Avant que cela ne soit plus possible, le spécialiste des cultures asiatiques Nicolas Finet a eu la lumineuse idée de réunir une équipe de neuf rédacteurs pour composer le DicoManga, un « dictionnaire encyclopédique de la bande dessinée japonaise». L'ambition de cet ouvrage consiste à faire le tour exhaustif du sujet. Riche de 1500 entrées, 900 illustrations et d'une vingtaine de focus thématiques, le DicoManga établit les fiches biographiques de tous les auteurs et chronique toutes les séries, diptyques et one-shots de manga parus en France au 31 décembre 2006. Excusez du peu.
Et comme, toujours en raison de la relative jeunesse du domaine, la quasi totalité des titres manga sont disponibles (en librairies, chez les éditeurs ou d'occasion), le DicoManga a toutes les chances d'être, en plus d'un ouvrage de référence, la source de toutes les tentations !
- Quelle est l'histoire de votre relation avec le manga ?
Nicolas Finet : L’histoire de ma relation avec le manga se confond avec celle de ma relation avec l’Asie orientale, qui est ancienne et profonde. Je voyage et je séjourne très régulièrement dans cette région du monde depuis une vingtaine d’années. Le Japon fait évidemment partie des destinations qui me sont très familières. Par ailleurs, j’entretiens, depuis à peu près aussi longtemps, une relation étroite avec le monde de la bande dessinée –tour à tour comme journaliste, auteur, éditeur, consultant, etc. Assez logiquement, j’ai entrepris de faire la synthèse de ces deux passions, ce qui nous amène au manga. J’ai commencé à creuser le sujet à partir de 1995, à l’époque où je collaborais à la revue de bande dessinée aujourd’hui défunte des éditions Casterman, (À Suivre) – revue à laquelle j’ai d’ailleurs consacré un livre mémorial il y a quatre ans. Casterman, alors, commençait à publier ses premières bandes dessinées japonaises, et c’est dans ce cadre que j’ai fait paraître plusieurs dossiers consacrés aux mangas. J’ai également réalisé, pour (À Suivre), plusieurs entretiens avec des mangakas. Je crois notamment avoir été le premier journaliste français à interviewer Jirô Taniguchi. Dans les années qui ont suivi, souvent au fil de mes voyages au Japon, j’ai régulièrement fait paraître des reportages, des dossiers et des articles sur la bande dessinée japonaise dans la presse magazine française – la plupart du temps des titres non-spécialisés, comme CB News, Challenges, Ça m’intéresse, A Nous Paris, etc. Le DicoManga qui paraît aujourd’hui est aussi, d’une certaine manière, la résultante de ce double compagnonnage, de longue haleine, avec la bande dessinée d’une part et l’Asie orientale d’autre part.
- Un dictionnaire du manga, pourquoi faire ?
Un tel ouvrage n’existait tout simplement pas. Non seulement en France, mais aussi –à ma connaissance en tout cas– nulle part ailleurs dans le monde. En France, pays de naissance de l’Encyclopédie, nous avons une réceptivité particulière aux dictionnaires de toute nature, et sans doute un réel savoir-faire éditorial en la matière. La raison d’être d’un dictionnaire, quel qu’en soit le thème, c’est de structurer, clarifier et organiser la transmission d’une connaissance sur un sujet donné, avec, souvent, une intention d’exhaustivité. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire avec le DicoManga — d’autant que le domaine s’y prête tout particulièrement : la profusion est telle que beaucoup de lecteurs, qu’ils soient néophytes ou amateurs, sont en manque de repères, ils ne parviennent plus à appréhender, suivre, décoder cette masse d’ouvrages. Le DicoManga répond à ce besoin ; il veut être à la fois un outil de curiosité, à la fois informatif et ludique, et une sorte de boussole pour s’orienter dans l’océan des mangas.
- Référencer et chroniquer la quasi totalité des mangas parus en France, est assurément un travail de titan. Comment avez-vous constitué l'équipe ? Y avait-il des consignes particulières d'écriture ?
L’équipe rédactionnelle est constituée de neuf personnes, moi compris, pratiquement à parité hommes / femmes, avec une petite moitié de japonisants. Je connaissais presque tous les auteurs avant d’entreprendre ce travail. Mes critères de choix ont été la familiarité des auteurs avec le sujet, l’aptitude à trouver, hiérarchiser et transmettre l’information, et enfin la qualité d’écriture. Il n’y avait pas de consigne particulière d’écriture, excepté, de ma part, une exigence de rigueur de tous les instants. J’ai même encouragé chacun à laisser s’exprimer librement son style particulier, et je me suis efforcé, à l’arrivée, de respecter le regard et les options éditoriales des uns et des autres. J’espère que cela se ressent à la lecture.
- Le manga, dites-vous, est en train de conquérir le monde. Mais pourquoi la France se passionne t-elle plus que d'autres pays pour les mangas ? Qu'est-ce qui a changé entre l'époque où "Le cri qui tue" intéressait une poignée de pionniers, et aujourd'hui où la lecture de manga est devenu un phénomène de masse ?
J’ai développé mon analyse de ce phénomène dans la préface du DicoManga. J’y expose cinq facteurs à mes yeux décisifs, qui se sont conjugués les uns aux autres :
1. l’espace francophone européen est de longue date une « terre de bande dessinée », et à ce titre est probablement dépositaire d’une réceptivité au genre qui a facilité la percée de la bande dessinée japonaise.
