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« Le thème qui me rapproche de Gipi ? La reconstruction »

Entretien avec Lolita Couturier

Propos recueillis par L. Gianati Interview 12/09/2023 à 09:31 3161 visiteurs

Détour par Epsilon est la première oeuvre d'une jeune autrice qui poursuit ses études à Angoulême. Les ambiances post apocalyptiques ne sont pas à proprement parler un thème nouveau dans l'univers de la bande dessinée. Néanmoins, Lolita Couturier parvient à insuffler un nouveau souffle grace notamment à des personnages particulièrement bien travaillés, un découpage dynamique et un trait qui n'est pas sans rappeler un certain Gipi. 

Comment est né Détour par Epsilon ?

Lolita Couturier : En ce moment, je suis en train de faire des études de bande dessinée à Angoulême, un master qui prend deux ans. Avant ça, j'étais à paris dans une section qui s’appelle le DN MADE - image et narration, une section où on faisait de la BD et de l’illustration. À la fin de mon cursus, j’avais un diplôme pour lequel on m’a demandé de faire un projet professionnel qui était censé être une BD pouvant être ensuite publiée. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé la première version de Détour par Epsilon. À l’époque, le projet faisait quatre-vingt-dix pages et n'était pas du tout au stade actuel, j’ai presque tout repris. Quand j’ai eu mon diplôme, j’ai essayé d’éditer la BD mais ça m’a pris plus d’un an avant de trouver un éditeur.

Quelques dessins de la première mouture sont présents. Comment êtes vous passée de la première version à la version définitive ?

L. C. : Les extraits qui sont à la toute fin de l'album ne sont pas des versions différentes. Mes personnages sont comme des acteurs qui sont présents dans plusieurs histoires avant de se fixer dans une histoire en particulier. J’avais déjà utilisé ces personnages dans d'autres histoires et c’est ça que je montre à la fin. On retrouve vraiment la première version de Détour par Epsilon dans le bouquin. J’ai augmenté le nombre de pages, j'en ai repris certaines, j’ai également repris les couleurs et certaines planches car je trouvais qu’elle n’étaient plus à la hauteur. Tout ça m’a demandé de vraiment prendre du recul sur mon travail et de le regarder avec un nouvel œil.

Le thème était déjà présent dans la première version, dès le début du projet ?

L. C. : Oui, la première version de la BD est sensiblement la même chose mais en plus court. À l’origine, quand j’ai eu l’idée de la BD, j’avais envie de faire quelque chose de l'ordre d’une centaine de pages. Aujourd'hui, la BD fait 150 pages mais j’avais déjà à l'époque un scénario qui était conséquent. Comme j'étais prise par le temps avec mon diplôme, j’ai dû tout compresser et tout mettre dans 90 pages. Avec Les Humanoïdes Associés j’ai eu l’occasion de décompresser mon histoire et de pouvoir rentrer dans des détails, ce que je ne m’étais pas permis auparavant.

Une pagination plus importante autorise des moments de respiration pour le lecteur...

L. C. : C’est sûr et j’ai eu peur avec le produit fini d’avoir une BD qui ait un rythme un peu en dent de scie. Le fait de reprendre un projet, de le compresser, de le recompresser, me posait souvent un problème de rythme. C'était finalement de l'expérimentation, surtout pour un premier projet. 

La fin de l'album laisse envisager une suite...

L. C. : Oui parce que finalement je n’ai pas réussi à tout rentrer dans un seul tome. Je me suis dit qu’au lieu d’essayer de tout compresser, j’avais la matière pour faire un second tome. Vu que Les Humanos étaient derrière moi et étaient d’accord, j’ai dit « allons-y ! ».

Le chapitrage permet également de structurer le récit. Était-il prévu dès le début du projet ?

L. C. : Oui et je pense qu'il m'a rassuré. Je me suis dit que ça me permettait de ne pas trop me perdre en circonvolutions et d’aller droit au but.

Le nom et le début de chaque chapitre renvoient vers une image toujours très proche de la nature...

L. C. : C’est peut-être une piste que j’ai essayé de brouiller parce que je ne suis pas sure que ce soit vraiment si essentiel pour la BD. À l’origine, en plus de mon projet pro, j’avais un mémoire à faire qui portait sur les cartes imaginaires. Tout ça a un peu infusé dans ma BD où j’avais comme intention de montrer les paysages, un cheminement. C’est pour ça que j’ai mis une carte aussi, pour montrer le parcours de quelqu'un à travers le paysage tout en ayant un côté contemplatif.

