L'industrie des Comics s'est écroulée il y a 8 ou 9 ans, aussi les US essaient-ils de créer ce que l'on a réussi à faire en France, à savoir un petit espace BD dans les librairies généralistes, dévolu à ce qu'on appelle les Graphic Novels (à peu de chose près la même chose que les Comics Books mais avec un joli nom pour que les adultes n'aient pas honte de les lire). Selon Sfar "Ils arrivent après nous mais en mettant les moyens, c'est a dire qu'ils partent avec l'idée de conquérir un lectorat qui commence à exister, mais qui n'a pas prouvé qu'il était pérenne. Et le coup de bol c'est que tout le monde est réceptif ... et l'autre coup de bol, pour des auteurs comme Marjane (Satrapi) ou comme moi, c'est qu'ils ont l'espace, le lectorat mais pas les auteurs!" L'objectif, c'est qu'un lecteur de roman puisse acheter une BD, car les thèmes en auraient changé. Et Le Chat du Rabbin arrive à point nommé. Car ce qui semble être pour les américains un conte charmant avec une jeune fille, un vieux rabbin et un chat leur permet par exemple d'apprendre qu'il y a des juifs en Afrique du Nord...
Quelle est la source culturelle du Chat du Rabbin?
Ma femme, qui est avare de compliments, m'a dit un jour: "écoute y'a un truc que tu dessines à peu près correctement, c'est le chat. Tu devrais faire une histoire autour." J'ai eu le titre d'abord. Il y avait la fille du professeur qui avait pas trop mal marché et je me suis dit qu'il faudrait que je trouve un titre aussi simple que ça... Et le chat du Rabbin c'est bien parce que j'aurai les gens qui aiment les chats, ceux qui aiment les Rabbins et ceux qui n'aiment pas les Rabbins. Au départ je voulais faire une histoire d'Europe de l'Est (comme ils sont tous morts dans ma famille je me sens des responsabilités) mais du côté de mon père ce sont des juifs séfarades (Marthe Villalonga et La vérité si j'mens ne sont rien à côté de ma famille) aussi ai-je décidé de parler de ce que je connaissais.
J'ai voulu rendre hommage à ces juifs du Maghreb qui ont inventé la Kabbale, c'est à dire la mystique juive dans ce qu'elle a de plus émouvant, la chose la moins religieuse du judaïsme aussi, car la moins fédératrice. Et ça, ça me plaît. C'est une religion qui s'est jouée pendant longtemps dans les cafés, au soleil, dans le dialogue avec l'autre et avec une certaine tendresse. Moi mon judaïsme, je l'ai appris avec mon grand père qui était un anarchiste Ukrainien d'un côté et chez ces rabbins très respectueux des lois mais qui n'étaient pas de grands intellectuels. Ils parlaient le français très improprement.
Après c'est pas un secret mais mes écrivains préférés sont Albert Cohen ou Romain Gary, mais aussi Alexandre Dumas. Quand tu as un petit groupe de personnages, tu as envie de les retrouver et de montrer la tendresse que tu as pour eux.
Je n'ai jamais mis les pieds en Algérie, je n'ai fait que retranscrire la mémoire et les souvenirs de mes proches.
J'essaie de ne jamais me documenter sur des photos de maintenant, mais uniquement avec des peintures orientalistes (des peintres du dimanche de préférence, car avec des Matisse par exemple, tout est dit) de façon à rester dans la fable.
Pourquoi ce thème du héros vieillissant?
La Malka des Lions est un personnage dont ma grand mère parlait tout le temps et qui existait sans doute, ce qui n'a rien d'extraodinaire car il y avait beaucoup de personnes qui attrapaient de jeunes lions dans l'Atlas comme on peut voir, maintenant, les Roumains avec les ours. Sauf que ce Malka chantait et priait dans les synagogues et il s'était fait une petite célébrité comme ça. Il paraît que c'était notre ancêtre. Et l'histoire que racontait le plus souvent ma grand mère était l'histoire de sa mort. J'ai abordé ce personnage dans le 2ème Album du Chat, je lui ai fait la tête de Romain Gary parce que je voulais un matamore, c'est un peu un personnage de la Commedia dell'Arte.
