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Lumière sur Trois ombres

rencontre avec Cyril Pédrosa

par Alexandra S. Choux News 30/11/2007 à 02:54 4322 visiteurs
Cyril Pédrosa se dit issu de la culture populaire, nourri aux Beatles, à La nuit du chasseur ou encore par Les enfants du Paradis.

Après Ring Circus et Shaolin Moussaka, en collaboration avec David Chauvel, il avait prouvé son savoir-faire d'auteur complet dans Les coeurs solitaires.

Trois ombres, conte onirique qui nous transporte dans un univers peuplé par nos peurs, notre enfance et nos chimères, marque un nouveau jalon dans son parcours : Pédrosa y dévoile de nouvelles facettes de son talent...



Trois ombres traite du travail de deuil, du refus de la mort. Ces thèmes ont-ils une résonance particulière pour vous ?

Cyril Pédrosa : Oui bien sûr, sinon je n'aurais pas entrepris ce travail. Mais on ne se lève pas le matin en se disant « tiens aujourd'hui je vais parler de la mort », ça ne se passe pas comme ça... Je suis persuadé que tout le monde est, à un moment ou un autre, qu'il le veuille ou non, attrapé par ces questions. J'ai été attrapé, un peu plus fort qu'avant, lorsque des amis ont perdu leur fils. J'ai appris beaucoup de choses auprès d'eux à ce moment là, sans doute bien plus que je n'ai pu moi leur apporter à ce moment-là.
J'ai découvert à quel point j'étais dans l'illusion, d'une certaine façon, de prétendre protéger mes propres enfants des dangers du monde, de la vie... Et sans doute que je ne savourais pas assez chaque moment à leurs côtés.
Enfin voilà, tout cela n'est pas original, mais cela m'a durablement et profondément touché. Je ne comptais pas faire un livre à partir de cette expérience. Je ne voulais pas faire un livre à thème, ni délivrer un message. Mais cela s'est imposé, que je le veuille ou non, et, petit à petit, cette histoire est née.



Il y a une grande délicatesse du trait, une certaine rondeur dans vos dessins, un goût d’enfance. Est-ce pour prendre de la distance par rapport au sujet ?

Pas particulièrement, c'est la fiction, le temps qui passe, et quelques années de travail personnel... qui m'ont aidé à prendre le recul nécessaire pour raconter une histoire. Mais je n'ai pas chercher à mettre le sujet à distance, au contraire, j'ai essayé de raconter une histoire, une aventure humaine de fiction, avec des rebondissements, des surprises, des émotions multiples, sans esquiver le sujet ni sa difficulté. Il y a un goût d'enfance sans doute parce que cette histoire parle de la beauté de cette période, de sa fragilité, de son danger. L'enfance est fragile, c'est une période de la vie que je trouve très émouvante, une période où tout est possible.

La part onirique de l’album est importante ainsi que des incursions dans la mythologie, telles ces trois ombres : le rapprochement est peut-être simple mais on pense immanquablement aux trois Parques. C’est ce que vous recherchiez ?

Oui, moi aussi je pensais aux Parques ! Les Trois ombres sont des Parques un peu plus jolies et pétillantes que celles de la mythologie. Elles sont des passeurs, qui accompagnent lors du passage d'un monde à l'autre. Elles ne tissent pas le destin des hommes, comme le font les parques. Elles ne déterminent rien, elles annoncent l'évènement du passage.
Pour moi, il s'agit d'aller du monde des vivants vers celui des morts. Mais d'autres lectures sont possibles, et je crois que certains lecteurs y ont vu quelque chose de moins fatal que je ne l'avais imaginé : ils y ont vu un passage vers une autre vie, sans doute plus adulte ou autonome... Pourquoi pas, je n'ai pas cherché à imposer une lecture.
Mais je n'ai pas utilisé cette référence pour faire un clin d’œil intellectuel aux amoureux de la mythologie grecque. J'avais simplement besoin de personnages, pour incarner à la fois la fatalité du destin, et la menace d'une mort imminente. Avoir trois personnages pour une fonction permettait, j'espère, de brouiller un peu les pistes, que cela ne soit pas trop évident tout de suite.


Il me semble qu’il y a une cassure (voir deux) dans le rythme du récit. Le voyage en est une. Cette traversée, c’est un peu un voyage initiatique ?

