"2,2%, c'est la part de surdoués ou Haut Potentiel Intellectuel (HPI) dans la population". Que se cache-t-il derrière ces données aussi froides qu'objectives ? Comme dans Goupil ou face, et de façon plus générale dans l'ensemble de ses albums, Lou Lubie explore les tréfonds de l'âme humaine et tente de mettre des mots sur des concepts souvent peu et mal compris. Un ouvrage quasi-scientifique, passionnant et surtout très humain.
Le HPI après la cyclothymie dans Goupil ou face, une simple coïncidence ?
Lou Lubie : Ce qu’il se passe à l’intérieur des gens m'intéresse beaucoup, que ce soit leurs émotions ou leur ressenti. C’est quelque chose que je traite dans tous mes albums, comme dans La Fille dans l’écran, même si ce n'est pas de la vulgarisation ou dans L’Homme de la situation, avec un côté plus thriller. C’est un thème transversal dans mon travail. Pour ce livre en particulier, il se trouve que j’ai un ami qui est surdoué et avec qui j’ai eu des discussions très intéressantes sur ce sujet, sur ce qu’il ressentait et sa façon de voir le monde. Il m'en a donné une vision que je trouvais très lumineuse, très claire, très simple, très en lien avec lui-même. C’est quelqu'un qui a évidemment des difficultés comme tout le monde, mais qui globalement se sert énormément de ses ressources pour les surmonter. J'ai eu envie de partager cette richesse intérieure et intellectuelle avec tout le monde d'autant qu'il ne dit jamais qu’il est surdoué. De plus, il ne supporte pas tous les clichés qu’il y a autour. À travers mon travail, je lui ai permis de rétablir un peu sa vérité.
Contrairement aux deux personnages de l'album, a-t-il fini son cheminement ?
L. L. : Le personnage de Birdo est directement inspiré de lui. Ses parents ont appris son diagnostic très tôt et ils le lui ont dit dès qu’il a été en âge de comprendre. Ça n’a pas été un choc pour lui car c'était quelque chose qui faisait déjà partie de son univers. Par la suite, il a commencé à se rendre compte qu’il y avait une différence avec les autres enfants. Ça a été un apprentissage de l’autre mais son apprentissage de lui-même s'est déroulé tout en douceur. C’est quelqu'un qui aujourd'hui s’identifie complètement en tant que surdoué mais il a plus de mal avec le regard des autres.
Le choix de personnages animaliers a été fait dès le début ?
L. L. : Pas immédiatement. À l’issue d’une discussion que nous avons eue avec mon ami, je l’avais représenté sous la forme d’un petit oiseau dans un très gros pull qui regardait le ciel. Je le lui avais envoyé et il avait trouvé ça marrant. Il y avait aussi pour moi une volonté de l’anonymiser, parce que clairement il ne le dit à personne, pas même à ses amis. C’est donc aussi une façon de le préserver par rapport à tout ça. Ensuite, le fait de passer par une métaphore animalière permettait beaucoup de richesse intérieure. Au lieu de représenter l’extérieur des gens, la coupe de cheveux, la couleur des yeux ou la couleur de peau, on s'attarde à leur intérieur. Raya est un petit poisson dans son bocal qui s’agite toute seule dans sa tête et qui a le syndrome de l’imposteur. Tout le monde la voit comme une personne avec son corps complet alors qu'elle est terrifiée à l'idée que les gens se rendent compte qu'elle est en fait "juste" un petit poisson. Ce concept animalier permet de faire passer très vite plein de messages.
Le poisson et l'oiseau sont deux animaux qui ne vivent pas « sur terre » et sont donc inadaptés à une vie terrestre...
L. L. : J’aime beaucoup l’idée et je n’y avais jamais pensé. Pour l’oiseau, c’est vraiment comme ça que je percevais mon ami. Pour le poisson, j’ai mis beaucoup plus de temps. Au départ, j'étais partie sur une souris, je voulais un personnage petit et insignifiant. Qu’il s’agisse d’un poisson ou d’une souris, ce n’est pas un animal qui en jette et ça correspond à la façon dont elle-même se perçoit. Raya, c’est « juste » un poisson. L’école dans laquelle on l’envoie parce qu’elle a de bonnes notes est une école où il y a des gazelles, des antilopes, toutes ont des yeux de biches et sont magnifiques. C’est un personnage qui s’est construit un peu en opposition, je trouvais ça cool d’avoir un poisson dans un bocal et puis c’est facile à dessiner (rires) !
