En 2018, Serge Lehman (La brigade chimérique, Metropolis) et Frederik Peeters (Pilules bleues, Lupus, Aâma) s’associent pour la première fois et donnent naissance à L’homme gribouillé, un polar puissant teinté de fantastique. Ce one-shot de plus de trois cents pages, entièrement en noir et blanc, rencontre rapidement un succès critique et public (le titre est notamment lauréat aux BDGest’Arts 2018 dans la catégorie Récit court Europe). Le duo reprend du service dès 2021 avec la série Saint-Elme. Alors que le quatrième tome est sorti en septembre, l’ultime épisode est attendu dès janvier 2024.
Après L’homme gribouillé, travailler à nouveau ensemble était une évidence ?
Serge Lehman : Il n’y a pas tellement eu d’hésitation. Après L’homme gribouillé, Frederik a fait Saccage et Oleg. C’est le temps qu’il m’a fallu pour développer l’histoire de Saint-Elme, sachant qu’on s’était mis d’accord dès le Festival d’Angoulême 2018 pour bosser à nouveau ensemble et essayer autre chose tout en continuant à aborder le problème de la pop culture européenne inexistante, qui est un sujet qui nous passionne et nous obsède un peu tous les deux. On voulait continuer dans cette veine et on avait pris beaucoup de plaisir à travailler ensemble. Le livre a tout de suite très bien marché, on a donc eu envie de continuer car on sentait qu’il y avait un côté un peu magique dans notre collaboration. Le projet a ensuite beaucoup évolué. Spontanément, j’étais parti dans l’idée de refaire un roman graphique noir et blanc. Mais dès les premières idées sur Saint-Elme (avant même d’avoir le titre ou le moindre texte écrit), Fred m’a envoyé une dizaine de pages de croquis où apparaissait son système de couleur. C’est ce carnet de croquis qui a conditionné l’écriture du synopsis, qui lui-même ensuite a énormément évolué.
Frederik Peeters : Et la fameuse phrase « Twin Peaks écrit par Jean-Patrick Manchette » !
S. L. : Ça, c’est quasiment la commande que tu as passée ! Twin Peaks et Jean-Patrick Manchette ça voulait dire un mélange de mystère, de roman noir à la française, âpre, très violent, tout à fait matérialiste, avec le côté mystique et cosmique de Twin Peaks. On voulait essayer de trouver un endroit possible pour concilier les deux. L’idée était de voir si on pouvait acclimater le mythe de la petite ville isolée (avec une nature très puissante autour, des scènes dans les forêts, les lacs ou sous terre) tout en ayant une intrigue policière classique ou néo-classique. C’est ce qui a fait des étincelles !
F. P. : C’est là que se niche le côté mythologique du récit. Ça permet de développer l’idée qu’il y aurait une espèce de mystère irréductible derrière la matière des choses, là en l’occurrence un paysage de montagne. Mais on peut le faire avec d’autres décors…. Ce ciel qui ressemble aux peintures marines hollandaises (NDLR : l’auteur pointe une ancienne usine en briques rouges surplombée par un ciel bleu avec quelques nuages, qui entourent le festival), il y aurait de quoi faire un polar faisant ressortir le côté magique d’un paysage ! Finalement, Saint-Elme n’est pas vraiment une histoire fantastique mais plutôt hallucinatoire et liée à la prise de drogue généralisée des personnages. Par exemple, la mère de Tania est sous médocs, un peu abrutie. Tout le monde navigue entre une vision totalement exaltée de la réalité et une vision étouffée, ouatée. Cela fait un peu penser aux histoires des Portes de la perception : la drogue est un autre moyen de faire surgir la magie là où elle est dissimulée quand on regarde avec des yeux normaux…
S. L. : D’ailleurs je pense que si on faisait une étude sur l’histoire de la drogue en occident, on verrait que le déclin du christianisme s’accompagne d’une montée des drogues. Les deux courbes se croisent (rires)…
F. P. : C’est peut-être parce qu’on arrête de croire qu’on commence à prendre des drogues ! En tout cas notre idée est celle de faire un petit pas de côté, de regarder la réalité en la rendant fascinante et mystérieuse. C’est ce que font très bien les Américains ou les Japonais. C’est pour cette raison que, quand on va aux États-Unis pour contrôler que les paysages correspondent aux œuvres de fiction qu’on adore, on est tout le temps déçus. À la fois fascinés parce qu’il y a les mêmes voitures de flics, les mêmes diners. Et en même temps ça craint et ce n’est pas du tout magique. La dernière fois que je suis allé aux États-Unis, je me suis retrouvé dans un restaurant paumé dans le Michigan qui correspondait à un paysage de film mythologique américain. La serveuse était émerveillée par le fait qu’on vienne de Suisse et qu’on parle français à tel point qu’elle voulait presque qu’on l’emmène avec nous. On ne comprenait pas et on avait envie de lui répondre qu’elle vivait dans un décor de film. Mais en réalité c’était l’horreur, comme partout sur terre.
