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André Juillard - Souvenirs d'un collectionneur

(1948 - 2024)

Aloys du Bois d'Aische News 04/08/2024 à 14:22 4463 visiteurs

Ma collection a débuté fin des années 90. En tant que jeune étudiant, j’ai ainsi pu accéder à une petite indépendance financière, qui fut utilisée majoritairement pour m’ouvrir à une nouvelle bande dessinée, loin de la collection des grands classiques des années 50 et 60 issus de Tintin et Spirou qui composaient la bibliothèque de mes parents. Un monde nouveau s’ouvrait à moi, que ce soit en termes d’achats, mais aussi en termes de para-bd tels que les ex-libris ou quelques séances de dédicaces.

Ma première rencontre avec l’œuvre d’André Juillard se fit en 1998 avec Après la pluie. Un album d’une grande sensibilité qui suit un anti-héros à la recherche d’un couple d’amis. Le dessin est juste parfait, que ce soit en termes de lisibilité, d’élégance ou de jeux de couleurs. Admiratif, je décidais d’aller à la rencontre d’André Juillard pour ce qui serait une de mes premières dédicaces toutes séries confondues. Il passait justement à Autoworld, le musée belge de la vieille voiture qui se niche dans une énorme halle dont l’étage avait été réquisitionné pour un festival de bande dessinée. Je m’en souviens comme si c’était hier. Une très longue attente dans une chaleur étouffante pour une brève rencontre. André dédicaçait le matin chez un certain Daniel Maghen, qui vendait des tirages limités et ce qui ressemblait à des dessins et planches originales. Ces tirages étaient assez chers rapportés à mon budget, et j’ai à peine jeté un œil au tas de planches originales sans plus m’en préoccuper. L’après-midi vint finalement la rencontre fort attendue, avec un monsieur charmant mais un peu fatigué. Je ne savais pas encore à ce moment-là que c’était la première pierre d’un amour bédéphile inconditionnel pour un auteur hors catégorie.

André Juillard - Après la pluie

En furetant quelques jours plus tard sur le net avec mon navigateur Netscape et mon modem 56k, je lus les sujets sur Juillard sur les rares forums de bd de l’époque qui se résumaient principalement encore à BD Paradisio et consorts. Sur les avis des amateurs complétés des conseils de mon libraire, je m’essayais dès lors à l’intégrale des 7 vies de l’épervier qui sortait justement. Le plaisir commença dès l’ouverture de l’album, avant même la lecture : un album très bien imprimé sur du beau papier et surtout qui avait une odeur indéfinissable, qui semblait venir tout droit du passé et une lettre à garder pour la fin. Cela ne pouvait mieux démarrer. Et ce fut la plongée dans l’histoire d’Ariane, des éperviers et de l’histoire de France. Une rencontre tourbillon avec une galerie de personnages qui évoluent au fil des albums. De ces personnages secondaires qui prennent autant de place que les principaux. D’Henri IV tout de suite sympathique, de Germain cette brute au grand cœur, de Marie de Médicis qu’on aime détester, de Louis XIII qui a l’air perdu à sa place, des Bruantfou qu’on voudrait d’emblée défenestrer, de Taillefer qui mettra bien longtemps à se réveiller, de Concini dont on attend la chute ou même de la ville de Paris qui en est presque un personnage à part entière. On espère que Ravaillac sera arrêté à temps, qu’Henri IV sera sauvé, que Hyronimus sera balayé et bien vite on clôture déjà le quatrième tome, peiné par le tour que prennent les évènements. On reprend la lecture là on l’a laissée avec le 5ème tome et les conséquences de l’album précédent avant de faire deux bonds dans le temps successifs pour ce qui seront les deux tomes qui doivent clôturer cette série. Deux tomes fabuleusement dessinés, avec une mise en couleurs qui donnent des ambiances qui nous transportent directement dans le Louvre ou les ruelles du 17e siècle et une fin qui nous laisse totalement perdus. Comment des auteurs ont-ils pu faire cela à leurs personnages ? Est-ce possible ? Je ne peux y croire.

La chance que j’ai eue, à la différence des autres lecteurs qui avaient suivi les aventures des 7 vies de l’Épervier au fil des parutions est d’avoir pu embrayer rapidement sur Plume aux vents. Le premier tome me rassure sur le devenir de nos héros et me plait énormément. André Juillard était passé entretemps à la couleur directe, c’est-à-dire en mettant les couleurs à même la planche, et celles-ci amenaient encore un plus au dessin qu’il avait déjà. La couverture du premier Plume me marque d’ailleurs, au croisement de la bande dessinée et de la peinture surréaliste avec Ariane aisément reconnaissable courant dans la neige au milieu de ces arbres noirs traités en aplat. On se croit un peu dans une relecture des Enfants trouvés ou du Blanc-seing avec une touche d’Empire des lumières, trois tableaux de René Magritte.



Une planche de cet album me plut immédiatement parmi toutes, planche que je mettrai 20 ans avant de pouvoir l'acquérir. J’y reviendrai. Le second tome et le départ vers les Amériques est superbe mais l’histoire me touche un peu moins.