Ça permet aussi un jeu d’expressions incroyables...
L. L. : Dans tous mes albums, la part visuelle des émotions est très forte, je représente beaucoup les traits da façon très exagérée. Je les ai adaptés à ces animaux-là. À l’inverse, Birdo est complètement inexpressif, il a globalement toujours la même tête. C’est très difficile de le faire sourire avec son tout petit bec en triangle et ça reflète le fait qu’il soit planqué. C’est le mec cool, calme et discret que personne ne remarque mais qui est toujours là pour les autres. Il passe un peu inaperçu, d’où l’inexpressivité du personnage avec sa grosse tête opaque dans laquelle on ne sait pas du tout ce qu’il se passe.
Avez-vous dû faire des recherches pour réaliser cet album ?
L. L. : J’ai lu quelques livres. Je n'ai pas été d’accord avec beaucoup d’entre eux car il y a une grosse tendance de développement personnel en ce moment autour du HPI, mélangée avec du TDAH (Trouble Déficit de l'Attention / Hyperactivité), quelque chose d'un peu flou et de très pathologisant. Il y est notamment écrit que c’est très difficile pour les HPI, parce qu’ils sont trop ceci ou trop cela. Ça ne correspondait pas du tout à ce que me racontait mon ami. J’ai donc lu et j’ai essayé d’avoir un esprit critique. Assez rapidement, je me suis orientée vers de la lecture plus scientifique, parce que ça m’intéressait d’avoir des faits. C’est là que j’ai découvert toute la partie biologie et cérébrale apportant des éléments qui sont juste indéniables.
Votre récit commence par le pourcentage de personnes HPI dans le monde...
L. L. : C’est une statistique qui est fixe et universelle. La répartition de l’intelligence au sein d’une population suit une courbe de Gauss, l’échelle de Wechsler, qui est invariante. Si l’ensemble de la population s’enrichit intellectuellement, ce qui crée une augmentation du QI globale, la répartition ne changera pas. Quand on parle de 130 de QI, ce n’est pas un chiffre absolu, on ne peut pas dire « moi j’ai plus que Einstein » car ce n’était pas le même contexte, pas la même époque. Ainsi, on parle plutôt d’être dans les 2,2% supérieurs de la population. Quand on fait des évaluations de QI dans des pays très pauvres, on trouve des QI très bas, ce qui est logique parce que ce sont des gens qui n’ont pas les ressources pour développer leur intelligence mais pourtant, en terme de biologie, c’est la même répartition. C’est absolu.
C’est pour ça que l’on parle de « potentiel » ?
L. L. : Exactement. Si on réduit le QI à son expression la plus simple, c’est une architecture cérébrale qui est plus connectée, plus dense, qui permet une pensée plus rapide. Que fait-on avec une pensée plus rapide ? Absolument rien, mais ça donne des ressources pour peut-être aller acquérir plus de connaissances, creuser plus de sujets, s’intéresser à plus de choses et avoir une « intelligence » plus élevée. Mais l’intelligence est à la fois un mélange d'inné, qui est biologique comme le QI, et l'acquis, qui est fonction de l’environnement, de ses goûts, de ses passions, des accidents de vie aussi qui peuvent entraver ou accompagner ce potentiel. Une personne surdouée est surdouée peu importe le contexte. En revanche, ça peut être une personne qui est très cultivée, qui sait plein de choses, qui est très intéressante ou une personne qui est complètement fermée car le potentiel ne garantit pas du tout le résultat.
Cela a-t-il été difficile de mêler les deux aspects du récit, le narratif et le scientifique ?
L. L. : Le mélange s’est fait très naturellement. Je pense que c’est vraiment le genre où je suis le plus à l’aise. Je ne me mets pas vraiment en difficulté quand j’écris dans ce registre-là. Là où ça a été le plus compliqué, c’est sur la progression de la narration et de la relation des deux personnages. Une fois que j’ai fait toutes mes recherches, je me suis retrouvée avec une matière de connaissances qui était claire et hiérarchisée. La question a été de savoir « comment l’accompagner » et avec quelles étapes, comment faire en sorte que ce soit aussi progressif dans la narration que ça l’est dans le didactique. J’ai eu beaucoup de mal. Il a fallu beaucoup de post-it et de schémas. Finalement, je suis partie sur une structure en escargot où, en partant des couches supérieures et superficielles (leur rencontre, leurs gestes, leur physique...), on en vient à rentrer dans les couches un peu plus profondes (ce qu’ils ressentent, ce qu’ils font, ce qu’ils sont...) jusqu'à s’enfoncer pour atteindre le centre qui représente leurs failles humaines et où ils sont vraiment confrontés au plus profond de l’un et de l’autre.Pourquoi avoir choisi d’utiliser deux personnages ?