Saint-Elme ce sont des ambiances et des décors mais aussi un récit qui creuse dans l’âme humaine, parfois très noire…
S. L. : Je pense que dans l’allusion de Fred à Jean-Patrick Manchette, au départ, se cachait l’envie de raconter une histoire de salopards, de s’intéresser à des mauvais, à des méchants. Mais faire une histoire uniquement avec des méchants c’est extrêmement complexe. Pour obtenir des processus d’adhésion spontanée (qui permettent de s’identifier aux personnages et de comprendre l’histoire à travers eux) il fallait qu’on équilibre cette masse de salopards, ce bouillon de poison, par quelque chose de plus innocent et de plus frais. Cela recoupait aussi une volonté, apparue progressivement, de montrer des gens enracinés, c’est-à-dire ayant quelque chose à défendre, face à d’autres qui agissent comme des touristes (certes criminels) et qui ne sont là que pour consommer le monde. On donne aussi à voir ce qu’est une communauté de gens qui veulent faire attention à leur cadre de vie et qui ne veulent pas qu’on le saccage. Métaphoriquement, cette histoire est donc aussi celle de la lutte du local contre le global. Elle a d’ailleurs pris un relief particulier à partir de la guerre en Ukraine puisque, au fond, on raconte l’arrivée d’une mafia venue de l’est qui envahit et pourrit la vie de gens qui n’ont rien demandé à personne, juste par le jeu des investissements et du capitalisme débridé. Sans être un manifeste contre quoi que ce soit, la série montre la lutte de prédateurs virils et animaux, qui n’ont aucune limite – et la drogue joue aussi un rôle là-dedans parce qu’ils ont complètement pété les plombs, n’ont plus aucune mesure humaine… – face à des gens qui se demandent comment résister à cette espèce de sauvagerie. C’est ce qui rend le noyau dramatique super fort. Quand j’ai dû expliquer l’histoire à Fred, je lui ai dit que c’était Les sept samouraïs mais à Thonon-les-Bains.
F. P. : En même temps, l’idée de Manchette d’avoir des salauds intégraux n’est plus vraiment possible aujourd’hui. On doit intégrer l’air du temps et l’ambiguïté morale. J’ai revu récemment Massacre à la tronçonneuse des années 1970, qui était pendant très longtemps considéré comme le film du mal et de l’horreur absolue. En le regardant aujourd’hui, on comprend que le mec à la tronçonneuse est une victime, qu’il souffre, qu’il a des traumas... Ce mouvement sociétal me fait parfois rire parce qu’il est excessif mais il y a un fond de vérité. Dans les salauds, il y a aussi des victimes. Dans notre récit, ils font du mal mais ils sont aussi un peu abrutis, ont été cassés dans l’enfance, sont le résultat de dominations ultra-patriarcales... On peut être un violeur et être écolo, dans Saint-Elme…
S. L. : Ou être un trafiquant de drogue et être anti-raciste.
Cette ambiguïté des personnages se retrouve particulièrement dans le Derviche…
F. P. : Je le vois comme une espèce de fils de bourges qui veut vivre une vie de voyou et qui fait une overdose. Il est en mauvais trip, il a basculé. Il a pris un truc de trop et il n’est plus dans le monde. Il me fait penser à une certaine jeunesse occidentale qui vit dans le confort mais se fantasme en voyou.