Ce voyage est avant tout une forme de retour aux sources, aux racines : j'imaginais que le père de Joachim, désemparé devant cette situation, ne sachant où aller, irait assez naturellement, instinctivement, se réfugier sur la terre dont il est issu.
Il n'en a pas conscience, mais je crois que c'est l'occasion pour lui de relier l'histoire de son fils avec celle de ces ascendants. Avant qu'il ne parte, il le fait revenir sur la terre de son père, du père de son père... C'est une façon de se rassembler... Mais je dois admettre que je n'ai pas théorisé cela en écrivant. Je ne l'ai pas réfléchi. C'est quelque chose qui est venu très spontanément, et dont je me rends compte, a posteriori, que cela a à voir avec mon histoire. La langue parlée de l'autre côté du fleuve est un sabir qui ressemble un peu au Portugais... Et depuis quelques temps je m'interroge beaucoup sur le lien, ou l'absence de lien, avec ce pays dont mon grand-père est parti il y a très longtemps.


Qui est Madame Pique ? S’agit-il de la sage-femme? Joachim devait-il mourir à la naissance? Ses parents sont-ils partis loin de la ville pour se cacher de la mort et par la même la refuser une première fois?

Madame Pique, c'est l'incarnation de l'introspection : la capacité, plutôt féminine (pas exclusivement bien sûr) à s'interroger, se remettre en cause, identifier en soi les causes des ces souffrances pour essayer de s'en libérer. Madame Pique est plutôt polyvalente: ce serait une sage-femme psy, dans notre monde à nous. Je pense qu'elle a accompagné la jeunesse de Lise, qu'elle a sans doute eu comme pensionnaire (tout comme elle accueille le jeune Dimitri).
Madame Pique est une sage : elle a connu les Ombres dans sa propre enfance, après avoir eu un accident où elle a failli perdre la vie. Elle a survécu, mais se souvient que les ombres étaient venues. Ce n'était pas son heure, et toute sa vie, elle a donc attendu le moment où elles reviendraient. Voici l'histoire que je me suis raconté pour imaginé son lien avec Lise, et avec les ombres. Mais la vôtre, avec la naissance de Joachim est très bien aussi (sourire)


Le sujet est assez intimiste : cela excluait-il une écriture à quatre mains ou une collaboration avec un scénariste ?

Je pense, dans l'absolu, qu'on peut aborder un sujet intimiste dans la cadre d'une collaboration avec un scénariste ; mais là, je n'avais rien à partager. Je savais ce que je voulais raconter, comment, pour dire quoi, sur la base d'un ressenti, d'un expérience personnelle. Je n'avais pas besoin d'un échange, de ce dialogue qui se crée quand on travaille à deux.


Avez-vous choisi le noir et blanc, pour aller à l’essentiel, privilégier l’émotion ?

Le noir et blanc permet effectivement de se concentrer sur l'essentiel, de trouver des représentations très sobre de quelque chose d'aussi abstrait que l'espace entre la vie et la mort par exemple... C'était une façon de ne pas se disperser, et aussi d'essayer quelque chose que je n'avais jamais fait, en tout cas pas sur un récit long. C'est intéressant de faire ça, parce qu'on est surpris soi-même du résultat, on ne sait pas ce qu'on va trouver, et c'est très enthousiasmant et excitant au quotidien.
Et puis le noir et blanc éloigne de la tentation du réalisme, ou disons du naturalisme, et j'en avais besoin.
Il y a aussi deux bonnes raisons , moins « reluisantes » : d'abord, je trouve mon travail en couleur un peu laborieux, et j'aurais eu peur de partir sur 300 pages en couleurs. Ensuite le livre aurait coûté beaucoup plus cher.


Si l'on vous dit que Trois ombres est un roman graphique et que le récit, par moment prend le pas sur le graphisme, partagez-vous ce sentiment ?

Non, pas du tout. J'avais l'impression du contraire, d'avoir fait un livre très visuel... Enfin, ça dépend de ce que vous voulez dire par là: ce qui est vrai, c'est que j'ai d'abord écrit une histoire, sans me préoccuper de savoir si cela ferait de « jolis dessins » ou pas.
J'ai écrit l'histoire en entier, en pesant chaque mot, puis en la faisant lire à Lewis Trondheim, pour être rassuré et avoir le sentiment que le récit tenait debout et n'était pas complaisant. Et donc après, je n'ai pas cherché à faire d'effets de manche, ou de « montrer ce que je sais faire avec un pinceau ». J'ai essayé de trouver ce qui me paraissait la façon la plus juste de raconter par le dessin, par le langage de la bande dessinée, ce que j'avais écrit. Je n'ai pas dessiné telles ou telles séquence de façons différentes pour faire le malin, mais parce que je pensais profondément que c'était la meilleur façon, dans l'instant, de le faire. Quitte à me tromper, ou à mal dessiner des choses. En cela, sans doute, le récit prend le pas sur le graphisme.


