Cela fait plus de 20 ans déjà que Nestor Burma n'avais plus foulé les rues de Paris sous le trait de Jacques Tardi. Dans un quartier qu'il affectionne, le 20e arrondissement, l'auteur a imaginé pour l'occasion un récit dans lequel il a distillé des thèmes qui lui tiennent particulièrement à cœur, notamment la maltraitance animale.
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant d'écrire une nouvelle histoire de Nestor Burma ?
Jacques Tardi : Au tout début, j'ai commencé par adapter les romans de Léo Malet puis, au bout d'un certain temps, celui-ci m'a donné ses personnages principaux pour en faire des histoires originales : Nestor Burma, Hélène, sa secrétaire, Florimond Faroux, le flic, et Covet, le journaliste. J'en ai fait une première, Une Gueule de bois en plomb, dans de très mauvaises conditions, puis ça s'est arrêté là. Plus tard, j'ai réalisé quatre ou cinq planches qui correspondaient au début du Burma actuel, Du Rififi à Ménilmontant, puis j'ai laissé tomber car j'avais d'autres projets. Je travaillais sans doute à l'époque sur Le Cri du peuple puis il y a eu La Débauche avec Daniel Pennac en 2000... J'ai finalement retrouvé ces planches il n’y a pas très longtemps et je me suis dit que ça pouvait être intéressant de continuer, mais avec une autre intrigue.
Quand vous créez une histoire originale de Burma, quel élément vient en premier ? Le quartier ou l'intrigue ?
J.T. : L’élément le plus important est l'intrigue qui est cependant vite rattrapé par les décors. Le principe des Nouveaux Mystères de Paris, tel que Malet l'avait envisagé, était d'écrire un roman par arrondissement. Il n'a jamais terminé cette série, il n'a donc jamais fait le 20e arrondissement. Or, il se trouve que j’y habite. Il y avait ainsi une facilité à partir faire des repérages sans devoir traverser tout Paris. J’arpente ce quartier depuis une vingtaine d’années, je le connais bien et j'ai éprouvé le besoin de l’utiliser. Ce qui ne m'empêchera pas de faire un Burma dans un autre arrondissement que Malet n'a jamais exploité.
Comment procédez-vous pendant cette phase de repérage ?
J.T. : Je prends des photos et je gomme ensuite tous les éléments modernes. Quand je réalise mes clichés, je ne sais pas si mes personnages marcheront vers moi ou si je serai dans leur dos alors je fais tous les angles de vue dont je pourrais avoir besoin. C'est vrai qu'il y a quelques immeubles récents que je prends plaisir à effacer et à remplacer par d'autres. Néanmoins, je n’ai pas toujours les documents qui me permettent de retrouver l'architecture originale, mais tout est ensuite un problème de cadrage et je n'insiste pas sur l'angle de vue dont je n'ai pas les éléments nécessaires.
Il y a de la nostalgie dans le Paris que vous dessinez ?
J.T. : Ce n'est pas de la nostalgie. C'est simplement très plaisant de reconstituer un paysage urbain avec les bagnoles de l’époque, de gommer les MacDo par exemple et de les remplacer par une pharmacie, une quincaillerie ou je sais pas quoi, de virer tout ce qui est très contemporain. J'habite Rue des Pyrénées qui descend jusqu'à la mairie du 20e dans laquelle on trouve aujourd'hui un marchand de téléphones portables, un marchand de lunettes, puis un autre marchand de téléphones et encore un marchant de lunettes… Au milieu de tout ça, il y a peut-être un épicier d'époque, alors je prends un malin à plaisir à faire disparaître tous ces nouveaux commerces qui, bien évidemment, n'existaient pas auparavant.
Quand Nestor Burma, au détour d'une case, dit : « j'ai horreur de cet arrondissement », alors qu'il traverse en voiture le 8e et 16e arrondissement, c’est lui qui parle ou c'est vous ?
