de séduction formidable mais forcément superficielle. Le regard porté sur une belle personne est un regard porté sur la beauté, pas sur la personne. Voilà pourquoi La femme accident est un récit à la première personne, parce qu’il ne parle que de qui est Julie. Qui est-elle vraiment au-delà de la beauté ?
La région dans laquelle se déroule l’histoire fait une formidable toile de fond à l’histoire, avec ses enchevêtrements urbains ou ses ruelles sombres propices au piège et au cauchemar. On peut y retrouver une atmosphère pesante, glauque, nostalgique, violente, onirique parfois, mais toujours bien réelle et proche des gens car la dureté de la ville impose souvent. Comment avez vous travaillé ?
O. Grenson : Dès le départ, ma volonté était de donner un maximum de justesse et de vérité dans chaque personnage. C'était la moindre des chose pour transcrire toute la finesse et la subtilité des textes de Denis. Je me suis documenté sur la vie dans une prison de femme aujourd'hui dans une région bien définie, ce pourrait être le nord de la France ou la Wallonie. J'ai réalisé des repérages précis et un état d'un lieu qui m'avait accompagné pendant une partie de ma jeunesse. Il fallait éviter les situations approximatives ou les clichés des prisons américaines. Mais avant tout, nous ne voulions pas faire de cette région sinistrée, une région glauque et misérabiliste.
C'est mon regard et mon point de vue, il émane de cette ambiance une certaine poésie. Comme Julie, comme la vie, ce décor peut être paradoxal, à la fois glauque et à la fois nostalgique et poétique. A la fois positif et négatif.
D. Lapière : On se construit en réagissant face aux accidents de la vie. Et le premier accident, c’est la naissance. Julie est née dans cette région industrielle sur le déclin, cette région a façonné, aussi, Julie. C’est pourquoi ces paysages de friches, de terrils et de sidérurgies sont très beaux, et surtout pas misérabilistes, sous le pinceau d’Olivier. Nous l’avons voulu ainsi. Ils sont le reflet de la belle âme de notre héroïne.
Comment s’est passée votre rencontre ?
O. Grenson : Denis et moi, nous nous connaissons depuis plus de 20 ans. Mon premier projet d'album, c'était avec lui. J'avais encore beaucoup à apprendre et nous ne l'avons jamais présenté. Chacun de son côté , nous avons continué notre chemin. Mais comme souvent dans la vie, il n'y a pas de hasard,
les chemins se croisent et les boucles se ferment... Ce qui est certain, c'est que je suis sensible avant tout à une collaboration et un échange de point de vue. J'ai toujours été très impressionné par la sensibilité qui pouvait se dégager de ses scénarios. C'est une conversation avec Sylvie, mon épouse, qui nous a réunis à nouveau, 20 ans après !
D. Lapière : Le plus simplement du monde. Nous nous connaissons depuis longtemps, l’envie de travailler ensemble était là. Une histoire s’est imposée qui nous a permis, tous deux, de donner une partie de nous-même.
Le dessin possède délicatesse et finesse, or l’histoire est dure et implacable. Le paradoxe était il voulu ?
O. Grenson : Ce paradoxe s'est imposé naturellement, par la volonté de ne pas appuyer sur le pathos de la situation ou de la cité industrielle et par la volonté de donner à Julie une tendresse et un optimisme évident.
L'histoire, c'est celle qu'elle se raconte en prison, une manière de faire face à la situation. C'est une introspection, un voyage intérieur... et Julie est un personnage positif, qui avait envie de réaliser la "grande" vie et qui a pu faire un mauvais choix.
Les personnages que crée Denis dans cette histoire sont touchants et attachants, cela renforce l'idée du parcours qui peut se ponctuer d'accidents.
De ce fait, les questions que le lecteur se posent s'intensifient . "Mais qu'est-ce qu'elle a bien pu faire?" et surtout, "est-elle coupable ?".
D. Lapière : Une BD, c’est un tout. Il est évident que la personnalité de Julie est complexe. Nous avons donc joué avec la dualité du rapport texte/dessin pour nous approcher au plus près de cette complexité que nous voulions fascinante et vraie. D’autant que parfois, c’est le texte qui est fin et délicat alors que le dessin est dur et implacable. Le langage BD, loin de la juxtaposition texte/illustration, a des ressources infinies.
Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ?
O. Grenson : "S" de Gipi ( un rythme étonnant et une dramaturgie subtile et très sensible). "Faire semblant, c'est mentir" de Dominique Gobelet (une audace et un talent fou). "Bouche du diable" de Boucq et "La porte d'orient" de Giardino (grands classiques). "Là où vont nos pères" de Shaun Tan (c'est marrant, je l'avais chroniqué dans BoDoï bien avant Angoulème). "Un peu de fumée bleue" et "tour de valses" de Lapière ... (bien sûr !)
D. Lapière : La Ballade de la Mer Salée de Hugo Pratt. Parce qu'il s'agit d'une des meilleures BD de l'histoire de la bande dessinée. Parce que sans Pratt (et sans Will Eisner) la BD ne serait pas ce qu'elle est. Pratt a montré la voie à tous ces auteurs (Spiegelman, Sfar, Satrapi, Chris Ware, Taniguchi, Stassen et bien d'autres…) qui font la BD adulte aujourd'hui. Et cet album a gardé toute sa force émotionnelle et toute sa splendeur graphique.
Propos recueillis en mai 2008