Douloureuse et, par endroits, très cruelle, l’histoire de cet album contient cependant aussi beaucoup de douceur et d’humour. L'insolite récit qu'elle nous conte n'est-il pas, à bien le lire, celui-là même de la destinée ?
Jean-Luc Sala : Oui il ne faut pas oublier qu'avant tout c'est un récit épique, un conte ! Mais c'est vrai que si on gratte le vernis on trouvera des thèmes sous- jacents, qui à mon avis font tout l'intérêt des grands récits de fantasy et des mythologies !
La thématique de fond de la série sera bien celle là : il s'agit d'explorer la différence entre le destin et la destinée. Curieusement la langue française utilise le même mot pour deux concepts assez différents. Les Anglophones ont deux mots bien différents: Fate et Destiny. Le destin « Fate » (fatalité), nous est imposé par des forces qui nous dépassent. Alors que le destin « Destiny » replace l'individu comme élément moteur, comme seul maître de son propre avenir. L'histoire de Bakemono montre des héros, qu'ils soient samouraïs, nonnes ou geishas, qui prennent leur destinée en main et qui sont confrontés à une « fatalité » imposée par le haut. Une sorte de dictature céleste contre laquelle ils vont s'élever.
Donc, oui, en ce sens Bakemono montre une rébellion de héros contre un ordre établi, contre des divinités. C'est le mythe grec de Prométhée, mais servi avec une sauce Wasabi !
On dit que les Tengus sont les réincarnations de nobles et de samouraïs qui ont été arrogants et prétentieux. Cependant, un Tengu qui fait le bien durant son existence peut espérer renaître humain. Quel est le sort de votre Tengu (qui n’a pas de nom ?)
C'est amusant que vous me posiez cette question, car hier j'ai écrit la scène ou le Tengu révèle son véritable nom !
Le folklore japonais a plusieurs types de Tengus, eux mêmes recyclés de plus anciennes légendes chinoises. Les Tengus dont vous me parlez sont ceux d'un folklore japonais assez tardif. Pour Bakemono, je me suis inspiré de légendes plus antiques, les récits des « Karasu-Tengu ». Des créatures célestes qui, sous la forme d'hommes-corbeaux, ont enseigné l'art du sabre aux plus méritants des héros humains.
Mon Tengu a cela d'intérressant qu'il est le dernier de tous ces Tengus et qu'il porte en partie la responsabilité de la disparition des siens (mais cela nous le découvrirons dans les prochains épisodes). Au début du récit, il a décidé de cesser de servir les divinités. Il a passé trop de temps en compagnie des humains et, même s'il ne les comprend pas toujours, il préfère leur amitié à celle des dieux. Les choses se compliquent assez vite dans l'histoire quand il va reprendre du service. Ses actes vont plonger le monde des hommes et celui des dieux dans le chaos.
Comment avez-vous travaillé ? Quelle a été votre démarche historique ?
Je voulais faire de la fantaisie, je voulais me frotter à la mythologie, mais c'est très compliqué de passer après les maîtres du genre ! Et puis j'ai eu le déclic oriental ! J'ai eu la chance de travailler, il y a de nombreuses années, comme illustrateur sur un jeu dédié à la mythologie japonaise et aux codes samouraïs. Donc je suis parti de la base documentaire dont je disposais déjà.
Ce qui est fascinant avec le folklore japonais c'est qu'il renouvelle le bestiaire occidental sans pour autant sembler trop éloigné du nôtre. Au final, on rentre facilement dans un récit de dragons, de magiciens, de rois, de guerriers au code chevaleresque, etc... Sauf que ce sont les différences entre cette fantasy et la fantasy occidentale qui donnent toute sa saveur à ce que je nomme l'« Oriental Fantasy ». En Orient, un dragon n'est pas forcément une incarnation du mal. Un samouraï peut pleurer en écoutant un poème, être ému par le son d'un frottement de soie et pourtant... ce même samouraï peut légalement tuer un paysan qui le regarde de travers.
Sinon, je n'essaie pas de coller à une période historique en particulier. Mes choix sont avant tout esthétiques. Le décorum est plutôt inspiré de la Renaissance japonaise, les bateaux sont plutôt coréens, les armures sont un mix entre les différentes armures du haut moyen-âge japonais. Les estampes sont des hommages aux maîtres d'Edo... Je me suis servi sans contrainte ! Il s'agit d'un monde fantastique peuplé de créatures monstrueuses, de divinités et je me sens libre d'y mettre ce que j'aime.
L’histoire complète est-elle déjà écrite ?
Oui ! Lorsque j'ai proposé le projet aux éditeurs, la totalité de l'histoire était scénarisée. J'ai passé une grosse année à préparer l'univers, l'histoire et le visuel. Il ne s'agit pas d'une série à suivre qui va vaguement vers une fin. Chaque chapitre est posé et du coup, j'ai gardé dans les albums ce découpage en chapitres. Il y aura donc une vraie fin et une vraie progression dramatique !
Pour Bakemono, avez-vous d’abord pensé scénario ou bien dessins ?
Je l'ai écrit en sachant que j'allais le dessiner. De ce fait, je crois que je n'ai écrit que des choses que j'aimerais dessiner. Mes goûts sont assez basiques : des paysages, des héroïnes et des bastons au sabre !
Nous savons que la fluidité de vos traits, entre autre, vous vient de votre passé dans le jeu vidéo. N’avez vous pas envie de passer au dessin animé ?
Avoir passé plus de 10 ans à travailler pour les jeux m'a certainement formaté ! C'est vrai qu'il est très frustrant pour un dessinateur d'essayer de donner vie à des personnages immobiles. J'ai eu la chance dans le passé de voir bouger mes créations grâce au talent des modeleurs 3D et des animateurs, c'est une expérience incroyable. Cependant, travailler dans le jeu ou l'animation c'est aussi travailler avec 50 personnes, avec des contraintes et des compromissions artistiques. Là, je suis le seul maître à bord... Mes personnages ne bougent pas, mais en échange j'ai une liberté totale... Ca n'a pas de prix !
Par contre si quelqu'un, un jour, veux faire bouger les personnages de Bakemono ou de Cross Fire qu'il ne se gêne pas !
Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ?
Sans hésitation un Calvin & Hobbes ! Parce que c'est certainement la BD la plus universelle du monde. Elle s'adresse aux enfants ou à l'enfant que l'on a été. Cette BD a réussi à battre les Peanuts (Snoopy, Woodstock et Charlie Brown) sur leur propre terrain ! Tout y est excellent, l'humour avant-tout, mais aussi le dessin, la tendresse et le cynisme, la poésie et les réflexions philosophiques. Qué viva Calvin & Hobbes !!
Propos recueillis en avril 2008 par