Contrairement à l'Egypte, la Grèce, Rome ou la Gaule, la civilisation mésopotamienne a rarement servi de cadre à des bandes dessinées. Il n'en était que plus intéressant de rencontrer Alain Paris et Simon Dupuis, scénariste et dessinateur de La porte d'Ishtar
Comment en vient-on à collaborer sur un tel sujet ?
Alain Paris : Par une suite de coïncidences. J’ai fait connaissance par hasard avec François Miville-Deschênes (« Millénaire » aux Humanos), il m’a présenté, il se trouve que je connaissais Bruno Lecigne, le directeur littéraire – on avait travaillé ensemble 20 ans plus tôt. Du coup, il m’a proposé d’adapter un de mes romans (Chroniques d’Antarcie). Dans la foulée, il s’est laissé convaincre de prendre GALATA dans sa collection « Dédales », mais cela ne me suffisait pas : j’avais en vue ma chère Babylone… j’ai donc fait le forcing car en principe, avec 11 séries, Dédales affichait complet. Heureusement, 2 projets ont capoté et j’ai pris la place laissée libre avec mon héroïne.
Qu’est qui vous séduit dans Babylone ?
Alain Paris : J’ai vécu huit ans à Babylone, au IXème siècle avant JC. Pendant toutes ces années, j’ai mangé babylonien, j’ai pensé babylonien, et j’ai même prié les Dieux de Babylone. Je connais chacun des quartiers de cette cité, et le palais aux Jardins Suspendus de la reine Sémiramis est pour moi devenu familier.
En 1989, j’avais écrit pour le quotidien La Montagne une nouvelle intitulée Sinshar-Ischkoun dont l’action se déroulait parallèlement de nos jours et en Mésopotamie il y a trois mille ans. En 1993, j’ai publié un roman de SF intitulé Awacs (Fleuve Noir), dont l’action se déroule durant la Guerre du Golfe mais aussi à Sumer.
J’ai franchi pour la première fois la Porte d’Ishtar en juillet 1995. Cet été-là, au bord de la mer, je lisais La Mésopotamie de Georges Roux pour occuper mes soirées. Quelques lignes seulement dans cet ouvrage mentionnent le règne légendaire de la reine Sémiramis, mais ces lignes éveillèrent un écho dans mes souvenirs d’adolescent. Sémiramis, esclave et reine : tel était le titre d’un inénarrable peplum des années 60, un somptueux nanar interprété par Rhonda Fleming, pulpeuse Sémiramis, introducing un Ricardo Montalban aux joues duveteuses qui luttait à mains nues avec des crocodiles en caoutchouc. Des images restaient gravées dans ma mémoire, d’un roi débauché coiffé d’une tiare incrustée de pierreries, d’une reine voluptueuse revêtue – ou dévêtue de légers voiles, de soldats barbus abattant des murailles à coups de béliers et massacrant les populations terrorisées ! Pour toutes ces raisons, j’ai décidé d’écrire une pseudo-biographie de Sémiramis.
Recherche de documentation, puis écriture, m’occupèrent jusqu’en janvier 2000. En parallèle, j’utilisai toute cette matière pour rédiger une nouvelle que j’envoyai au concours annuel organisé par le Rectorat de Clermont-Fd. Sous le même titre que le manuscrit du roman, cette nouvelle fut sélectionnée par le jury du concours et retenue avec neuf autres pour figurer dans le recueil L’Exil (CRDP d’Auvergne)*. Le manuscrit du roman Seuls les Dieux vivent à jamais sous le Soleil fut envoyé à Jean-Daniel Belfond et à ses Editions de L’Archipel. Il devint Moi, Sémiramis, reine de Babylone*.
Moi, Sémiramis, a reçu un bon accueil des lecteurs, mais il n’a pas pulvérisé des records de vente. A ce jour, le roman a été battu d’une courte tête par un ouvrage de Dominique Baudis pour le Prix Océanes du Roman historique, et il a été traduit en Grèce, en Turquie** et tout récemment en Ukraine. Pour abréger, j’ai vu l’occasion de prolonger mon expérience babylonienne.
