Un océan pourrait séparer Vague de froid du Grand large. Pourtant, à bien y regarder, des passerelles s'installent au fil des pages. Des inspirations venant directement de la fratrie de Jean Cremers égrènent ces histoires particulièrement touchantes et humaines dans lesquelles la nature est omniprésente.
La fratrie est-elle particulièrement importante à vos yeux ?
Jean Cremers : La famille est une source intarissable d’inspiration. Devoir partir de son coté, être mise un peu à la porte par des parents - dont c'est aussi un peu le rôle -, tout ça ma sœur aînée l'a vécu avant nous. Comme elle nous a montré le chemin, c'était évident de lui dédier Le Grand large. Si je continue à m’inspirer de mes frères et sœurs, il devrait y avoir au moins deux autres albums qui vont arriver (rires). Nous sommes tous très différents mais on a tous la volonté de s’émanciper de ce groupe familial, de ce clan, tout en restant soudés. Pour Vague de froid, j’avais cette nécessité de parler de mon frère, comme il est vraiment, quelqu'un de pas très facile parfois. Pour ma sœur, je n’avais pas envie de resservir la même soupe au lecteurs, d'autant que Le Grand large est sorti très vite après Vague de froid et que je l’ai dessiné en même temps. Il fallait surprendre le lecteur tout en correspondant un peu plus à ce que Glénat fait, c’est à dire des romans qui touchent davantage à l’aventure.
Quelle idée est venue en premier, la BD d’aventure ou le récit du passage de l’enfance au monde adulte ?
J. C. : C'est plutôt le passage à la vie adulte qui m’intéressait. J’ai vu ça comme un premier jour d’école, le début de l’album ressemblait plus à ça. J’ai retranscrit ça sur l’eau mais c'était au départ quelque chose qui parlait plus d’écologie, de la montée des eaux. Il y avait des iles, des gens qui se battaient pour des ressources. On tombait vite dans le post-apo et, pour moi, c’est un genre qui ne convient pas trop au roman graphique. Même s'il ressemble très fort au film Waterworld, il y a un coté que je ne voulais pas et j’ai donc travaillé le scénario plutôt comme une tranche de vie qui se passe entièrement sur l’eau. Je souhaitais utiliser l’image évidente de devoir trouver sa place, son petit endroit, sa petite ile.
La nature est aussi très présente dans les deux albums...
J. C. : Oui, c’est déjà plus simple à dessiner que des villes. Dessiner des hélicoptères et des avions, ça ne m’intéresse pas. Dans Vague de froid qui se passe en Norvège, ça me semblait évident de représenter la nature. Ensuite, j’ai voulu parler de quelque chose que j’aime clairement, l’océan. C'est aussi un choix assumé par fainéantise, il n’y a pas de décors à dessiner. D'ailleurs, le passage sur l’ile flottante dans l’album m’a pris un peu plus de temps. Finalement, ça a été une fausse bonne idée puisque dessiner des bateaux est encore pire que dessiner des voitures.
N’avez-vous pas craint la monotonie justement à dessiner de l’eau durant tant de planches ?
J. C. : Évidemment, c’est un huis-clos donc il faut d’office occuper l’espace intelligemment durant 250 pages, d’où le petit passage sur l’ile et le changement de bateau, d’une barque à un zodiaque. Ce qui m’a fort servi pour occuper le lecteur, c’est la météo. L’océan est connu aussi pour ses tempêtes, ses couchers de soleil avec les nuages, les animaux qu’il abrite... Il y avait pas mal de pistes à explorer et l'une d'entre elles a été d’ajouter un handicap à Léonie. Cela a permis de relancer un peu l’histoire, de distraire les lecteurs des décors que l’on voit tout le temps et de rajouter une trame scénaristique derrière. Le vrai défi de l’album a été plutôt la cohésion entre les trois personnages. Dans Vague de froid, je me suis inspiré de mon frère donc j’ai dessiné sa tête pendant 200 pages et j’en avais marre. Dans Le Grand large, puisque j’ai créé les personnages, le but était de ne pas les rater.
Vous mettez vos personnages en difficulté dès le début de l'histoire avec leurs handicaps...