S. L. : C’est un peu Stan, ça. Le Derviche est un peu à part, c’est une espèce d’ovni. Alors que Stan joue vraiment les racailles.
F. P. : Oui mais Stan appartient à la très haute bourgeoisie et surtout il a un côté débile congénital. Il n’est pas vraiment paumé, il est à sa place. Alors que le Derviche est vraiment paumé, il a perdu le contact. Il ne sait plus d’où il vient, ni ce qu’il a à faire. Et donc il n’est plus que violence…
S. L. : Et fulgurance aussi… Il a des sortes d’intuitions mystiques sur les processus à l’œuvre. Il voit des choses du coin de l’œil mais n’arrive pas à les exprimer.
Dans L’homme gribouillé, il y avait un crapaud et dans Saint-Elme des grenouilles, qui participent de ce mysticisme de l’histoire…
S. L. : Je me suis rendu compte que dans la moitié des histoires que j’écris depuis cinq ou six ans, il y a des grenouilles, et je ne sais pas pourquoi ! Je me demande si ce n’est pas une manière de rappeler quelque chose de typiquement français : le Dieu des profondeurs français ça serait forcément une grenouille ! Quand j’ai commencé à écrire Saint-Elme, j’étais encore dans le mood de L’homme gribouillé (mais je n’ai réalisé qu’après coup qu’on y avait mis un crapaud) et je voulais trouver un détail géographico-visuel qui soit l’équivalent de la pluie pour L’homme gribouillé. Saint-Elme, c’est « l’histoire avec les grenouilles ». On peut en mettre en quatrième de couverture et tout le monde comprend. Les grenouilles évoquent aussi les dix plaies d’Égypte donc c’est une manière de faire peser sur la ville et sur l’histoire un climat pré-apocalyptique, comme si une fin du monde était annoncée. Et je me suis aussi rendu compte que le pouvoir étrange de l'aubergiste Arthur Speilmann, qui est de prévoir la météo à la seconde près, y est également lié puisqu’on utilisait autrefois la grenouille dans un bocal pour en déduire le temps qu'il allait faire. Donc, finalement, les grenouilles condensent plein d'aspects de l'histoire de manière très synthétique (la météo, l'apocalypse, le dérèglement du biotope…) et suffisaient à baigner l'histoire dans un climat pré-fantastique.
F. P. : Mais, en réalité, ce n’est pas ainsi que ça se décide quand on fabrique la chose…
S. L. : Oui, tout cela se rationnalise après coup… Au départ on vibre juste à l’idée de mettre des grenouilles partout (rires). Après on s’invente des raisons prestigieuses. Mais c’est plus un gag visuel qu’autre chose, au début.
L’homme gribouillé était un hymne au gris et à la grisaille alors que Saint-Elme est éclatant de couleurs…
F. P. : C’est un peu la même chose. On peut jouer aux gens intelligents ou dire la vérité pragmatique qui est que le livre d’avant était en noir et blanc donc celui-là devait être en couleurs (rires). Pas par défi ou par principe, mais pour éviter de s’ennuyer. Ce n'est pas très romantique et pas très universitaire mais je pense que la plupart du temps les créations fonctionnent de cette manière, pour des raisons totalement prosaïques. Les décisions se prennent pour des raisons matérielles, banales. Une fois la décision prise de faire de la couleur, se pose la question du type de couleurs. Et il y a eu le même cheminement. Dans ce que j’ai fait auparavant, j’ai travaillé sur des couleurs naturalistes, typiquement franco-belges : le ciel est bleu, l'herbe est verte. C'est très bien et je ne les renie pas mais j’avais besoin de ne pas me répéter. Une autre raison qui compte est la question de l’économie de l’attention. On mène une guerre de présence, contre l’indifférence, contre la masse d’anecdotique. On ne peut pas faire de de l’anecdotique au milieu d’un océan d’anecdotique. Ce n’est pas une démarche marketing mais plutôt une affaire de dignité, de fierté, une manière de bomber le torse et de ne pas courber la tête.