Les recherches historiques ont dû être redoutables car il existe assez peu de manuscrits, quelle a été votre démarche historique ?
Alain Paris : Au contraire, les Babyloniens notaient tout, sur des milliers de tablettes, et c’est ce support qui a mal résisté au temps. Mais il reste encore cent fois plus de découvertes à faire et dans tous les domaines, de l’astronomie à la cuisine. C’est fascinant !
Ma démarche consista simplement à rassembler le maximum de documentation iconographique et à expliquer tout en détail à Simon Dupuis. Pendant plusieurs mois, il a vécu en immersion. A noter que au départ, il connaissait Babylone, Nabuchodonosor et les Jardins suspendus. Je lui tire mon chapeau !
Avez-vous été « obligé » d’inventer faute de documents ? A quel moment ?
Alain Paris : Je n’ai strictement rien inventé : les «Fils bien nés», le «Service des Yeux et des Oreilles», le «Bureau des rêves», pas plus que le système judiciaire. Mais il reste encore quantité de choses curieuses… peut-être dans une autre enquête à venir si celle-ci trouve son public… ou à travers des novellisations qui m’ont été proposées…
Quelles sont vos influences ?
Alain Paris : Je suis une éponge : tout m’influence !
Mêmes questions, mais cette fois au dessinateur Simon Dupuis...
Comment en vient-on à collaborer sur un tel projet ?
Simon Dupuis : Pour moi, il s’agit d’une suite d’heureux hasards : revenons quelques années en arrière. Je venais de quitter Montréal pour aménager dans une autre ville avec ma famille grandissante. Cela faisait donc une douzaine d’années que j’habitais la Métropole quand nous avons décidé, ma conjointe et moi d’acheter une propriété située à St-Jérôme dans les Basses Laurentides (Québec)… Le déménagement eut lieu vers la fin de l’été, il y avait encore des cartons partout dans la maison. À travers ce chantier, j’avais établi une installation de fortune pour l’ordinateur, d’où je pouvais continuer à prendre mes courriels tout en constituant mon atelier. Un soir, alors que je venais de terminer une série de décors d’animation pour les nouveaux épisodes de Ren & Stimpy, je décidai d’aller prendre mes messages sur mon poste. Il faisait une chaleur telle que le chant des criquets enterrait le bruit du ventilateur. Finalement, je tombe sur un message d’Alain Paris (le scénariste de la présente série) Il me dit qu’il a communiqué avec François Miville-Deschênes (ami de longue date et dessinateur de Millénaire) Il veut soumettre aux Humanos son projet de BD et il est à la recherche d’un dessinateur. François est déjà pleinement occuppé à bâtir l’univers de Millénaire, le gaspésien lui suggère donc ma candidature, sachant qu’un tel projet de BD ayant pour trame une intrigue bien ficelée pourrait m’intéresser. Mais je ne m’emballe pas trop vite car il m’est arrivé à plusieurs reprises de recevoir des demandes de ce genre qui finissaient par avorter en cours de route… je réponds à Alain qu’effectivement, cela pourrait m’intéresser mais avant de sauter dans le train, j’aimerais avoir la certitude que le scénario soit validé par l’éditeur. Et puis la confirmation arrive. J’accepte donc l’invitation. Mais attention, rien est gagné pour ma part, je sais que je vais devoir soumettre un dossier constitué d’une galerie de personnages principaux ainsi que de quelques exemples de planches tout en sachant que l’éditeur ne retiendra pas automatiquement ma candidature : le scénariste peut suggérer un dessinateur mais c’est l’éditeur qui aura le dernier mot ! Pendant les mois qui suivent, je me plonge tête baissée dans l’Euphrate, à la recherche des vestiges de la Mésopotamie. J’avais signé les contrats, l’aventure était donc lancée !
