L'Institution de Christian Binet (Audie/Fluide Glacial), Journal de Fabrice Neaud (Ego comme x), (A)mère de Raphaël Terrier (La boîte à bulles), Daddy's girl, de Debbie Drechsler (L'Association), Seules contre tous de Miriam Katin, par delà les choix narratifs, les styles et les ambiances très différents, représentent tous pour leurs auteurs une part d'eux-même et des souvenirs qu'il s'agissait de poser, dans une perspective presque thérapeutique, pour pouvoir aller de l'avant.
Amères Saisons entre dans cette catégorie d'autobiographies salutaires et réconciliatrices pour leur auteur. Il aura fallu une quinzaine d'année à Etienne Schréder, pour enfin coucher sur papier une période de sa vie longtemps refoulée, et pour achever de faire la paix avec un passé sous l'emprise de l'alcool. Entreprendre ce travail n'était pas une décision facile à prendre. Mais au bout de la route, il y a une certaine forme de réconciliation avec soi-même... et pour le lecteur, un ouvrage d'une intensité et d'une émotion rares.
A la fin de la lecture d’Amères Saisons, j’ai immédiatement pensé au roman de JP Defreigne, qui décrit, sans complaisance, la journée d’un alcoolique. Vous avez des phrases sèches, lisses, les 200 pages se lisent d’une traite. Vous songiez depuis longtemps à cet album ?
Etienne Schréder : Au rang de mes premières intentions, quand je me suis attaqué à ce travail, cela devait rester, dans tous les cas de figure, une BD, c’est-à-dire quelque chose qui se lise rapidement, et qui respecterait les codes du genre. Je songeais depuis très longtemps à faire ce livre. Depuis le jour où je me suis engagé professionnellement en bande dessinée, j'ai su que je le réaliserais. La seule chose que je ne savais pas, c’était la forme que cela allait prendre.
Le noir et blanc était évident ? En tant que lecteur, on a l’impression que l'absence de couleurs vous permet de mieux mettre le récit en valeur.
Oui on peut le voir comme ça. Mais la raison est plus basique : tous les souvenirs que j’ai de cette époque-là sont en noir et blanc. Même si je suis dans le Sud de la France, dans la Provence ensoleillée, les couleurs sont inexistantes.
J’ai pour ma part l’impression que le dessin est plus un soutien au texte…
Vous me comblez ! C’est vrai que les décors ont peu d’importance. D’ailleurs, je n’ai pas hésité longtemps devant la nécessité, ou le besoin, de revoir les lieux. Je n'y suis donc pas retourné et me suis servi de documentation.
Pour Bruxelles, bien entendu, cela ne me posait aucun problème. Mais pour Toulon, j'ai recréé la ville à partir d’autres documents.
C’est une histoire très personnelle, un peu comme si vous vous adressiez à vous même. L’avez vous écrit pour vous cet album ?
Oui et vous faites bien d’insister car c’est la première fois, dans mon travail de bande dessinée, que je prends le soin d’écrire tout préalablement. J’étais toujours en proie à mes hésitations quant à la forme. J’ai suivi le conseil d’un ami qui m’a suggéré de raconter mon histoire sous forme d’un texte continu.
J’ai donc écrit, sans arrière pensée de scénario ou de découpage graphique, sans même chercher à visualiser. Le but était d’apporter un témoignage à quelqu’un, n’importe qui. Il n'y a donc pas d’effet de style. C'est une écriture blanche, comme aurait dit Camus.
Ma première surprise, c’est que cela a été très vite. J’avais suffisamment de recul et je tenais mon sujet : en un mois tout était rédigé.
Le danger suivant, quand je me suis attaqué aux planches, était de m’éloigner de ce texte. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé. Mais j’ai flanqué ces planches-là à la poubelle et j’ai recommencé en me disant le texte initial devait rester tel quel.
L’urgence de l’écriture répondait-elle à un certain besoin ?
C’est une urgence, c’est un besoin, comme une nécessité narrative. Le temps de gestation avait été assez long, 15 années… Donc cela suffisait. Tout le reste devait procéder d’une dynamique, de l’énergie d’une écriture immédiate. Pour le dessin, j’ai cherché, là aussi, une forme de graphisme qui collait bien au texte. Rien de compliqué, mais il m’a fallu quand même quelques mois pour arriver au résultat.
Vous évoquez souvent le regard des autres, d’ailleurs vous partez vivre votre déchéance en France, loin de Bruxelles. Pourquoi alors avoir choisi l’autobiographie plutôt qu’une histoire romancée ?
Parce que toutes mes tentatives pour une histoire romancée n’abordaient pas vraiment le sujet, qui pour moi, reste l’alcoolisme. En 1998, Casterman a publié La couronne en papier doré. L’alcoolisme était si bien camouflé, sous tant de métaphores, de pratiques scénaristiques compliquées, que j’étais le seul à pouvoir faire la bonne lecture de cet album.
C’était un Roman (A SUIVRE) qui traitait d’alchimie. A mon sens, l’alchimie est une parfaite métaphore de l’alcoolisme. Le feu liquide qui consume tout, mais une fois opérée la destruction totale, autre chose peut naître ; cette chose que les alchimistes nomment la pierre philosophale, l’or. Je me suis donc lancé dans un récit totalement ésotérique et lorsque j’avouais, de temps en temps, à des proches « Tu sais, c’est autobiographique cette affaire-là » on me regardait avec des yeux ronds. Au niveau de ce récit, j’ai échoué mais je ne m’en suis pas tenu là. Je lui ai donné une suite ou du moins un prolongement, en étant plus explicite, avec un personnage qui clairement consommait de l’alcool. Je lui avais inventé un double, et c’était encore une histoire totalement alambiquée. Là, Casterman a refusé. J’étais très mal suite à ce refus. Le hasard a voulu que l’éditrice qui a publié Amères saisons soit celle qui m’avait éjecté cinq ans auparavant. Elle m’a dit « Tu vois, j’ai eu raison de refuser. »
Elle le sentait ?