J. C. : Le handicap a toujours été une idée que je voulais traiter. Comme je ne connais pas très bien le sujet, je n’avais pas envie de faire quelque chose de réaliste et de mal en parler, et risquer de blesser les gens qui en sont atteints. Par contre, niveau métaphorique, c'était une mine d’or. Je considère que lorsqu'on quitte la maison des parents, on a tous des casseroles et des angoisses par rapport à ce qu’il va arriver ou à tout ce qu’on n’aura plus. Cet entre-deux un peu dérangeant est symbolisé par le handicap, dont le bras de Léonie. Pour Balthazar, muet, je voulais un passage avec l’harmonica car j’écoutais beaucoup Bruce Springsteen quand j'ai réalisé cet album et ça m’a fort influencé. Pour Agathe, je n’avais pas envie de refaire un handicap moteur, alors j’ai choisi de faire une dame qui perd un peu la mémoire.
Au départ, y avait-il les trois personnages ou Agathe est-elle venue par la suite dans le récit ?
J. C. : J’ai pensé aux trois personnages immédiatement. Léonie est nécessaire, ce n'est pas la plus fun ni la plus attachante mais j’aime bien la dessiner. Balthazar a un côté plus calme et donne un cachet humoristique à l’album. Agathe s’est imposée car il fallait quelqu'un pour les guider, pour occuper les discussions... Quand on est sur un bateau pendant 250 pages, le dialogue permet aussi de distraire. Agathe a une place particulière dans l’album. Quand les gens en dédicace me demandent l’héroïne, je confonds toujours Léonie avec Agathe, parce que eux comprennent Léonie alors que moi je comprends Agathe. Elle est là un peu moins longtemps que les autres, arrive à la page 50 environ mais elle prend tellement de place...
Agathe a finalement un rôle de passeur pour Léonie...
J. C. : De maman de substitution presque. Elle représente toutes les bonnes rencontres que l’on fait quand on change un peu de vie. Elle était fort inspirée d’un ami, qui n’est plus mon ami maintenant parce qu’on ne se voit plus, mais qui est resté dans ma vie pendant deux ans, un vrai coup de foudre amical. J’avais un peu d'Agathe cette image-là, quelqu'un qui nous aide de tout son cœur pendant quelques années et qui, du jour au lendemain, disparaît.
Avez-vous particulièrement travaillé vos dialogues pour insuffler de la vie au récit ?
J. C. : Les scènes d’action étaient importantes car, dans Vague de froid, il n’y en a pas une seule, à part avec l’ours. Je ne voulais pas refaire une histoire qui soit un mauvais film d’auteur en BD. Je qualifie Le Grand large de longue BD plutôt que de roman graphique. Il y a les codes de la bande dessinée, un peu de bagarre, des onomatopées... Les bastons, c'était aussi un moyen de montrer qu'Agathe a de la bouteille, qu’elle a pu survivre pendant quarante ans, que ce soit plausible avec ses cinquante kilos toute mouillée et ses soixante berges.
Pensez-vous que l’adolescence soit une violence pour les jeunes qui veulent passer d’un état à l’autre ?
J. C. : La violence ne vient pas forcément d’eux, mais de la vie en général. Quand on quitte la maison des parents on s’en rend compte, on n’a plus cette protection naturelle et il faut se frotter à tout pour tout essayer. Je pense que j’ai plutôt voulu traduire ça dans les scènes de violence, il y en a qui n’arrivent pas à passer le cap, il y en a d’autres qui finissent à la rue, ceux qui se noient dans l’album. J’ai fait attention de ne pas montrer des morts dans le bouquin pour que justement les enfants puissent le lire en se disant juste que c’est une scène de baston comme dans les films. J’ai plutôt montré la violence avec le personnage de Marc qui est pour moi le sournois qui la maitrise. Sinon, c’est de la violence pure et dure d’abrutis qui se mettent sur la tronche, c’est ça qui est marrant aussi à dessiner. Je voulais montrer que dans la vie on se prend des claques, parfois on n’a pas ce qu’on veut, on se débrouille mal avec son boulot et on se frotte avec son patron... Tout est métaphorique dans cet album, sauf Marc. Marc c’est quelqu'un qui pourrait exister : il y a énormément de crimes en haute mer qui ne sont pas résolus, le traffic d’enfants ça existe... Il parait gentil au début, mais on comprend tout de suite qu’il a une idée derrière la tête.