Bref, tout ce préambule pour dire que si le projet à vu le jour, c’est grâce à la confiance de trois braves gaillards : Alain Paris, François Miville-Deschênes et Bruno Lecigne (directeur de collection chez les Humanos).
Qu’est qui vous séduit dans Babylone ?
Simon Dupuis : Babylone, c’est pour moi l’exotisme à 360 degrés, une magnifique ville antique qui a marqué l’histoire par sa très grande culture, située dans une région qu’on a qualifiée de berceau de la civilisation : la naissance de l’écriture (cunéiforme), le code civil (la loi), l’astronomie, etc.
Babylone se démarque aussi par ses temples imposants et son art très stylisé : Taureaux et dragons sur les portes bleues émaillées à l’entrée de la cité.
Sa renommée repose sur des projets d’architecture démesurés : la grande ziggourat (tour de Babel), les jardins suspendus et… les longues barbes calamisées que je dessine en abondance depuis les dernières années!
Les recherches historiques ont dû être redoutables car il existe assez peu de manuscrits, quelle a été votre démarche historique ? !
Simon Dupuis : Mon scénariste, féru d’histoire, m’avait conseillé une liste d’ouvrages. J’ai réussi à en retrouver quelques-uns à ma bibliothèque municipale ! Aussi, il faut dire qu’Alain avait écrit un roman intitulé : «Moi, Sémiramis, reine de Babylone». À la lecture, on retrouve tout le contexte historique de La Porte d’Ishtar ainsi qu’une brochette de personnages qui reviennent dans la série BD. Donc, au niveau littérature, il y a quand même des ouvrages qui vulgarisent assez bien la vie à cette époque. Mais du côté documentation visuelle, lorsque je me suis rendu compte qu’il y avait très peu de choses, ce fut la panique générale. Progressivement, je me suis dit qu’il fallait regarder ce qui avait été fait du côté reconstitution dans les livres d’histoire et dans les encyclopédies, J’essayais de trouver les caractéristiques générales qui pouvaient «aider» à rendre ce genre de projet crédible… J’ai visionné une bonne quantité de péplums, des documentaires sur l’Irak et le Moyen-Orient en général. Aussi, j’ai trouvé beaucoup d’infos en naviguant sur internet dans des espèces de musées virtuels. J’ai épluché des livres portant sur l’histoire du costume. J’ai trouvé des ouvrages spécialisés que j’ai commandé sur Ebay : de vieux National Geographic datant des années 50 qui relatent les découvertes des explorateurs en Mésopotamie ! Finalement, malgré la rareté des documents , j’ai réussi à me constituer une banque documentaire intéressante pour le projet. Mais pour moi, ce qui rendait ce début d’aventure redoutable, c’est qu’il y avait plusieurs défis à relever en même temps. Premièrement, il s’agissait pour moi d’un premier album et je ne voulais pas décevoir le scénariste ou l’éditeur. J’ai donc consacré beaucoup d’efforts pour satisfaire tous les intervenants du projets. Deuxièmement, il fallait que mon personnage soit une jeune héroïne grâcieuse ascendante adulte mais pas encore femme… donc une difficulté supplémentaire se greffait aux autres. Et troisièmement, bien qu’il s’agisse d’une sorte de polar, il me fallait faire revivre Babylone pour qu’on y croit.
Avez-vous été « obligé » d’inventer faute de documents ? A quel moment ?
