Il y a dix ans, Mourad Boudjellal tirait sa révérence en cédant les mythiques éditions Soleil à Delcourt. Quatre ans plus tard, il quittait définitivement le monde de la bande dessinée en revendant la librairie Bédule à Toulon qu'il avait créée en 1982. Définitivement ? Rien n'était moins sûr et ce n'est finalement qu'une demi-surprise de retrouver le désormais ex-président du RCT à la tête de la 51ème maison d'édition du groupe Editis. Plus surprenants sont le timing choisi et le premier album annoncé, ElyZée, dont la sortie est prévue le 10 mars.
En 2015, la BD, c'était vraiment fini ?
Mourad Boudjellal : J’ai grandi dans la BD donc je ne savais pas si c'était vraiment fini ou si c'était juste une parenthèse. Comme le disait Sean Connery : « il ne faut jamais dire jamais ». Je pensais effectivement que c'était derrière moi mais quand je passais dans une Fnac, je me rendais forcément au rayon BD pour aller voir un peu ce qui se faisait. Pendant quelques années, je regardais ce qui sortait chez Soleil, puis j’ai arrêté quand des bouquins que je n'avais pas signés ont commencé à sortir. Pendant deux ou trois ans, j’ai donc suivi des succès que j’avais signés comme Les Carnets de Cerise. Par la suite, j’ai été pris dans un tel tourbillon sportif et compétitif que le monde de l'édition paraissait très loin ! Mais c’est aussi à ce moment là que j’ai réalisé le coté générationnel des éditions Soleil. Quand j'étais aux Grandes Gueules, des hommes politiques, des chanteurs ou des artistes de cinéma me parlaient des bandes dessinées Soleil. Je me suis rendu compte que cette période éditoriale avait marqué des gens. Je me souviens à ce sujet d'une anecdote : j'étais président du RCT et encore éditeur. On avait perdu un match contre l'équipe de Bègles-Bordeaux 12 à 0. C'était ma première année et j’avais pour habitude d’aller dans le vestiaire pour féliciter l’adversaire - habitude que j'ai depuis perdue… Je venais donc féliciter les joueurs de Bordeaux et parmi eux certains m’avaient demandé quand sortait le prochain Lanfeust.
Les éditions Soleil, c'était aussi les fiestas mémorables à Angoulême…
M. B. : C’est la question que beaucoup de gens m’ont posée depuis quelques mois : est-ce que je vais refaire les fiestas que je faisais à Angoulême ? La réponse à ça est évidemment que oui ! C’est important de faire la fête, c’est une façon de montrer qu’on est bien ensemble, qu’on a du plaisir à faire ce qu’on fait. Il est important d’extérioriser les choses, ça crée du lien entre les auteurs et tous les gens qui travaillent dans un but commun.
Faire la fête avec avec Editis, ce sera aussi simple qu'avec Soleil ?
M. B. : Si ce n’était pas le cas, je n’y serais pas ! J’ai rencontré Michèle Benbunan (Directrice Générale d'Editis, NDLR) au début, qui est quelqu'un pour qui j’ai beaucoup d’estime. C'est elle qui m’a suggéré cette idée et qui m’a fait rencontrer Arnaud De Puyfontaine (Président du directoire de Vivendi, NDLR) qui me connaissait très bien par l’édition et par le sport. Nous avons passé deux heures ensemble et ça a matché assez vite. Ils savent avec quel énergumène ils signent et ils savent avec quel énergumène ils s’engagent. Ils n’ont pas signé « Mourad-light » !
On le voit avec le premier titre que vous sortez le 10 mars…
M. B. : Il fallait oser arriver chez Bolloré et leur dire : « je veux faire un bouquin sur Zemmour »… J’ai de suite mis la barre très haute pour ma rentrée pour leur faire comprendre que je faisais ce que je voulais et je dois reconnaître que je n’ai eu absolument aucune censure. Il n'y a eu aucune tension et ils m'ont laissé, ainsi qu'aux auteurs, une liberté totale pour travailler.
Pourquoi ElyZée ? Pour le thème, le personnage ou votre frère ?
M. B. : Zemmour est le candidat le plus clivant aujourd’hui. L'idée était de s'interroger sur le devenir d'une société dirigée par lui, même si depuis quelques jours il existe un sujet encore plus inquiétant… Ce gars est un Spoutnik : il était encore chroniqueur il y a 6 mois, il débarque en politique, et certains sondages le donnent autour de 15% d'intentions de vote. Il fait ce score sur des idées auxquelles je n’adhère pas bien sûr et il a cette particularité de rendre Marine Le Pen presque sympathique… C’est assez incroyable ! C’est une énigme… Comment ce mec peut-il tenir de tels propos avec autant de culture en citant un auteur toutes les deux phrases ? Surtout, comment peut-il intellectualiser de telles idées sur la supériorité des races ou sur la génétique qui prime ou non sur le parcours social ? Il y a deux mondes qui s’affrontent et c’est ce qu’on essaye de montrer dans le bouquin : il y a ceux qui veulent vivre sur la planète France et ceux qui veulent vivre sur la planète Terre, ce qui n’implique pas qu’on va négliger la France. Je crois, contrairement à Zemmour, qu’on vit sur la planète Terre et qu’on ne peut pas se mettre à l’abri en France de tout ce qu’il se passera de négatif sur la Terre. Il faut intégrer cette notion de mondialisation, tous les enfants de la planète ont lu les mêmes bouquins, ont vu les mêmes films, ont écouté les mêmes chansons, ce qui n’était pas le cas il y a cinquante ans. Dans la BD, on l’a vu très tôt. Au départ, on avait des auteurs qui avaient un style espagnol, américain, italien ou franco-belge et on était capable immédiatement, quand on voyait les dessins, de reconnaître le pays d’origine du dessinateur. Aujourd’hui, les couleurs se font en Inde, au Brésil ou en Chine. Il y a une coordination dans la culture. À partir du moment où la culture est uniformisée, fatalement, la planète va l’être. C’est ce que je reproche à Zemmour : nous enfermer dans un petit monde en pensant que plus notre monde sera petit plus on pourra le protéger et plus on sera grand.
