Voici quatre ans que L’affaire du ticket scandaleux a conclu le premier dyptique de Dans la tête de Sherlock Holmes (Ankama), récompensé au passage par un Bdgest’Art de la meilleure série en 2021 après un premier pour la meilleure couverture en 2019. Les deux albums contenaient leur part d’interactivité et un aspect ludique avéré qui ont contribué au succès de la création de Cyril Liéron et Benoît Dahan. La découverte d’un jeu dérivé de leur série dans le cadre d’une collection de jeux à succès est une heureuse surprise… pas si surprenante. Rencontre avec le dessinateur.
On s'attendait à un album, on a un jeu : expliquez nous (sourire)
Benoît Dahan : J’étais en dédicace dans mon quartier dans le 14e arrondissement à Paris et, au moment où j'allais tout remballer, un monsieur me demande une dédicace. Il me dit “Je travaille chez Space cowboys sur les jeux Unlock ; toute l'équipe adore votre BD.” Je lui dis alors “Ça tombe bien parce que moi aussi j'adore Unlock ; on a toutes les boîtes chez moi”. “Seriez-vous libre pour faire des illustrations pour des jeux ?” “Je suis vraiment désolé, je n'ai pas le temps, je suis à fond sur ma série, mais peut-être… Est-ce que vous voudriez faire un Unlock Dans la tête de Sherlock Holmes ?” Alors que je m'attendais à ce qu'il me dise “Non, on ne peut pas”, il me répond “Ah oui, pourquoi pas ?”
Voilà, c'est parti comme ça. Enfin, il a fallu le temps ensuite, bien sûr, pour rédiger les parties contractuelles entre les deux éditeurs, Ankama et Space Cowboys, qui est dans le groupe Asmodee, soit pas loin de deux ans, je pense. Mais ça s'est fait hyper naturellement. Cyril Demaegd, le créateur de Unlock habite à 10 minutes à pied de chez moi. Je l'ai beaucoup vu et il m'a fait tester dès les premiers prototypes du jeu. C'était vraiment un échange hyper sympa.
Cyril Liéron et vous avez donc vraiment participé à la création du jeu ?
BD : Personnellement, mon rôle porte juste sur les illustrations. Le scénario de cette histoire est de Dave Neal, un auteur de jeu anglais qui habite à Cambridge et a déjà travaillé sur les segments Sherlock Holmes de Unlock Heroic Adventures et Unlock Legendary Adventures. Il a aussi travaillé sur Sherlock Holmes Detective Conseil : The Baker Street Irregulars (Space cowboys) et sur The animals of Baker Street (iello). Enfin, bref, beaucoup de jeux autour de Sherlock Holmes, mais pas seulement. Plus récemment, il a sorti le jeu Perspective (Space cowboys), une grosse sortie, basée sur des observations ou Echoes (Ravensurger).
Fin 2023, avec Cyril Liéron, mon comparse sur la bande dessinée, on s’est rendu à Londres pour une dédicace à l’occasion de la sortie de notre BD en anglais. On avait calé un rendez-vous avec Dave Neal qui est venu de Cambridge pour qu'on discute de nos envies. Sur ce scénario, on avait fait une petite liste d'éléments dont il a tenu compte d'ailleurs. Une réunion vraiment très agréable, une sorte de brainstorming. A l’origine, on comptait juste lui passer quelques infos et, finalement, il rebondissait directement, en anglais ; en gros, un échange style ping-pong d'idées dans lequel on sentait vraiment la créativité du bonhomme.
Après, ce scenario a été envoyé à Cyril Demaegd qui est un peu comme un directeur de collection sur Unlock. Il est le créateur du jeu, et à chaque fois, il remanie. Quand il reçoit un scénario, il y a au moins 30% qui est modifié. Parfois, il s’agit de détails, parfois il intervient un peu plus en profondeur pour pouvoir coller à la mécanique du jeu et des énigmes. Parfois, il trouve d'autres énigmes. Il apporte toujours son gros grain de sel sur la création de chaque scénario d'Unlock, Et puis, comme je disais tout à l'heure, le fait que j'ai pu le côtoyer à ce moment-là fait que j'ai testé en amont, dès le début en fait, le jeu. Et je lui ai fait quelques petites remarques. Je ne m'attendais pas à ce qu'il en tienne compte. En fait, il est tellement ouvert d'esprit qu'il en a tenu compte à peu près à chaque fois.