Le début du récit ressemble à une réinitialisation après une catastrophe dont on ne connaît pas l'origine : Tom sort de Delta avec un seul kit de survie et fait face à la nature...

L. C. : Oui, carrément, elle est totalement perdue. J’avais envie que la nature soit quand-même accueillante et, que dans son malheur, il y ait au moins le fait qu’il fasse beau. Tout ça lui donne la volonté de survivre parce qu’elle se rend compte qu'à l'extérieur de Delta, ce n'est pas si mal en fin de compte. 

Lélé est muette, nous suivons donc Tom uniquement grâce à des monologues dans la première partie du récit...

L. C. : Ce choix vient aussi du fait que je n’ai jamais été hyper à l’aise pour écrire les dialogues. C'était une petite technique personnelle pour faire une BD où les personnages s'expriment davantage avec les expressions et les émotions. Je me suis dit que ce serait mieux que Lélé ne parle pas parce qu’elle n’avait pas grand chose à dire à part le fait de supporter Tom et lui donner de temps en temps ce petit regard qui la motive pour continuer de blablater. De son côté, Tom parle parce que c’est essentiel. Quand on se retrouve dans ce genre de situation, dans un tel désespoir, il faut sortir quelque chose parce que sinon on devient fou. Il fallait donc la faire parler. Vladimir, que Tom rencontre plus tard, vient d'un milieu totalement différent et leur communication s'est avérée difficile. Ils n’ont pas du tout les mêmes normes morales, ni sociales, il a fallu imaginer comment deux personnes aussi différentes pouvaient discuter ensemble. C’est du boulot et j'espère que c’est réussi car c’est la partie que je maitrise moins.

Cette différence entre Tom et Vladimir passe aussi par les couleurs utilisées : un bleu qui rappelle l'eau contre un rouge qui évoque le feu...

L. C. : Tom porte une grande part de mélancolie en elle. Elle a un passé très mystérieux, j’en ai très peu dit mais je voulais faire sentir que c’est quelqu'un qui avait besoin de pleurer un peu. En tous cas, même si on ne sait pas pourquoi, on sent qu’elle a un cœur lourd. Un des buts de la BD est aussi de lui permettre de faire le deuil de son passé et ça passe par ces rêves sur fond bleu. Vladimir, inversement, est plus vers le feu car c’est quelqu'un qui est dans l’immédiateté des sentiments. Il n’a pas de filtre, il est très brut et il va juste crier. Ils ont des manières différentes très différentes de gérer leurs traumas.

Finalement, c’est grâce aux rêves de Tom que l'on apprend son prénom...

L. C. : Alors ça, je ne m’en suis pas rendue compte du tout. C’est quelqu'un qui m’en a fait la remarque et je me suis rendue compte effectivement que je n’avais pas placé le prénom avant. C'est donc vrai que le lecteur ignore le prénom du personnage principale pendant très longtemps... et ce n'était pas du tout intentionnel.

Les causes de la catastrophe ne sont pas du tout évoquées...

L. C. : Non, et je préfère garder vraiment le mystère là-dessus. Justement, je trouve que c’est plus intéressant de laisser le mystère. Le sujet de la BD n'est pas du tout l'apocalypse mais comment on vit avec les retombées nucléaires. On imagine bien qu'il y a une histoire de radioactivité mais c’est le contexte général qui prime. Peut-être en découvrira-t-on un peu plus dans le deuxième tome ? C’est possible…

Gipi est-elle l'une de vos sources d’inspiration ?

L. C. : Oui, tout à fait. Ceci est un petit hommage (Voir l'image ci-dessus, NDLR) que j’ai tenu à mettre parce que c’est vraiment une BD, La Terre des fils, qui m’a inspirée. C’est quand j'ai lu cet album que je me suis dit que c'était peut-être possible que je fasse un jour une BD. 

Pour le coté architecture et monde détruit on pense aussi à Notes pour une histoire de guerre...

L. C. : Oui, je pense que ce qui m’a touché dans les histoires de Gipi, c'est justement le fait qu’on ne s’intéresse pas au passé mais plutôt au futur. Les histoires d’apocalypse, on en bouffe beaucoup depuis longtemps et moi j’ai adoré ça et j’en ai mangé plein. Au bout d’un moment, sachant que j’ai l’impression de moi-même être dans une apocalypse qui se rapproche lentement, je me suis vraiment désintéressée de tout ce qui était morbide, au « pourquoi », au « regardez comme les gens souffrent », au « regardez comment la fin va être horrible »... J’avais plus envie de parler de reconstruction. Avec Gipi, j’ai l’impression que c’est aussi une de ses thématiques et je pense que c’est le lien principal que l’on peut trouver entre ses BD et la mienne.