Oui, elle m’a dit c’est un sujet qu’elle connaissait très bien. Et que l’autobiographie, le constat clinique, était selon elle la seule bonne manière de traiter le sujet.
Le regard d’autrui n’est plus important à présent ? Que s’est il passé ?
C’est une question d’âge, je ne cherche pas de grandes justifications psychanalytiques. A partir de la cinquantaine, je commence tout doucement à me sentir bien et je ne demande pas nécessairement l’approbation des autres. Mais c’est vrai que durant une grande partie de ma vie, le regard des autres m’a terrifié.
Comment peut on recréer des liens après tant d’errances ?
Il y a les amis que j’ai usés et qui sont restés. Mais à part eux, cela a été la grande purge.
Comment s’est passé le pardon ?
Lorsque j’ai eu bu mon dernier verre, sans savoir que c’était le dernier, et que l’abstinence s’est ancrée au quotidien, une nouvelle forme de vie s’est installée. Il est devenu alors impératif pour moi de tout changer. Donc, j’ai recréé de nouvelles amitiés qui n’avaient plus rien à voir avec les précédentes, dans le milieu de la BD. Certaines ont été pour moi indispensables et le sont toujours. C’était aussi une période où je ne cachais pas mon passé, mais où je n’en faisais pas étalage pour autant. Si on m’interrogeait, je répondais. Si on ne me posait pas de questions, je ne disais rien. Il était nécessaire que je fasse mes preuves dans ce nouveau métier que je m’étais choisi. Je me suis dit : évitons de nous faire juger ou apprécier à l’aune d’un passé catastrophique. Faire des claquettes, jouer du tambourin… Tout aurait été mieux que mon existence antérieure. Progressivement, j’ai lâché quelques bribes de cette histoire.
Comment a été accueilli cet album auprès de vos proches ?
De façon très enthousiaste. Je ne dis pas que la réaction de mes proches me faisait peur, mais j’avais un petit fond d’appréhension.
Leur avez-vous fait lire avant la publication ?
Non, je ne leur ai pas fait lire. Mais en ce qui concerne mes enfants, ils étaient parfaitement au courant. Je leur ai quasiment demandé l’autorisation de le faire et l’idée du projet les a emballés. Ils étaient beaucoup moins emballés après l’avoir lu, même s’ils m’ont témoigné leur affection et leur estime. Il y a eu de part et d’autre un gros sous-entendu du style «il faudra qu’on en reparle mais pas tout de suite». Mon fils a été beaucoup plus direct il m’a carrément dit que cela avait ranimé certains reproches qu’il avait à me faire.
Qu'un fils ait des reproches à faire à son père, je trouve cela extrêmement salutaire.
Tous les autres membres de la famille, et même les amis, ont réagi de façon très touchante avec chacun leur vision. J’ai eu des réactions totalement inattendues, notamment celle d’un ami que je n’avais plus vu depuis 20 ans, un ami d’université qui m’a téléphoné pour me dire à quel point ça l’avait touché et à quel point il se sentait coupable. Je ne voyais pas ce qu’il voulait dire. Il m’a répondu : «A l’époque de l’université, nous partagions la même maison. Quand on voyait la façon dont tu démarrais ta vie, picolant dès le mati, et que nous, on n’osait rien faire, on n’osait rien dire… Souvent je me suis senti coupable».
Je n’aurais jamais imaginé cela.
Quelles sont vos influences ?
Il y a un bouquin très important, pour moi, même s'il n'a aucune influence directe sur mon travail. C'est Maus de Spiegelman, que je suis fier d’avoir lu très tôt, bien avant que tout le monde en parle. C’est grâce à ce livre que je me suis rendu compte à quel point la BD pouvait aborder tous les sujets. Maus reste pour moi un ouvrage de référence.
Sinon mes influences graphiques sont tellement nombreuses que j’aurais du mal à les citer, ça va de Muñoz à Comès, ce sont toujours des dessinateurs en noir et blanc.
Votre vie est en couleurs maintenant ?
Je ne suis pas porté vers la couleur. Néanmoins, si j’aime le cinéma américain, ce ne seront pas nécessairement les films noirs des années 50. Même si je possède des livres qui en traitent, mais plutôt au niveau de la photo, de l’éclairage. J’ai tellement d’influences, que parfois j’ai l’impression de faire feu de tout bois, ou d’être une éponge qui absorbe tout. J’avoue être un copiste frénétique.
Je crois que je suis influencé par tout ce que je vois. Quand je suis dans l’écriture d’un album ou l’élaboration d’un dessin, cela ne me quitte plus et quelques secondes d’un film peuvent générer plusieurs planches.
Je me souviens d’un album publié chez Glénat, d’une scène que j’avais piqué à D. Lynch dans Lost Highway et j’étais un peu gêné, convaincu que tout le monde allait le voir. Or personne ne s’en est rendu compte. Lorsque je dis que j’ai été influencé par Lost Highway pour cette partie précise, personne ne me croit.
On m’a tellement comparé à des tant d’auteurs que je n’ai pourtant jamais copié, alors qu’en revanche personne n’a jamais remarqué tout ceux qui m’ont réellement influencé !
Si vous deviez faire decouvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ?
J’hésite entre Maus et Tintin au Tibet. Je sais que pour Tintin, je ne cours pas de risque. Maus, c’est différent mais c’est le bouquin que j’ai le plus offert.
Propos recueillis en mars 2008 par