Les bateaux servent a montrer les inégalités sociales ?
J. C. : Oui, on ne démarre pas tous du même endroit. Plein de gens ont des difficultés financières, on a tous eu un copain à l’école dont les parents s’en sortaient difficilement et on ne s’en rend compte qu’après quand il a des difficultés à se faire des potes. Tout est lié à l’argent. Certains doivent ramer en kayak alors que d'autres ont des yachts qui vont plus vite mais qui prennent aussi ça pour acquis et, au final, ce sont eux qui coulent. Je voulais montrer que ce n’est pas parce qu’on a de l'argent qu’on va mieux s’en sortir. On est une famille de cinq enfants, on a dû aussi se débrouiller même si on n'a jamais manqué de rien. Les gens en yachts, ce sont ceux qui ont des beaux habits dans la cour d'école.
En France, le débat revient sur le port de l'uniforme à l’école justement...
J. C. : Pour éviter ces inégalités sociales, oui... Mais elles seront quand-même là, ça ne sert à rien. Il faut régler ça un peu plus profondément qu'avec un uniforme. La pauvreté n'est pas nécessairement financière, elle peut être affective.
Les deux albums ont-ils été dessinés en même temps ?
J. C. : Vague de froid a été signé quand j'étais encore à l’école, fin 2021 et je l’ai terminé en 2022. Deux mois après avoir signé ce projet, je cherchais toujours du boulot parce que je n’avais pas assez avec un album pour en vivre. Glénat m’a contacté parce qu’ils avaient vu ce que j’avais fait pour Quai des Bulles en 2020 (Lauréat du Grand prix jeune talent, NDLR). Robin Jolly, éditeur, m’a demandé si j’avais une histoire à proposer une semaine avant le conseil d’édito et j'en ai créé une en trois jours. Quand on écrit des histoires, on a toujours envie de passer à la suivante, on a envie de nouveauté. J’ai donc signé Le Grand large. Je me consacrais deux semaines à l’un puis deux semaines à l’autre. Chaque fois, Vague de froid avait une petite longueur d’avance puisque je l’avais commencé deux mois avant. Je pense que j’avais envie de faire deux albums différents et heureusement que je les ai faits en même temps. J'ai ainsi pu vraiment comparer les deux et me rendre compte que j’ai voulu faire un encrage différent ici, une couleur différente là, une structure différente de récit...
Une façon d'éviter la monotonie ?
J. C. : Oui, ça permet de respirer entre les deux albums et se dire « j’en ai marre de dessiner la tronche de mon frère, j’en ai marre de faire des bateaux, j’ai envie de dessiner la terre ferme ». Je pense que cet album-là, tout seul pendant un an, ça m’aurait un peu sapé le moral. J'ai dû travailler pour la fin de Vague de froid pendant deux mois et demi sept jours sur sept, de huit heures du matin à minuit car la sortie était prévue à Angoulême et j'étais en retard. Pour Le Grand large, j’ai terminé la couleur cinq mois après Vague de froid. C'était compliqué de le terminer car c'était de la couleur intensive pendant trois mois et demi. Je fonctionne étape par étape : je fais tout le brouillon, puis tout l’encrage, puis toutes les couleurs. J'ai donc dessiné littéralement pendant quatre mois avec celui-ci. Pas payé non plus parce que j’ai pris du retard. Heureusement, j’ai signé un nouveau projet et tout va bien, mais j’ai eu chaud. Je me suis dit que c'est quand-même bizarre avec deux albums de gagner si peu. Ce n’est pas un boulot dans lequel on peut se plonger si on a des arrières pensées ou du stress.
Les planches muettes sont une respiration pour le lecteur. Egalement pour le dessinateur ?