Et il y a une idée non négligeable qui vient de Cyril Liéron même s’il n'est pas impliqué directement dans l’écriture du scénario. Une remarque plus que judicieuse et qui fait que la partie appli du jeu est beaucoup plus conséquente que d'habitude. De fait, vous jouez avec toute la tête de Sherlock Holmes dans l'appli ; c'est très chouette.
Cette fois, il n'y a pas la course contre le temps…
BD : Oui c'est inhabituel, un peu l'exception. Moi, je n'y avais pas pensé. On est formaté dans l'idée que Unlock a un timer. Cyril s'est rendu compte que cette histoire ne nécessite pas spécialement de timer. Celui-ci peut nuire au plaisir car ce jeu est un peu un mélange entre un Unlock classique et le principe de, pour ceux qui connaissent, Détective conseil. C'est-à-dire qu'à la fin du scénario, il y a une sorte de questionnaire de type QCM pour valider qui est le coupable, pour quelles raisons, etc. Et comme il y a pas mal de témoignages à lire exprimés par différents protagonistes, ça demande un peu de temps.
La mécanique habituelle d’Unlock fait qu’on a tendance à tout faire dans la hâte en ayant un œil sur la montre. Celui-ci sort de l'ordinaire et voilà un élément qui le démarque un petit peu des autres. C'est davantage un jeu d'enquête qu'un escape game, on va dire.
La notion d'utilisation des sens aussi est très bien rendue.
BD : Ça fait partie des trucs qu'on avait dit à Dave Neal en amont. On sait comment utiliser la tête et les différents sens. Là, il y a effectivement l'ouïe, l'odorat, la vue, etc. En fait, on bénéficie un peu des améliorations de la série Unlock. C'est-à-dire qu'avant on exécutait des actions dans des scènes et on changeait de scène. Là, il y a une continuité. On interagit plus sur le cours de l'histoire. Il y a eu pas mal d'évolutions en fait par rapport aux premiers qui étaient vraiment basés sur les petits chiffres à découvrir en tout petit dans les coins. C'était le cauchemar des astigmates, des hypermétropes et des presbytes réunis. Ils ont diversifié les techniques, le dévoilement des chiffres et les manipulations ne sont pas les mêmes.
Dans la dernière boîte qui est sortie en septembre, un segment est une Aventure de Lapinot. Est-ce que vous avez eu l'occasion d'échanger avec Lewis Trondheim au sujet de vos contributions à la création de vos jeux respectifs ?
BD : Non, je n'ai pas eu l'occasion d'échanger avec lui mais je veux bien. En tout cas, j'ai joué cette Aventure en famille et je vais lui faire sa pub du coup, parce que je le trouve super. Franchement, c'est un des plus créatifs, un des plus barrés. Il y a vraiment beaucoup d'originalité. Il y a presque un jeu dans le jeu. Je sais que Romain Pujol (Lapins crétins, Avni, Le codex de Théo, Kid paddle entre autres) qui a travaillé sur l'histoire ; je pense qu'il est aussi pour beaucoup dans toutes les idées hyper novatrices de ce Unlock Lapinot. Je le conseille franchement, il est super bien.
Revenons à la suite très attendue de Dans la tête…
BD : Bah, comme toujours, je suis en retard. Elle est prévue pour dans un an donc a priori novembre 2025. Ce sera un diptyque, comme la première fois. Au début, on avait parlé de faire un one shot de 70-80 pages et on avait notre synopsis complet. Mais en étoffant, en rentrant plus dans le détail, avec les dialogues et les mises en page, on s'est rendu compte que en fait ça serait vraiment trop serré. Si on retombe sur 92 pages en one shot, avec ma cadence de dessin, il allait sortir dans dix ans. Avec Ankama, on est tombés d’accord sur le fait que c'était nettement mieux de revenir sur la formule de départ, c'est-à-dire un diptyque. Je suis à fond dessus, C'est juste que c'est très très long, tout simplement, mais je suis à plein temps dessus, sauf quand je perds trois mois - un petit peu moins - pour dessiner les illustrations du jeu.
Pour ces illustrations, vous avez repris de éléments présents dans la BD ou est-ce que vous avez toujours créé des petites choses inédites ?
BD : Il y a 30 cartes et, pour la très grande majorité, ce sont de nouveaux dessins. Il n'y a pas de réemploi sauf pour des cartes vraiment d'importance mineure comme les pénalités où là il y a deux dessins repris effectivement. Le scénario n'a rien à voir avec la BD, c'est une nouvelle enquête de Sherlock Holmes qui se passe à Covent Garden à Londres.
Vous avez gardé les dessins originaux ?