2. la première génération des passionnés, véritables « militants » de la cause manga, a joué un rôle déterminant dans la propagation du genre — ils sont d’ailleurs souvent aujourd’hui, pour beaucoup d’entre eux, à la tête des structures qui participent de son épanouissement.
3. l’effet générationnel – et là, vous me pardonnerez de me citer moi-même, mais c’est encore la meilleure manière d’être précis : « Le monde foisonnant des mangas, et des multiples créations qui en découlent (animation, jeux vidéos, figurines, jouets et goodies en tout genre), est probablement le premier à avoir permis à toute une jeunesse d’inscrire ses pratiques culturelles non pas en rupture mais dans le prolongement logique de celles de ses parents (disons, pour simplifier, un respect partagé pour la bande dessinée), tout en réussissant néanmoins à affirmer sa différence, sinon sa rébellion, à travers des contenus, des codes et des goûts parfaitement hermétiques et incompréhensibles pour les générations précédentes. Quelle séduisante combinaison ! »
4. l’intelligence stratégique et tactique de la communauté éditoriale japonaise, qui exporte à travers le manga les valeurs culturelles du Japon (c’est le « modèle hollywoodien »), et développe à cet effet des politiques commerciales extrêmement efficaces.
5. l’extraordinaire aptitude des auteurs et des éditeurs japonais à valoriser la proximité des œuvres avec leurs lecteurs – ce que ne fait pas, ou mal, ou pas assez, la bande dessinée de tradition européenne.
- Selon le rapport ACBD 2007 de Gilles Ratier, neuf séries manga concentrent plus de 50% des ventes... Comment lisez-vous cette statistique ?
Cela ne m’apparaît pas comme une chose étonnante. Dans la plupart des activités humaines qui s’organisent dans un rapport marchand, quelles qu’elles soient, 80% de ce qui se commercialise provient de 20%, ou moins, de ce qui se produit. La bande dessinée n’y échappe pas, même lorsqu’elle est d’origine japonaise.
- La frénésie avec laquelle les éditeurs publient les titres ne porte t-elle pas ombrage à certains ouvrages, qui n'ont pas le temps de trouver leur public ? Par exemple, l'oeuvre quasi intégrale de Tezuka publiée en quelques années, est-ce bien raisonnable ?
Si, bien sûr, la frénésie des éditeurs peut être un facteur de préjudice. Mais ce n’est à mon sens pas spécifique au manga ; on peut faire la même remarque pour l’ensemble du secteur de la bande dessinée aujourd’hui en France, qui tend à une surproduction dommageable pour la visibilité et la pérennité de la création en général.
- Manga, pour vous, cela désigne un mode de narration, ou c'est une simple appellation d'origine ? Que pensez-vous des livres non-japonais qui se réclament de la culture manga ?
Le sous-titre du DicoManga est « le dictionnaire encyclopédique de la bande dessinée japonaise ». Pour moi, le terme manga désigne une origine, pas davantage. Exactement comme l’usage du terme « comics » a fini par s’imposer pour qualifier la bande dessinée anglo-saxonne. Il s’agit encore et toujours de bande dessinée. Ce qui n’empêche pas, par ailleurs, de constater que les auteurs et les éditeurs japonais ont collectivement développé des modes narratifs et graphiques qui leur sont propres, et d’examiner en quoi c’est intéressant, novateur, différent, etc.
Je n’ai pas encore d’opinion arrêtée sur les livres non-japonais qui se réclament de la culture manga : le phénomène me paraît, pour l’heure, beaucoup trop récent et anecdotique (je n’y mets pas de sens péjoratif) pour pouvoir être évalué de façon pertinente. Intuitivement, j’aurais tendance à dire que ce qui compte de toute façon, comme toujours, c’est le talent des auteurs : ont-ils quelque chose à raconter ? sont-ils les dépositaires d’une œuvre qui fait sens ? Ce sont, à mon sens, les critères qui prévalent ; que les auteurs, ensuite, mettent en œuvre ce qu’ils ont à dire dans une forme qui emprunte à la culture manga, ou qui s’en réclame, est au fond relativement secondaire.
- Le DicoManga ne distingue pas les ouvrages en fonction de leur intérêt... Mais vous, quels seraient vos cinq indispensables ? Et vos titres préférés dans les parutions actuelles ?
Exercice toujours difficile, mais enfin, voilà :
- Cinq indispensables : « Planètes » de Yukimura Makoto, « Monster » de Urasawa Naoki, « Ayako » de Tezuka Osamu, « Lone Wolf & Cub » de Kojima Goseki et Koike Kazuo, « L’école emportée » de Umezu Kazuo.
- Quelques titres que j’apprécie dans la production actuelle (actuelle au sens de « sortant actuellement sur le marché français », il peut donc s’agit d’œuvres datant, au Japon, de plusieurs années) : « Helter Skelter » de Okazaki Kyoko, « Kitaro le repoussant » de Mizuki Shigeru, « Vagabond » de Inoue Takehiko, « Lady Snowblood » de Kamimura Kazuo et Koike Kazuo, « Un monde formidable » de Asano Inio, « Sidooh » de Takahashi Tsutomu, « Ushijima » de Manabe Shohei.
Propos recueillis en mars 2008