J. C. : Évidemment, c’est le problème des romans graphiques, on se cantonne souvent à du six cases par page, ce qui me convient très bien. Cela peut vite être très étouffant d’avoir 250 pages et d’avoir d’un coup douze cases à lire avec du texte partout. En bande dessinée, je pense que la meilleure façon de dépenser son temps c’est un peu de le perdre, d’avoir ce silence forcé pour casser le rythme aussi. Le rythme est quand-même très soutenu dans cet album. Je me suis fait plaisir mais j’ai senti en le lisant qu’il fallait des moments calmes, surtout vers la fin, très inspirée de Vague de froid. Je me suis senti triste à la fin de cet album car, comme j’ai créé les personnages, je ne voulais pas les lâcher. À cet instant, il y a beaucoup plus de blancs en arrière plan, beaucoup plus de moments de discussion...
En terme de pagination, l’éditeur ne vous a donné aucune limite ?
J. C. : Non. On avait ciblé 215 pages je pense. Je lui avais bien dit que je sortais de Vague de froid et que j’avais fait 40 pages de plus. Il m’avait répondu qu’il ne me paierait pas plus et que j’allais donc faire des pages gratis. Mais c’était nécessaire pour l’album. Sans ça, il n'y aurait pas eu l’effet escompté et c’est dangereux d’avoir un bouquin qui est trop compact. Par exemple, j'ai été déçu par Hypericon de Manuele Fior, que j'aime beaucoup par ailleurs, car il y avait trop de texte et on faisait donc moins attention à ce qu’il dessine alors qu’il est super doué. Je voulais forcer le lecteur à prendre le temps et à respirer, comme dans la vie. Il y a forcément un moment où on a besoin de souffler, et c'était nécessaire, comme c’est une métaphore de la vie, j’avais envie de rester vrai et honnête.
De montrer que la mer était polluée, c'était important pour vous ?
J. C. : Oui. Déjà, ça servait le récit pour montrer ce qu’une femme ferait au milieu de l’océan. Le plus évident, c'était d’avoir une sorte d’île. Ce serait plus plausible qu’une personne soit là plutôt que dans le milieu de l’océan avec un paddle. Et oui, je lis beaucoup de choses sur le septième continent de plastique. C’est très choquant quand on voit les images et qu’on sait que ce continent représente la taille de la France. En effet, il y a des gens qui rejoignent cet endroit en bateau et qui récupèrent du plastique. J’avais envie de parler de ça sans l’aspect moralisateur et c’est pour ça que les déchets sont colorés, alors que logiquement c’est gris et sale. Il y a des animaux morts dedans, il y a des mouettes qui ont élu domicile sur ce truc et qui vivent là. Je trouve ça fou. Ça permettait de casser cet océan, un personnage à part entière, mais qui était déjà présent depuis 50 pages.
Sans spoiler, les personnages sont aussi sauvés par la nature...
J. C. : Oui, c’est clairement un deus versus machina. En même temps, j’avais lu cette histoire d'un baleineau au Quebec qui avait écrasé un bateau de visiteurs. Il y a eu treize blessés et je me suis rendu compte en me documentant que c’est arrivé plusieurs fois que des baleines tombent sur des bateaux qui s’approchent trop d’elles. J’ai essayé d’en tirer parti et d’en faire quelque chose de plus ou moins plausible. Je voulais garder cette partie un peu onirique, un peu fantaisie qui, pour moi, correspond plus à Glénat qu'au Lombard. Si je fais ça au Lombard, ils vont me dire que ça ne leur correspond pas, ils avaient déjà un peu de mal avec l'ours dans Vague de froid. Chez Glénat, j’avais cette liberté de faire un truc du genre : « même si je ne montre pas une baleine cinquante pages avant, ça reste plausible » car en effet, des baleines chassent où il y a du poisson. Cela permettait aussi de mettre des oiseaux, de casser cet océan un peu monotone et surtout de dessiner des baleines, parce que j’adore ça.
Attention SPOILER
Je n’ai pas trouvé ça dérangeant comme fin, qui n’est en fait pas la vraie fin. Cette scène est déjà arrivée, il y a eu douze personnes en dix ans qui ont été avalées par des baleines dont une en kayak. C’est aussi arrivé que des gens se promènent sur la mer et qu’une baleine vienne les gober parce qu’elle crèvent de faim. Encore une fois, il y a cette question d’écologie et de réchauffement climatique dont je ne voulais pas trop parler dans l’album. Si vous regardez bien, à aucun moment les personnages n’ont froid, à part Balthazar au début pour forcer le rapprochement. Il y a une sorte de cohérence là-dedans qui était voulue même si je sais, qu’en effet, la baleine qui s’écrase sur le bateau, était un peu too much. J’avais envie de dessiner un truc qui surprenne et ça a marché parce que quand mon père l’a lu devant moi, il a été surpris plusieurs fois.