L. L. : Il y a deux raisons à ça. La première est que je voulais qu'il soit bien clair que chaque surdoué est différent. Il n’y a pas un profil type, je ne voulais pas que les gens s’identifient à Birdo en se disant « ah ben oui je suis comme lui, je suis surdoué », ou ne s’identifie pas et se disent que ça ne marche pas. Le fait d’avoir deux personnages avec deux profils complètement opposés permettait d’apporter cette diversité. La deuxième raison est la recherche de semblables. On peut s’entendre avec des gens d’intelligence ou de centres d’intérêt et de milieux très variés, mais il y a quand même au fond ce besoin de trouver quelqu'un qui nous ressemble. Nous avons tous ce besoin mais il est très fort chez les personnes surdouées. Il y un côté reposant de ne plus lutter pour s’adapter et de ne pas avoir besoin de se cacher. Je voulais que mes personnages trouvent cette plénitude est c'est finalement la conclusion de mon histoire.
Dès la couverture, leur complémentarité est évidente...
L. L. : Effectivement. La similitude entre eux est évidente mais elle n’exclut pas le reste du monde pour autant. Le personnage du compagnon de Raya était très important car c’est une personne normo-pensante. Ils trouvent leur place tous les trois dans un trio qui fonctionne très bien sans besoin non plus d'exclusivité.
« Les autres ne sont pas tout à fait comme toi », c’est du vécu ?
L. L. : Je l’ai un peu interprété. La scène est véridique, il m’a dit qu’il était dans la voiture et sa mère lui a expliqué que les autres enfants n’étaient pas comme lui. J’ai trouvé que la tournure était intéressante et j’ai voulu mettre l’accent dessus. Je trouve effectivement que de dire à un enfant « tu n’es pas comme les autres » c’est très excluant alors que de dire « les autres ne sont pas comme toi » appelle à comprendre les autres. Je trouve cette formulation très forte.
Vous renouveler à chaque album, c'est une source de motivation ?
L. L. : Je ne dirais pas que c’est une motivation mais plutôt une galère (rires). J’adapte mon trait et mes compositions au sujet, ce qui me permettait d’avoir des compositions très libres, très éclatées, pour les comptes de fées. Quand il s'agit de narration, il y a besoin d’un peu plus de cases ce qui est très bloquant pour moi parce mes champs d’intérêts sont inversement proportionnels à mes capacités de dessin. Je me retrouve plus ou moins cantonnée à de la littérature du réel. Je sais que je performe dans le didactique mais quand il faut représenter une ville imaginaire, des costumes, je galère vraiment. Je commence à me tourner vers des dessinateurs pour pouvoir justement aller débloquer, comme dans un jeu vidéo, le niveau littérature de l’imaginaire. C’est pour l’année prochaine notamment.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos projets ?
L. L. : À la rentrée prochaine, avec une dessinatrice extrêmement talentueuse dont c’est le premier album, on travaille sur une bande dessinée de la littérature de l’imaginaire. C’est dans un univers un peu mythologique mais revisité, les costumes sont complètement inédits, les architectures également, c’est vraiment de la pure imagination.
Ne pas faire le dessin sur un de vos albums n'est pas trop frustrant ?
L. L. : Pas du tout ! Moi j’aime pas dessiner (rires) ! Je rêvais d’être romancière, puis j’ai été amenée au scénario de BD. Comme j'étais très jeune et que je savais très bien que personne ne voudrait dessiner pour moi, je me suis mise au dessin. J’ai appris à dessiner parce que je voulais faire de la BD. Je ne suis pas une dessinatrice, ce n'est pas mon ADN. Pour moi, c’est juste un outil. Je suis avant tout une autrice, quelqu'un qui raconte et qui conçoit des expériences.