BD : Oui, pour la plupart. Il y en a un que j'ai donnée à Cyril Demaegd. Ils feront partie de ma prochaine expo, d'originaux, quand le prochain tome sortira dans un an.
Et vous savez où aura lieu cette expo ?
BD : A priori, toujours dans le 9e arrondissement à Paris, Galerie Art-Maniak. C'est à côté de la salle des ventes Drouot, vraiment à Richelieu-le-Drouot, rue de la Grange-Battelière.
Quelle différence faites-vous entre les deux exercices, dessiner un album et réaliser des illustrations ?
BD : Ce ne sont pas les mêmes contraintes. Il y en a beaucoup dans la création des cartes, forcément. Certains éléments vont être manipulés. Parce qu’il y a des agencements à faire, il faut que les choses tombent bien en face. C'est à la fois mon boulot et celui de l'équipe des graphistes de Space cowboys, qui sont très habitués à ce que tout soit au millimètre près pour la fabrication. Il se trouve que dans ce que je fais Dans la tête de Sherlock Holmes, et même avant sur le Psycho-Investigateur, il y avait déjà des calages très précis parce qu'il y avait quelques effets spéciaux où il fallait recourber une page, regarder par transparence etc. Donc je suis un petit peu en terrain connu on va dire. Ce n'était pas plus choquant que ça pour moi mais, bien sûr, il faut toujours faire super attention à tout. Là, j'étais en totale confiance. Cyril a l'habitude, il sait ce qui va passer, ce qui ne va pas passer. Et puis on s'appelait régulièrement. Ce n'était pas un travail, segmenté. Il y avait un suivi en permanence.
On sent que vous y avez pris beaucoup de plaisir...
BD : En fait, ça faisait longtemps que j'avais envie de faire des illustrations dans le monde du jeu de société. J'avais essayé de faire un peu de démarchage vers 2017. Et ça n'avait rien donné sur le moment. Ensuite j'avais enchaîné sur mon prochain projet BD. Et puis là, ça m'est tombé un peu tout cuit, comme ça. Donc j'ai sauté dessus parce que franchement c'est tout ce que j'aime donc c'était parfait pour moi.
En tant que lecteur / joueur, on apprécie le fait que le jeu soit disponible soit dans un joli coffret avec le tome 1, soit indépendamment...
BD : Et pas au même endroit du coup puisque le jeu tout seul est vendu en boutique de jeu pour environ 7 euros et le coffret avec le tome 1 pour les gens qui ne l'ont pas déjà en librairie à 20 euros à peu près, ce qui fait un tarif avantageux. Le but était de créer des ponts entre les deux éditeurs. Il y a déjà des grosses passerelles qui existaient parce que chez Ankama, ils sont habitués aux jeux de société, entre autres, et aux jeux vidéo. Au niveau du public, quand on va sur des salons de jeu ou des salons de BD, on se rend bien compte que ces deux publics coexistent déjà beaucoup. Des fans de jeu qui aiment la BD et des fans de BD qui aiment le jeu de société, il y en a vraiment énormément déjà. Mais bon, voilà, l'utilisation de deux canaux de distribution différents permet de faire découvrir Dans la tête... des deux côtés.
Vous nous promettez un lot des nouveautés dans le nouveau diptyque ?
BD : Bien sûr. Mais d’abord, on continue avec nos couvertures avec une découpe. Maintenant, ça fait partie complètement de l'ADN de la série, de son identité. Il y a bien sûr le fil rouge, des petits effets spéciaux. Certains sont les mêmes, mais utilisés différemment. Et puis, il y a quelques trucs nouveaux en plus. L'histoire se passe complètement en Écosse, donc il y a une atmosphère très différente. C'est plus dans la nature sauvage, même s'il y a un passage par Édimbourg. Sherlock est confronté à des choses qu'il maîtrise moins, dans la nature, et surtout la plus reculée. Il y a tout le côté superstitieux de la région qui rentre en conflit avec son esprit beaucoup trop rationnel. Et donc évidemment, sans rien dévoiler, en choisissant l'Écosse, on a voulu bien sûr jouer sur l'ambiance : un petit peu château hanté, fantomatique, le loch, les brumes… On est à la limite du surnaturel, comme dans Le chien des Baskerville par exemple. Même si Le chien des Baskerville se passe dans le Devon, dans le sud-ouest de l'Angleterre. Mais évidemment on cherche cette ambiance-là. Donc ce n’est pas Le chien des Baskerville, même si dans la première histoire ça démarre sur quelque chose qui pourrait "avoir l'air de", on emmène les lecteurs bien plus loin. Et dans la deuxième partie, il y aura de grosses surprises…