J.T. : C’est à la fois Burma et moi. Il y a quand même plus de plaisir à dessiner les troquets des autres arrondissements un peu éloignés des zones bourgeoises. D'un autre côté, ces quartiers-là, dont le 20e et la rue de Ménilmontant, ont énormément changé. Quand on regarde des photos de Willy Ronis ou Robert Doisneau, on se rend compte qu'il y a des pâtés entiers d'immeubles du 19ème qui ont disparu et qui ont été remplacés par un square ou je ne sais quoi. Je mets toujours un certain temps à retrouver les établissements, les maisons, les immeubles d'époque. Par exemple, j'ai mis un temps fou pour avoir la typographie d'un cinéma qui s'appelle « Le Ménil-Palace », devenu aujourd'hui un supermarché. J'ai retrouvé des photos par fragments, dont une où l'on voit des gamins qui regardent des affiches du film qu’on passait alors, c'était "20 000 lieues sous les mers". Dans les vitres du cinéma, on aperçoit l'église qui est juste en face, donc il s'agit bien du bon cinéma... Ce genre de détail, il n'y a que moi que ça travaille. D'ailleurs, ce Ménil-Palace, j'aurais pu lui donner un autre nom, mais c'est précisément ce que je ne veux pas faire. Ce que je veux, c'est mettre en images ce qu’étaient ces lieux à une époque précise.
Nestor Burma arpente les rues de ce quartier, s'y perd, repasse dans un sens, puis dans l'autre...
J.T. : Les détours de Burma permettent de rentrer dans les détails. Par exemple, il y a une minuscule boutique de cordonnier, très curieuse, qui a été démolie il y a quelques mois. Cette boutique a été photographiée notamment par Willy Ronis et par des tas de photographes. J’ai donc fait faire volontairement un détour inutile à Nestor Burma pour la montrer. Une fois qu'il l’a trouvée, il peut faire demi-tour. Puis, il passe devant un bâtiment sur lequel est indiqué « poste de Ménilmontant », je ne sais pas du tout ce que c’était. Aujourd’hui, il a été transformé en église de je ne sais quelle secte. Moi, je rend sa dignité à cette bâtisse. Ensuite, il redescend et on se retrouve au cœur du 20e arrondissement où il y a notamment le passage du ballon rouge. Le Ballon rouge est un court métrage que j'ai vu avec ma grand-mère, je devais avoir 5 ou 6 ans. Tout ce coin-là a aujourd'hui disparu. Je l'ai reconstitué à partir de photos de tel ou tel photographe qui a arpenté le quartier, surtout Willy Ronis. C’est pour ça que je l'ai représenté montant un escalier qu’il a lui-même photographié. Ce haut de Ménilmontant a lui aussi disparu mais on en voit des morceaux dans le film de Jules Dassin, Du rififi chez les hommes.
On retrouve d'ailleurs les affiches de ce film sur l'une des cases...
J.T. : Oui, et c'était parait-il Auguste Le Breton, l'auteur du polar, qui avait inventé ce mot « Rififi » .
L'épisode du Covid, qui a engendré des guerres financières entre laboratoires pharmaceutiques, a-t-il pu vous inspirer ?
J.T. : Ce qui m’a surtout inspiré, c’est la maltraitance animale. C’est absolument scandaleux qu'on torture des animaux pour faire des crèmes solaires, des cosmétiques, des choses dont on pourrait très bien se passer. C'est une cause qui me tient particulièrement à cœur, comme la chasse. J'avais envie de traiter ce problème-là sans en faire un pamphlet et en utilisant aussi des décors de souterrains. Ces souterrains se trouvaient sous un hôpital sur la rue de Sèvres qui a disparu. J'ai eu l'occasion d'en faire des photos et ce lieu était assez impressionnant avec des tuyauteries insensées. Il y a également la porte qu’ils franchissent qui avait été installée pendant la guerre pour transformer les sous-sols en abris. Tout ceci n'est donc pas dans le 20e arrondissement, ce sont des choses que j'ai utilisées parce qu'il y avait des images à en sortir. C'est une petite tricherie que je me suis autorisée.
En préface, vous citez une chanson de Dominique Grange qui a été composée en 2024...
J.T. : Elle vous expliquera mieux que moi.
Dominique Grange s'immisce dans la conversation...
Dominique Grange : C’est une chanson qui s'appelle "Nous sommes les animaux" et je l'ai écrite pendant le confinement donc avant le scénario de Jacques. Je ne l'ai pas encore enregistrée et seul un couplet est présent dans la préface.