Pourquoi la collection Shampooing ? Comment s’est passée la rencontre avec Lewis Trondheim ?

J'ai fini, après avoir tourné en rond pendant longtemps, par écrire une première histoire de Trois Ombres. C'était beaucoup plus court, une trentaine de pages, sous la forme d'un conte, encore plus que dans la version finale. Et j'étais assez malheureux de ne pas trouver d'éditeur pour ce livre. J'avais eu une fois l'occasion d'échanger des mails avec Lewis et je lui ai écrit pour avoir des coordonnées d'éditeur que je n'arrivais pas à trouver. Et puis voilà, on a échangé des mails, il a vu le livre, et il m'a donné son point de vue. Si ce livre ne trouvait pas d'éditeur, c'est sans doute parce qu'il n'était pas assez bon, pas assez abouti. Il pensait que je devais aller plus loin, être plus exigeant... Ses remarques m'ont secoué, mais elles ont été salutaires : je lui suis extrêmement reconnaissant de m'avoir parlé ainsi, cela m'a poussé à m'interroger sur ce que je souhaitais réellement raconter avec ce livre.
Lewis m'a proposé , si j'en avais envie, de me remettre au travail, en essayant cette fois de ne pas quitter mon sujet, d'aller au bout, d'y amener plus de souffle, de chair et de matière... sans me soucier du format, ou du nombre de pages, ou du graphisme... C'était une invitation à l'expression et à une forme de liberté que je n'osais pas m'accorder : j'étais donc plus qu'heureux qu'il me propose ensuite de publier ce livre dans sa collection.




Quel(le) est la bd/livre/œuvre qui vous ont révélé à vous-même ? Quelles sont vos influences ?

Je ne peux pas répondre à cela en quelques lignes... C'est à dire que j'espère bien grandir un peu plus chaque jour, me découvrir ou me connaître un peu mieux, et si possible être en mouvement, aller vers quelque chose qui serait le plus harmonieux possible. Je dis ça pour répondre à votre question, je ne passe pas non plus mes journées à me regarder le nombril pour savoir où j'en suis...
En tout cas, pour toute une vie, pour grandir, il y a les livres, la musique, la danse, les rencontre etc. Et ça commence dès l'enfance. Je dois à la lecture d'Astérix d'avoir eu envie pour toujours de raconter des histoires en bande dessinée, d'avoir découvert aussi l'envoûtement du dessin. Mais lire Jimmy Corrigan [de Chris Ware] à trente ans m'a fait comprendre un peu plus l'immensité des possibles avec la bande dessinée. Et puis j'ai été bouleversé en lisant L'histoire de France en bande dessinée vers 8 -9 ans, et puis j'ai écouté les Beatles en boucle pendant mon adolescence, ce qui n'est pas un super truc pour rencontrer des filles, et puis un jour j'ai vu des tableaux de Turner à Londres qui m'ont beaucoup impressionnés, et puis et puis... Et puis des milliers de choses que je ne peux pas lister.
Voilà, c'est pour tout le monde pareil sans doute, un kaléidoscope de rencontres et d'expériences sensorielles. Ce qui est certain, c'est que j'ai une culture très médiocre, très scolaire, et que j'ai finis par me résoudre à l'idée que je devrais faire avec mes lacunes.


Votre dernier choc esthétique ?

Je pense à deux chocs musicaux. Un concert d'Andrew Bird, il y a presque un an : je ne le connaissais pas et j'ai été tétanisé, ce type est bouleversant. Et plus récemment, un spectacle avec Philippe Katerine, où en particulier il a interprété la chanson Numéros. Je ne sais pas pourquoi, cette chanson me fout la chair de poule.



images © Pédrosa / Delcourt 2007


» Critique de Trois ombres



Propos recueillis en novembre 2007
par Alexandra S. Choux

Information sur l'album

Trois ombres

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