Fin SPOILER
Quel est le regard de vos frères et sœurs sur votre travail en général ?
J. C. : Pour Martin, c'était le pied de biche de sa carapace. J’ai bien vu qu’il ne savait pas trop où se mettre, ses mains touchaient partout. C’est marrant parce qu’il a toujours été très stoïque, il faisait du muscle parce qu’il avait besoin de se cacher d’un truc, il a un manque à combler. C’est quelqu'un qui fait 110 kilos, c’est un monstre, il fait deux mètres, et c’est dur de le faire vaciller avec quelque chose comme ça. Je me suis rendu compte après cet album qu’il était très penché sur la relation envers ses frères et sœurs mais qu’il le montrait un peu moins. Il était évidemment impatient de lire aussi Le Grand large, il m’a envoyé un message en me disant que c'était fort différent mais que c'était cool aussi. Je pense que les gens liront peut-être plus facilement celui-ci, plus léger que Vague de froid par exemple. Évidemment, ma sœur Lise a été très surprise et très émue quand elle a lu Le Grand large. Ça prouve que c’est réussi et qu’elle est contente de l’album. Ça me fait plaisir parce que cet album est 100% le mien et je considère avoir fait presque tout tout seul car Robin m’a donné une liberté incroyable, c’est encore plus gratifiant.
La couverture est souvent une étape difficile, celle-ci vous a pris du temps ?
J. C. : Celle-là m’a pris deux heures. Il y a eu deux essais dont celle-ci avec un coucher de soleil, même cadrage. J’en suis ravi parce qu’elle tape à l’œil avec le bleu, ça marche bien. Je voulais qu'on voit les trois personnages, le kayak rouge. Agathe qui mène la barque, c’était évident, c’est leur guide. Je voulais vraiment que le bleu soit présent car si les gens ouvrent un album avec un coucher de soleil et que tout le reste c’est du bleu, ils vont être déçus. Il faut que la couverture témoigne de l’intérieur du bouquin, ou en tous cas qu’elle soit un peu plus transparente. Je suis ravi parce qu’il n’y a pas eu de problème, aucune retouche. Le titre, c’est moi qui l’ai écrit, et pas un graphiste. Je suis très fier de cet album aussi pour ça, parce que j’ai pu mettre beaucoup plus de moi dedans alors que je ne parle pas de moi du tout dans le bouquin. C’est un bouquin tout aussi personnel, mais autrement.
Un projet de troisième ?
J. C. : Il est signé ! Il parle des inondations que j’ai vécues à Tilff, mon village natal en Belgique. On a eu 1,80 m d’eau en 5 heures dans la nuit. Je vivais avec mes grands-parents à ce moment-là et ma grand-mère s’était blessée. Je me suis dit que ce serait marrant d’en faire une histoire car pendant trois jours on a été bloqués sans nourriture et sans eau et j’en garde pourtant un bon souvenir. Peut-être parce qu'on était forcés de vivre ensemble et peut-être que les trois personnages du Grand large viennent aussi de là. Je pense que cette histoire-là sera plus compliquée à écrire car elle parle aussi de violence conjugale. C’est l’histoire de ma maman mixée avec celle que moi j’ai vécue : une femme va rendre visite à ses parents et se retrouve bloquée dans des inondations et elle submerge ses parents avec ses révélations. En effet, c’est une femme battue, physiquement et psychologiquement, elle subit des violences et ces trois jours-là sont en fait pour elle un sevrage. Elle se rend compte qu’elle n’a pas besoin de lui et ça finit sur une bonne note. C’est une histoire où il y a encore beaucoup de pluie, beaucoup d’eau brune... Ce sera très compliqué pour les couleurs je pense, mais j’ai déjà les croquis. J’ai envie de changer un peu le dessin, de faire quelque chose d'un peu plus personnel dans les visages, un peu plus détaillé. Agathe m’a donné envie de dessiner des visages accablés par le temps. C’est l’histoire de ma maman qui s’est d'ailleurs séparée de cet homme-là juste après la signature du projet. J'ai écrit cette histoire