Simon Dupuis : Au cours de mes recherches en tant que néophyte, j’ai constaté (photos à l’appui) que les fondations de Babylones ont été mises à jour… et c’est à partir du résultat de ces fouilles qu’on peut élaborer un plan de Babylone. Nous savons donc qu’il y avait une double enceinte qui entourait la ville et qu’il y avait plusieurs entrées disposées tout autour. La plus impressionnante était la porte d’Ishtar à cause de ses tours crénelées, sa couleur bleu émaillée et de la longue voie processionnelle qui la traversait comme le font les grandes artères principales de nos mégalopoles d’aujourd’hui. Il y avait une quantité de temples dont le palais royal et la célèbre grande Ziggourat (la tour de Babel). Une fois la documentation de base digérée, j’ai érigé ma propre version de Babylone en respectant ces données de base pour l’architecture générale, j’ai inventé tout le reste en m’inspirant de tout ce qui pouvait faire vibrer ma fibre babylonienne. Les paysages sont de pures créations, Les autres villes et campagnes aussi. Les bas-reliefs, quant à eux, furent de bonnes sources d’inspiration pour les motifs, les fresques et les dallages. Au début, Il est arrivé une fois que le scénariste me reprenne en me spécifiant que les habitations de l’époque n’avaient pas (ou presque pas) de fenêtres. Je me suis donc réajusté et j’ai travaillé dans cet optique par la suite… merci Alain!
Quelles sont vos influences ?
Simon Dupuis : Mes influences, tout comme mes goûts en général, sont très éclectiques! Je suis québécois et là où j’ai grandi, on consomme autant les comics américains que les albums BD franco-belges. J’ai quand même toujours eu une plus grande attirance envers la BD européenne... l’originalité des récits et des dessins l’emportait souvent quand venait le temps de choisir une BD. Je me souviens que lorsque je suis arrivé à Montréal, vers l’âge de 18 ans, j’ai déniché un marchand de magazines dans le métro qui vendait de vieux numéros de Métal Hurlant. Il avait même des hors-série. Ils étaient emballés par paquets de numéros et le prix d’alors était dérisoire… bref une vraie liquidation qu’il ne fallait pas manquer. Je me suis monté une collection dans laquelle j’ai découvert toute une génération de «top dessinateurs» : Moebius, Corben, Bilal, Liberatore, Serpieri. Je lisais des extraits et ensuite j’allais me procurer les albums en librairies d’occasion. Ces mags étaient édités par les Humanoïdes Associés. Cette maison d’édition dont les publications me faisaient tant rêver étaient pour moi la fin du monde ! Je les prêtais difficilement ! Je me souviens aussi du Noël où j’avais trouvé un cinéma répertoire qui repassait Heavy Metal, the movie dont j’avais tant entendu parler à travers mes lectures. Le mobilier du cinéma devait être aussi vieux que le film car mon siège c’est effondré pendant la projection ! À ce moment-là, j’étais loin de me douter que 18 autres années plus tard, ces mêmes Humanos me publieraient mon premier album en me confiant le dessin d’une nouvelle série!
Aujourd’hui, il m’est difficile de dire quelles sont mes influences parce que j’en ai eu tellement. Je suis également illustrateur alors cela implique une multitude d’autres influences : Wyeth, Parada, Rockwell, etc. Cependant, je peux dire quelles sont les séries j’ai préférées au cours des dernières années. J’ai beaucoup aimé le travail de Marini pour Le Scorpion, Durand pour Cliff Burton, Boucq pour Bouncer, Gibrat pour Le sursis, Juillard pour Plume aux vents, Dodier pour Jérôme K. Jérôme Bloche, Epting pour Captain America (winter sodier) et Mc Niven pour Civil war et Fantastic Four. Bien entendu, il y a les références bibliques comme Giraud pour l’ensemble des Blueberry et particulièrement pour le dessin de ses derniers, Rosinski pour l’ensemble de ses Thorgal. Voilà ! Ah j’oubliais, Le disque Elephant, des White Stripes a joué et rejoué et re-rejoué pendant que je dessinais le tome 1. (C’est une amie qui me le faisait remarquer)
Ce que j’aimerais un jour, ce serait de faire un album en couleurs directes. Il me semble que cette expérience combinerait tout mon bagage d’illustrateur-peintre-coloriste avec mon bagage de dessinateur… C’est à suivre !
Propos recueillis en février 2008