Je me suis pris d'affection pour lui et j'ai eu envie d'en raconter plus sur lui. Ce genre de héros (comme Romain Gary ou Hugo Pratt aussi) qui rend tout le monde malheureux autour de lui, à qui l'on prête de nombreuses conquêtes mais qui n'ont qu'un amour. Les mâles qui se battent contre la vérité, c'est ceux que j'adore, on sent tout de suite leurs failles.Et puis de manière un peu plus préoccupante, j'ai voulu me souvenir de la lithurgie de ma grand mère. Je fais partie de ces juifs qui préfèrent le repas chez la grand mère à l'office à la synagogue. Et elle mélangeait les récits vécus dans son enfance et les récits légendaires. Et ce que j'ai appelé sans aucun cynisme Le paradis terrestre , c'est la dramaturgie, c'est le monde des histoires. Cet album est conçu comme une longue descente vers le réel. Je commence par les histoires du Malka des Lions, je termine par le récit de la mort du Malka des Lions tel que me l'a fait ma grand mère, c'est à dire c'est pas: il est pas mort c'était juste une histoire, c'est: il est mort comme ça mais c'est un tellement bon raconteur d'histoire qu'il vous raconte sa mort. J'arrive ensuite sur le Maire d'Oran (l'Abbé Lambert) qui a vraiment existé et, au même titre que mon Malka, c'est un faux prêtre, un politicien de la pire espèce, anti dreyfusard comme pas mal de français à cette époque en Algéri,e dont le but étaient de "chauffer" les arabes pour qu'ils aillent couper des têtes dans le quartier juif. Et je finis par le discours que je mets dans la bouche de l'Abbé Lambert, discours de l'Action Française que j'ai réellement entendu à Nice il y a une quinzaine d'années.
J'aime bien cette descente vers le réel qui, qui du début à la fin, consiste en une réflexion sur l'oralité. Que peut-on faire avec ces mots. La Malka des Lions est aussi pervers et menteurs que l'Abbé Lambert. Mais le pouvoir que lui confère les mots, il le met dans autre chose.
J'aime l'importance que peuvent prendre les mots et ce que l'on va faire avec.
J'ai mis près de 2 ans à écrire cet album car c'était la première fois que j'avais un livre qui marchait. Les autres marchaient bien mais avec un public confiant, j'était un peu comme chez moi. Là, ça s'est mis à beaucoup se vendre et cela a été une telle bonne nouvelle que cela m'a bloqué parce que j'avais envie de faire plaisir à nouveau. Et je préfère pas me forcer...
Les histoires, au fur et à mesure des albums, sont de plus en plus tristes
Cette histoire là est certes super triste, mais celle d'après sera plus marrante, largement aussi désespérée mais plus marrante! Il y a un juif soviétique qui se sauve et qui veut fonder un foyer juif en Afrique Noire, et il va tomber sur des juifs noirs qui vont lui expliquer qu'un juif ça peut pas être blanc c'est bien connu...
Après, la vraie tragédie, c'est qu'il est possible que dans l'album d'après Zlabya tombe enceinte, et ça pour le chat, c'est la pire catastrophe qui pouvait lui tomber sur le coin de la figure.
Zlabya est absente de cet album, pourquoi?
La difficulté lorsque l'on pratique cet exercice de la série, c'est que lorsque l'on a aimé quelque chose, on souhaite le retrouver après mais différent. Moi je mesure à quel point mon héros c'est le chat et j'aime bien le balader. Maintenant sa famille, c'est le rabbin et c'est Zlabya, et cela m'amuse que tous les albums ne se ressemblent pas. Et puis c'est fait exprés si elle manque, parce que l'on voit bien sur quelle note de musique elle appuie lorsqu'elle apparaît et cette caresse-là je n'avais pas envie de la donner aux lecteurs. J'avais juste envie de la faire apparaître sur une page dans laquelle elle se réconforte en se remémorant des histoires du Malka et elle dit juste au chat: "Quand tu n'étais pas là, on était mieux".
Je vous rends grâces de ne pas m'avoir demandé si le chat allait reparler, car la thèse que je défends, c'est qu'il n'a jamais cessé de parler, c'est juste qu'il y a eu une brève période de son existence où il a eu le sentiment que les gens répondaient quand il parlait. Je crois que l'on a tous cette idée de l'âge d'or de l'enfance, où tout le monde comprenait quand on parlait...
On est assez proche des souvenirs d'Albert Camus (Le premier homme) et des différences de perception dans la classe populaire?
C'est bien de ne pas être angélique et c'est bien de regarder la réalité d'abord et de ne pas faire de l'idéologie. Ce que l'on a perdu dans cette Algérie, c'est une certaine capacité de civilisation qu'avaient les gens, c'est à dire une capacité à supporter l'autre. Ce qui ne veut pas forcément dire en tomber amoureux...
Outre sa production prolifique (on apprend cependant que Joann Sfar souhaite arrêter ses carnets et qu'il va commencer une nouvelle série chez Gallimard, Klezmer), l'intelligence et la finesse de ses propos sourdrent, malgré leur côté parfois polémique. Ses histoires sont des fables et lui un merveilleux conteur. Ce qui le touche, c'est la dimension familiale et tragique de ses personnages. Ce qui nous touche nous c'est la tendresse de ses fables.