Quelle est votre technique de travail ?

L. C. : J’aime bien faire étape par étape. Je fais mon storyboard en essayant d’y mettre toutes les pages. Je le fais au format A5, tout petit, pour ne pas que ça me prenne trop de temps et j'enchaîne. Ensuite, je redessine les pages en format A4, tout au crayon. À chaque étape, je modifie des choses qui ne vont pas et je mets plus de précision dans le dessin jusqu’au moment où je fais l’encrage, toujours au crayon parce que je suis beaucoup plus à l’aise. Après je scanne et je fais la couleur sur photoshop, c’est assez simple.

Pourquoi avoir conservé les personnages de Tom et Lélé depuis tant d'années ? 

L. C. : C'est difficile à dire... Pour Lélé, c’est surement parce qu’elle est adorable et que la première fois que je l’ai dessinée, je me suis dit qu'il fallait que je le mette quelque part, parce qu’elle est trop mimi. Pour Tom, je la dessine depuis tellement longtemps qu'il était hors de question que je choisisse quelqu'un d'autre comme héroïne. Vladimir est un peu différent car c’est un personnage qui est inspiré d’une relation que j’ai eue, d’un mec que j’ai rencontré. Il est né comme ça alors qu’en plus, il ne lui ressemble pas du tout. Il est rentré dans mes habitudes de dessin et, naturellement, les trois se sont agglomérés.

Dessiner des bâtiments détruits, fracassés, penchés, est-ce plus agréable que d’avoir à représenter quelque chose de plus structuré ? 

L. C. : Carrément. Je ne sais pas pourquoi mais c’est mille fois plus agréable de dessiner des immeubles rabougris. À force de les dessiner, ils deviennent presque un motif, c’est comme si la courbe venait toujours de travers, il n’y en a pas un seul qui se tient droit. Il y a beaucoup de motifs récurrents. Je ne suis pas hyper précise ni très attachée au détail de l’architecture, c'est plus l’image d’un immeuble qu’un vrai immeuble. On peut justement voir dans les dessins qui sont à la toute fin du bouquin qu’il y a eu plusieurs versions des immeubles, il y a des fois où je les dessine avec plus de détails. 

Le manga vous-a-il influencé ?

L. C. : Carrément et je pense que j’ai lu beaucoup plus de mangas dans ma vie que de BD. Je n'ai découvert la BD franco-belge que très récemment, dans une volonté de me diversifier, de découvrir plusieurs choses. Mais de base, mon médium de cœur est le manga et je pense que j’ai dû récupérer des codes de là-bas.


Que représentent donc pour vous les deux pages de manga présentes dans l’album ?

L. C. : C’est un peu un délire personnel. J'étais vraiment surprise que mon éditrice accepte, elle a vu les planches et elle a dit « ok », et moi j'étais en mode « ah bon ? C’est ok ? ». Comme la BD est parfois un peu sombre, je me suis amusée à y mettre un moment un peu décalé. J’ai lu beaucoup de mangas, allant de l’apocalypse à la romance à l’eau de rose, je suis totalement fan et je me suis dit que pour une fois on pouvait marier les deux.

Quand on arrive à la fin du récit on se demande la raison du choix de ce titre ?

L. C. : C’est difficile de répondre sans spoiler mais c’est en effet un clin d’œil à la fin. Rien que le fait qu’il y ait un tome deux explique en quoi c’est un détour. C'est une rengaine un peu classique mais le but, ce n’est jamais d’aller quelque part, c’est le chemin. 

On parle donc d’un deuxième tome, le dernier ?

L. C. : Pour l’instant il y a deux tomes de prévus et pour moi l’histoire se termine à la fin du tome deux mais rien n’est jamais sûr (rires) donc on verra bien. C’est un univers qui est vraiment large et dans lequel je me sens très à l’aise et il y a plein d’autres choses qui pourraient en naitre. 


Propos recueillis par L. Gianati

Bibliographie sélective

Détour par Epsilon
1. Tome 1

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La terre des fils

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Notes pour une histoire de guerre

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Les petits Monarques

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