Les couvertures aussi sont marquantes…
S. L. : Elles sont pêchues ! C’est Fred qui propose deux ou trois versions…
F. P. : Assez vite finalement. Tout dépend de l’ambition au départ. Lorsqu’on veut faire un livre raffiné et exigeant, qui se vend sur la longueur, on peut s’autoriser de traîner longtemps sur une couverture, avec des détails ou du relief. Là, on est dans du feuilleton post dix-neuvième siècle : ça va vite et c’est lu vite ! Donc je me mets dans la peau d'une personne qui va dans une librairie et voit quinze nouvelles couvertures apparaître : il faut être efficace ! Saint-Elme c’est du signe et de l’information. La couleur c’est aussi de l’information et de la clarté. Même chose pour les grenouilles : qu’elles soient là pour des raisons totalement banales ou intellos, c’est un signe. Une grenouille on peut la faire en ombres chinoises et tout le monde la reconnaît. On peut même ne pas la dessiner et faire son cri. C’est efficace et ça va vite. Les couvertures sont aussi pensées comme cela : simple, toujours un personnage au même endroit, à chaque fois une couleur différente (même s’il y en a deux dans les mauves, la dernière sera bleu électrique). Au début, mon fantasme (sans y avoir trop réfléchi) était que les cinq personnages des cinq couvertures soient de dos…
S. L. : On s’est rendu compte au tome 2 que ça ne marcherait pas (rires) !
F. P. : On peut en faire une mais pas cinq ! Mon seul petit regret est qu’il n’y ait aucun des personnages féminins qui se retrouve en couverture…
S. L. : Mais ça rend justice à la série. Même si les personnages féminins existent et ont une vraie profondeur (qu’on voit d’ailleurs surtout dans le dernier tome), c’est avant tout une histoire de mecs qui se cassent la gueule.
F. P. : Il manquait le fait qu’un des personnages féminins se retrouve dans une position et un décor suffisamment marquant dans l’album en question pour justifier une couverture… Mais j’ai essayé, on a eu quelques projets.
Étant auteur complet sur plusieurs titres, vous intervenez sur le scénario ?
F. P. : D’entrée, à chaque fois que j’envisage une collaboration avec un-e scénariste, je précise bien que le découpage est pour moi. Sinon il y a 50% du plaisir qui disparaît. C’est un boulot astreignant et solitaire, donc il faut veiller à ne pas retirer des couches de plaisir. Et l’un de mes plaisirs majeurs est dans le découpage, le rythme. Or le rythme, c’est déjà du scénario. C’est donc là que se joue le dialogue entre nous. C’est de cette façon que ça s’est mis en place et c’est fluide. Il faut toujours se méfier des analogies BD/cinéma, mais notre fonctionnement ressemble à celui d’un scénariste avec un metteur en scène puissant. Je prends, je coupe et je réorganise, simplement parce que le rythme impose des choix. Si je change ou enlève un élément, ça n’est jamais parce qu’il n’est pas bon. Tout bêtement, il y a aussi des questions de fin de page de droite : certains évènements primordiaux doivent forcément advenir sur une page de gauche !Et dans l’autre sens ?
S. L. : On a développé une sorte de dialogue sans mot. J’envoie les scènes à Fred puis je vois revenir les planches. Parfois, il n’a absolument rien changé. D’autres fois, tout a changé ou presque. Une scène que j’avais prévue sur trois pages peut se retrouver à en faire une demie, réduite à son squelette. Au fond, le plus important pour moi est la manière dont il ouvre et ferme des portes dans ses choix. Il n’a pas besoin de me dire d’explorer telle ou telle direction. Par exemple, il peut suffire qu’il change un mot dans un dialogue pour que je comprenne qu’une piste ne l’intéresse pas. Cela a des conséquences sur la narration puisque j’ai complètement intériorisé son regard. J’écris en sentant une présence et désormais je vise juste sur presque toutes les scènes. On a fusionné à distance. En écrivant, je suis capable d’anticiper les choix qu’il va faire. Plus on a avancé dans la série, plus c’était simple, car on a fini par être deux trains sur la même voie. C’est l’un des deux grands plaisirs de cette collaboration. Le second étant que je suis libéré de tout pression par le fait qu’il ait le final cut. J’écris sans me poser de questions et en sachant qu’il fera son tri.