L’année 1999 me permet de revenir sur des productions antérieures d’André : Arno qu’il a dessiné auprès de Jacques Martin. Le cahier bleu, qui fut moins un choc que pour bien d’autres parce que découvert plus tardivement, et les premiers Masquerouge qui me semblent bien loin de la qualité narrative et graphique des 7 vies.

Début des années 2000 sort le premier Blake et Mortimer de sa main, sur un scénario du néo-scénariste Yves Sente. Les débats de l’époque sont forts : devait-il y aller ? Son dessin semble plus raide pour coller au style graphique de Jacobs, mais pourrait-il encore revenir en arrière ? Est-ce le début de la fin graphique pour lui ? Cet album qui fut un immense succès mérité démontra que Juillard pouvait aussi alterner des styles et se réapproprier des grammaires qui n’étaient pas les siennes. Le dessin est fouillé, les personnages bien construits, les décors précis et nombreux.

Ce fut le début d’une alternance entre des albums plus historiques : la suite du second cycle de Plume aux vents, le triangle secret, Léna, Mezek, Double 7, les deux premiers tomes du 3e cycle de Plume aux vents, et des Blake et Mortimer. Devant suivre un rythme de production régulier, et fort influencé par Blake et Mortimer, on quittait doucement la période d’or : le dessin se raidissait un petit peu, les décors s’allégeaient. Mais André Juillard restait André Juillard, on restait à milles lieues de la qualité graphique de la production moyenne que l’on pouvait voir sur les étals. Un nouveau Juillard était la garantie d’une gourmandise à lire avec délectation.

Blake et Mortimer - Couverture originale du tirage de luxe du Serment des cinq Lords

En parallèle, les livres sur André Juillard et sur sa production continuaient à sortir. Des monographies, des biographies en image, des iconographies, des carnets de travail et de nombreux livres sur sa production graphique. Comment pouvait-il dessiner autant ? En tout cas si on doit mesurer l’impact d’un auteur aux livres dérivés qui sortent sur leur œuvre, André Juillard est très haut dans le classement. On put ainsi également découvrir que les crayonnés d’André n’avaient rien perdu à leur finesse et à leur élégance au fil des ans, et qu’il semblait y prendre beaucoup de plaisir.

J’ai pu acquérir mes premiers originaux d’André Juillard vers l’an 2000. Un petit crayonné de Plume aux vents ainsi qu’un petit dessin aquarellé de Mortimer courant. Ce fut la fin immédiate de mes économies réalisées via des jobs étudiants. A une période où les prix étaient encore raisonnables, j’ai pu acquérir petits dessins qui se sont transformés en planches noir et blanc puis en planches couleurs et enfin en couvertures. Des reventes parfois nécessaires pour acheter de nouveaux dessins pour lesquels on est systématiquement convaincu qu’ils sont essentiels, accompagnées d’une émulation entre collectionneurs qui partagent les mêmes goûts. Quel plaisir de pouvoir admirer au plus près, voir de toucher du doigt la matrice même des albums. S’imaginer l’auteur penché sur chaque planche et prenant le temps nécessaire pour les crayonner, les encrer, et les fignoler. Ma collection a évolué, siphonnant ensuite les salaires successifs via des achats payables au long terme, et permettant souvent grâce à la chance mais aussi grâce à des amis partageant la même passion de pouvoir acquérir l’une ou l’autre pièces plus emblématiques de l’œuvre.

Parmi les pièces soigneusement sélectionnées à force de lire, relire et rerelire mes tomes préférés toutes séries confondues se trouve une planche du premier Plume aux vents. La planche 33 me plait énormément. Elle illustre Ariane se réveillant chez Taillefer, dans une petite maison lui appartenant. Les couleurs douces et un peu pastel, cette vue de Paris sous la neige et le rouge tranché de la robe d’Ariane qui rappelle la couleur de sa tenue d’Épervier donnent un équilibre à l’ensemble. Cette planche que je pensais partie depuis longtemps étaient une des toutes dernières qu’André Juillard avait conservé. Daniel Maghen, qui comptait organiser une vente Juillard en 2019, me la présente un an auparavant. Pas de doute, c’est ma planche. Une année d’attente et le jour même de la vente j’ai de la chance, elle n’intéresse personne, perdue au milieu de bien des jolies pièces.


Plume aux vents - Planche originale P.33

Je profite de l’information qu’en livre Juillard dans le catalogue pour prendre quelques heures à chercher sur de vieux plans de Paris si la petite vue de Paris était authentique ou pas. La recherche peut se trouver dans le commentaire ici https://www.2dgalleries.com/art/7-vies-de-l-epervier-2eme-epoque-124385

Au-delà du plaisir d’avoir retrouvé l’emplacement historique de la maison de Taillefer, je suis surpris par la précision sur laquelle repose l’histoire. Je tente une rapide petite étude sur une seconde planche cette fois issue des 7 vies de l’Épervier qui semble se situer dans un endroit du Louvres que je ne reconnais pas. https://www.2dgalleries.com/art/7-vies-de-l-epervier-1ere-epoque-161390 Il existe très peu de documentation, mais je trouve finalement quelques mentions du lieu et une représentation graphique sur un vieux tableau exposé à Fontainebleau. André n’est pas juste un fabuleux raconteur dessinateur et raconteur d’histoires, c’est aussi un fondu de justesse historique.