pour qu’elle se rende compte qu’elle allait finir comme mon personnage, coupée du reste du monde, battue, sans que rien n'aille dans sa vie. Elle commence désormais un peu à s'ouvrir et me raconte maintenant quelques bribes de sa vie et c’est parfois exactement ce que j’ai écrit, mot pour mot, c’est troublant. Elle n’avait plus aucune amie, plus rien, c'était très compliqué. Je me rends compte que j'étais dans le bon. Je ne lui ai pas dit que l’histoire la concernait parce que j’ai envie de lui montrer qu’on avait compris, que ça ne sert à rien de se cacher. Il n’y aura pas de scène de flash-back, de coups de poing, ni le nom du gars. Je voulais montrer une dame qui, un soir, enlève son chemisier et que le lecteur voit qu’elle a des coups bleus. Je veux aussi montrer le moment où elle craque, les conséquences de la violence souvent pires que la violence elle-même. Les parents de cette dame ressemblent à mes grands-parents. Ma grand-mère qui perd un peu la tête ressemble à Agathe. Même si c’est un huis clos, ce sera intéressant à dessiner car cela se passe dans une maison avec l'eau qui monte et les décors changent constamment. Je me souviens que j'étais en pantalon et, à un moment donné, je me suis dit que j’allais mourir de froid. Je suis resté six heures dans l’eau à enlever tout ce qu’on pouvait puis on se rend compte qu’on n’a pas de bouffe, j’ouvre le frigo, il me tombe dessus, il faut vite s’en aller. On a une vague d’eau huilée dégueulasse qui nous tombe dessus, on voit un morceau de saumon qui traine, on se dit qu’il est souillé, j’ai pris une courgette avec de la sauce cocktail, il n’y avait que ça. On n’avait pas d’eau potable, que six Grimbergen. On a bu ça parce qu’on n’avait rien d’autre et on était saouls le premier soir. On a néanmoins un bon souvenir parce qu’on jouait aux cartes et ma grand-mère demandait tous les quarts d’heure s’il pleuvait, « sans blague il pleut, il y a de l’eau partout » alors on lui montrait mais dix minutes après elle avait oublié. Elle voulait redescendre et « oh il y a de l’eau, vous avez vu ? », puis elle me disait que j’avais oublié ma veste sur la chaise en dessous mais c’était trop tard, c'était trop drôle. C'était en juillet 2021, j’étais en plein dans Vague de froid, je venais de le commencer. Le pire, ça a été de nettoyer la maison, ce qui a duré en réalité un an et demi. Aujourd'hui encore, il y a de nouvelles taches de moisissures qui réapparaissent. Après les inondations, on a diagnostiqué Alzheimer à ma grand-mère et elle n’a jamais plus fait d’efforts. Elle perd vraiment la mémoire et n’intéresse plus personne. Je pourrais en parler aussi dans l’album parce que c’est triste. C’est mon exutoire, je ne fais pas ça pour vendre, j’ai besoin d’en parler. Ma grand-mère n’est plus ma grand-mère, cette dame, je ne sais plus qui c’est.
C’est pour ces raisons que pour le moment vous réalisez vos albums en solo ?
J. C. : Non, écrire pour quelqu'un me plairait bien mais pas illustrer l’histoire de quelqu'un d’autre. C’est un peu égoïste mais j’adore pouvoir mettre en image ce que j’écris en scénario parce que les images me viennent et une fois qu’elles viennent, c’est trop tard, on n’imagine pas autre chose. Quand on écrit le scénario, les trois-quarts du dessin sont déjà faits. On sait déjà comment on va le séquencer. La dessiner, c’est le même boulot. Tant que je sais faire des histoires tout seul je les ferai tout seul, c’est important. Je vois aujourd'hui des dessinateurs qui ont cinquante ans et qui me disent qu’ils aimeraient écrire leur propre histoire. Je me dis que ça doit être dur de ne pas pouvoir écrire son histoire pendant cinquante ans de vie, de ne pas avoir raconté un truc qu’on veut vraiment raconter. Je trouve ça profondément triste. J’ai la chance d’avoir une famille qui me nourrit de scénarios, je vais en profiter.