F. P. : Il écrit trop et il sait qu’il écrit trop !
S. L. : Cela permet qu’il n’ait pas de scrupules à faire ses choix. Finalement, nous sommes plus libres au lieu d’être moins libres en travaillant à deux, ce qui est un petit exploit.
F. P. : Et pour moi c’est incroyablement reposant parce que ça n’est pas du tout la même chose que d’écrire un scénario en termes d’énergie et de fatigue. Je suis complètement déchargé de la partie la plus ardue, la plus difficile : le plan, la résolution des arcs, le fait de trouver des idées pour faire avancer l’intrigue... Je ne vis pas ces moments où on peut regarder le plafond pendant une demi-heure en se creusant la tête. À la longue c’est même presque trop confortable, il y a des muscles qui s’atrophient. C’est pour ça que, pour au moins un prochain livre, je vais reprendre la totalité des rênes, pour me refaire des muscles… mais je sens que ça va courbaturer sévère (rires).
Quelques mots sur la conclusion de la série qui arrive en janvier prochain ?
S. L. : L’essence même de ce récit est d’avoir de nombreuses lignes d’intrigue qui se croisent. Mais on peut dire qu’avec le dernier tome, chaque personnage va au bout de sa trajectoire, rencontre son destin de manière significative. Personne n'est laissé en rade. S’agissant des enjeux criminels de l’histoire, on y verra également clair à peu près partout. En revanche, il n'y aura pas d'explication dans le fantastique, sinon ça n’en est plus. Mais on donnera suffisamment aux lecteurs pour qu’ils puissent se dire qu’ils ont tout compris. Il nous reste à écrire la fin qui n’est pas encore scénarisée.
F. P. : On va chercher un certain équilibre. Surtout, la série se terminera comme nous aurions aimé qu’elle se termine en tant que lecteurs… Mais tous les lecteurs sont différents ! En travaillant, j’écoute régulièrement des podcasts de cinéma qui sur-analysent à l’infini les mêmes films. Or, ces spectateurs formés à l’analyse de détails ne sont généralement jamais contents : soit parce qu’il manque des explications, soit parce que tout est trop expliqué ! Donc, finalement, on doit trouver ce qui nous satisfait nous, vieux consommateurs de fiction.
S. L. : Nous sommes d’ailleurs aussi les enfants de notre époque. On en a tellement vu que trouver des idées nouvelles, créer des situations ou des émotions inédites, n’est pas facile. Soit on part du principe que tout a déjà été raconté depuis Platon et Homère et que nous n’en faisons que des variations, soit on essaie réellement de faire du nouveau avec ce qu’on a.
F. P. : Le plus dur est de créer une vraie empathie pour les personnages, de créer l'illusion de la vie dans des images et des textes immobiles. L’idée est que se séparer des personnages à la fin de la lecture doit être vécu comme une sorte de deuil. Pour créer ça, il faut vraiment croire à ce qu’on fait.
S. L. : Indépendamment de toute autre considération, on est tout de suite tombés d’accord pour dire que dans une histoire il y a les personnages et le reste. Ce sont les personnages qui créent tout, même si on prête de l’attention à des facteurs extérieurs, aux décors, à des intrusions du fantastique ou à des dispositifs. Dans mon parcours, marqué par la science-fiction, je me suis souvent appuyé sur des dispositifs très puissants et facilement mobilisables. C’est justement ce qu’on ne voulait pas ici. On suit plein de personnages (une vingtaine sur quatre cents pages), qui s’agitent, se croisent, s’affrontent, sont en proie à des mécanismes qui les broient ou prennent leur liberté.
F. P. : C'est toujours Tintin contre Astérix. Je ne me suis jamais attaché aux personnages d’Astérix. Astérix ce sont des blagues, des idées, de la satire. C’est évidemment très bien mais, moi, ce que je veux faire c’est du Tintin : quand Haddock pleure, quand Tournesol est en colère et que terminer l’album me fend le cœur de laisser ces gens…
S. L. : [Attention spoiler] D’ailleurs, quelques-uns de nos personnages principaux meurent dans le tome cinq. Pour au moins deux d’entre eux on a vécu un petit moment étrange en réalisant qu’on ne les animerait plus jamais. Ça montre bien que tout ça était vivant, au moins pour nous.