En décembre 2022, Daniel Maghen prépare une nouvelle vente et me fait un cadeau de Noel un peu avant l’heure. Je ne suis pas un gros client, j’achète sporadiquement et à diverses chapelles. Nous nous apprécions néanmoins même si nous ne nous voyons que rarement. Daniel sait que j’apprécie beaucoup Juillard et m’appelle pour me proposer de le rencontrer sur Paris. Rendez-vous est pris le lendemain de la Saint-Nicolas (qui amène les cadeaux aux enfants en Belgique). Incroyable. J’ai croisé deux fois Juillard en séances de dédicaces en 20 ans, mais difficile en quelques minutes d’aller au-delà des banalités d’usage dans le cadre de cet exercice. Là je vais pouvoir discuter – je l’espère – avec lui. Je ne sais pas ce que Daniel a exactement prévu, mais je suis impatient.

Je prends mon Thalys depuis Bruxelles pour Paris et arrive finalement à la galerie en fin de matinée, Ana Miralles et Jean-Claude Fournier discutent tranquillement en commentant les dessins au mur. Je ne les dérange pas et attends un peu jusqu’à ce qu’apparaissent André et son épouse. André ne semble pas mécontent d’être là, et Daniel me le présente officiellement. Je sors les chocolats que j’avais prévu, et Daniel lui demande s’il a pu amener une dédicace pour moi comme demandé. Derechef, celui-ci sort un dessin original dédicacé, en prétextant sourire en coin, ne pas avoir eu le temps de faire une dédicace.

 Je suis pris par surprise et le remercie comme je peux. Nous commençons à discuter et voilà que Daniel nous emmène au restaurant. Il s’assied quelques minutes avec André et moi, et puis part délicatement discuter à une autre table avec l’épouse d’André, nous laissant discuter à deux pendant des heures. Nous parlons de la précision de ses planches, je lui montre mes petites recherches qu’il confirme en rigolant, indiquant qu’une bonne histoire doit se baser sur des éléments véridiques et que je suis le premier à avoir gratté jusque-là à sa connaissance. Il en profite pour me donner les références des vieux livres qu’il a utilisé pour dessiner les 7 vies et Plume aux vents, et puis nous discutons pendant des heures de tout et de rien, de bande dessinée, de bretagne, d’un grand-oncle as de la première guerre mondiale qui a vécu à côté de chez lui, de golf et de multiples autres sujets…

Il me montre également le croquis d’un dessin de commande dont Daniel lui avait parlé, qui mélangeait ses personnages de papier, Ariane et Germain dans un atelier de peinture à Anvers, avec un de mes ancêtres qui est évoqué en filigrane dans son dernier plume aux vents. Il me demande si cela me convient, ce qui est bien entendu le cas, et me dit qu’il finira quand il aura un peu de temps. Je suis aux anges. Et nous continuons à discuter jusqu’à ce que Daniel vienne nous indiquer que le restaurant allait fermer. Rapide passage à la galerie pour se saluer et espérer se revoir et je repartais vers Bruxelles des étoiles dans les yeux. Quelle après-midi formidable auprès d’un auteur que j’admire par-dessus tout.

Hélas le destin se joue parfois de nous. Après cette rencontre qui fut pour moi le sommet de ma relation à l’œuvre d’André, je n’eu plus que de mauvaises nouvelles parcellaires jusqu’à apprendre son décès il y a deux jours, qui m’attriste énormément.

Je ne peux néanmoins que remercier celui-ci pour toutes les joies qu’il a pu procurer au lecteur que je suis et resterai, et qui relira encore ses albums pendant très longtemps.


GALERIE

7 vies de l'Épervier - Couverture originale de l'intégrale

7 vies de l'Épervier T.7 - Planche originale P.11

Plume aux vents T.4 - Planche orignale P.38

Couverture originale - Le Triangle secret T.6


Couverture originale - Le Triangle secret T.1

Léna - Planche originale P.7

Crayonné préparatoire Plume aux vents


Plume aux vents T.5 - Planche originale P.11

Pastel

Blake et Mortimer - l’Affaire Voronov
Planche originale P.18





Aloys du Bois d'Aische

Bibliographie sélective

Les 7 Vies de l'Épervier
1. La blanche morte

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Note: 4.3/5 (101 votes)

Plume aux vents
1. La folle et l'assassin

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  • 5
  • 6

Note: 4.4/5 (39 votes)

Le cahier bleu
2. Après la pluie

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  • 3
  • 4
  • 5
  • 6

Note: 3.9/5 (45 votes)

Blake et Mortimer (Les Aventures de)
21. Le Serment des cinq lords

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Note: 3.3/5 (191 votes)

Blake et Mortimer (Les Aventures de)
21. Le serment des cinq lords

Léna
1. Le long voyage de Léna

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Note: 3.7/5 (100 votes)