J.T. : Sur la dernière case de l'album, ce sont mes trois chats qui encadrent le mot "Fin". Nous sommes très sensibles à la maltraitance animale. Les abattoirs, c'est épouvantable. Tout le monde a vu ces images de vaches, de bœufs accrochés, quelquefois seulement étourdis, même pas tués correctement, proprement, comme l’exige la loi. C'est une façon de parler de ce sujet sans faire tout un bouquin là-dessus. De la même façon, je suis absolument indigné par la chasse et ces espèces de beaufs qui arpentent la campagne avec des fusils à deux canons. Ça, c'est un sujet qui vient se greffer à l’intrigue, car j'ai le personnage de "la biture" qui est tueur aux abattoirs et qui est devenu alcoolo. De même, toute l'histoire d’héritage tourne autour de la souffrance animale. Il y a également des histoires annexes avec le père qui était également chasseur et on ne sait pas trop comment a fini sa femme...
Pourquoi avoir choisi la période de Noël ?
J.T. : Car dans les toutes premières planches que j'ai dessinées il y a une vingtaine d'années, il y avait un Père Noël avec une publicité « Manchol » alors je l'ai gardé. « Manchol », ça vient de Manchette, Jean-Patrick Manchette, avec lequel j'avais fait Griffu. Pour en revenir au Père Noël, je souhaitais terminer l'histoire comme dans la fin de Quai des Orfèvres où Louis Jouvet joue un flic qui emmène son fils adoptif voir la crèche dans je ne sais quelle église, et ça se termine à Noël. Il y a une autre référence cinématographique dans l'album avec Noël Roquevert, un acteur formidable qui n’a incarné généralement que des Français mal embouchés, toujours en colère ou d’anciens militaires à la retraite.
Outre le rouge du Père Noël, la couleur verte est omniprésente : celle de la pharmacie, d'une lampe de bureau ou des conséquences du rhume carabiné de Burma...
J.T. : Pour bien commencer l'histoire et introduire ces médicaments, il fallait que Burma soit enrhumé. Il reçoit la visite de madame Manchol qui vient d'abattre son mari et ensuite je trouve rapidement les personnages. Je connais vaguement l'intrigue, mais il y a des trous à combler. Pourquoi fait-elle ça véritablement ? Il y a toute une histoire d'héritage avec son père qui s'est enrichi à la libération. C’était aussi une façon de parler de l'époque d'après-guerre avec beaucoup d'entreprises qui ont été fondées avec de l'argent sale de la collaboration.
Travaillez-vous particulièrement les dialogues pour éviter les récitatifs ?
J.T. : Effectivement, il n'y a pas de récitatifs. Si j'écris « Nestor Burma monte l’escalier pour rejoindre son bureau », il n'y a finalement plus besoin de l’image. Les dialogues sont travaillés, oui, mais n’exagérons pas. Je me demande souvent « comment est-ce que je parle ? » ou « comment est-ce que j'exprimerais tel ou tel truc ? ». Burma téléphone en permanence à Hélène qui n'est pas sur le terrain. Ça me permet aussi d'expliquer ses motivations. Si on le voit dans la rue dire « il faut que je fasse ceci ou cela pour telle ou telle raison », ça ne fonctionne pas. Ce sont peut-être des choses que l'on se dit à soi-même, mais si je veux vraiment que le lecteur soit au courant, il vaut mieux qu'il fasse part de ses intentions à un interlocuteur.
Avez-vous fait une liste de tous les personnages, connus ou anonymes, qui apparaissent au détour d'une case ?
J.T. : Il y a des anonymes, des gens du quartier ou des personnages plus connus comme Frémion, Pennac, le chanteur décédé des garçons bouchers... Puis il y a des copains : le type qui joue du violon est un musicien qui faisait partie du groupe qui nous accompagnait quand on faisait des spectacles sur la Première Guerre mondiale ; celui qui m'a inspiré Covet était journaliste au Figaro... J'aime bien insérer aussi quelques private jokes comme dans une scène dans laquelle on a la rue qui mène au Père Lachaise avec quatre chevaux et, sur la droite, une femme qui avait fait son apparition au même endroit dans La Débauche. Il y a des images comme ça qui renvoient à d'autres albums mais il ne faut pas en faire trop car sinon ça devient un catalogue de références !
Dans une interview il y a un an, vous aviez dit que ce serait le dernier Nestor Burma que vous dessineriez...
J.T. : Pour l'heure je n'en sais trop rien. La porte n'est pas fermée...