Le dessin très réaliste renforce le côté immersif…
M. B. : Ça, c’est typique de mon frère, c’est sa marque de fabrique. Ce ne sont pas des photos mais des arrêts sur image. Je crois que c’est le premier à faire ça et ça fonctionne très bien sur ce sujet-là. Il y a aussi tout le travail qu’à fait François Durpaire, journaliste à BFM.
Le gouvernement peut fait peur…
M. B. : D’autres noms sont apparus entre-temps mais ils étaient prévisibles. Zemmour est le symbole de la classe politique française, c’est l’opportuniste.
Quelle sera votre ligne éditoriale ?
M. B. : J'ai réussi à une époque à être associé avec TF1 et Gallimard. Le matin, je parlais de la Star’Ac en BD et l’après midi je me penchais sur des romans graphiques. Le soir, je travaillais pour les BD Soleil adaptées chez Marvel aux États-Unis. Je suis multiculture de par mes origines. À l’époque, les gens me disaient : « pour que ça marche, tu mets deux sorcières, une nana avec des gros seins et un chevalier », mais ce n'était pas comme ça que ça fonctionnait. Il faut aussi le talent des auteurs. Je souhaite allier le pouvoir de diffusion médiatique de Vivendi et la relation artisanale telle que je sais la construire. Si on réussit ce mariage, ça peut être assez détonnant. Beaucoup d'éditeurs aujourd'hui ont soit l'un soit l'autre mais rarement les deux.
La rémunération des auteurs, c'est quelque chose qui vous préoccupe ?
M. B. : Pour moi, l'équation est assez simple : il faut faire des bouquins qui se vendent. Si les bouquins ne se vendent pas, il n’y aura pas de solution à la rémunération des auteurs. Le débat aujourd'hui c’est la répartition du gâteau, mais sans gâteau, il n'y aura pas de solution.
Le tirage d’ElyZée, par exemple, c’est combien ?
M. B. : C’est à six chiffres… C’est un gros tirage parce qu’il y a une grosse mise en place. Quand on sort un projet comme ça, on est obligé d’avoir un peu d’ambition. Après, il y a toujours des aléas, surtout par les temps qui courent. Si demain matin on entend un grand boum et que d’un coup il fait 250°C, je ne suis pas sûr que les élections aient lieu...
Quel objectif vous fixez-vous en terme de nombre de sorties annuelles ?
M. B. : On sera entre vingt et vingt-cinq albums la première année et après on montera. On va devoir se structurer, c’est à dire que je veux garder la même qualité de relationnel au fur et à mesure de notre croissance. C'est ce qui a été la force de Soleil par rapport à d’autres éditeurs. Pour autant, il n'est pas question de refaire un Soleil-bis.
Justement, la création de Soleil c’était en 1989….
M. B. : Il y a 33 ans, et je ressuscite (rires)...
Est-ce que le monde de l’édition a profondément changé en trente ans selon vous ?
M. B. : Je regrette son industrialisation. Je vois quelques éditeurs de la BD qui sont dans des classements de fortune, c’est assez nouveau. Il y a peu de nouvelles enseignes. Il n’y a peut-être que Bamboo qui a percé ces dernières années. Le contenu a en revanche beaucoup évolué avec une explosion du nombre de romans graphiques. Quand je suis parti, la BD avait cette capacité à proposer des héros récurrents qu’on suivait au fil des ans, ce que ne pouvait pas faire le cinéma. La BD pouvait également se permettre des effets spéciaux incroyables que le cinéma ne pouvait pas financer. Entretemps, des technologies nouvelles au cinéma sont venues contrecarrer ça et on a pu y faire des choses qu’on n’était pas capable de faire en bande dessinée. Une certaine forme de BD en a souffert et il y a eu une éclosion du roman graphique qui lui, par contre, apportait quelque chose que le cinéma ne pouvait pas apporter, à savoir une participation du lecteur au niveau de son cerveau, si j’ose dire. Dans un roman graphique, il y a toute une partie émotionnelle qu’on se crée tout seul et sur laquelle on est acteur alors que souvent au cinéma on est beaucoup plus passif.
Cela a aussi amené un nouveau lectorat pour la bande dessinée…
M. B. : Bien sûr et avec de nouvelles thématiques. Il y a aussi le fait que nous sommes très nombreux à être issus de ce qu’on a appelé l’âge d’or de la bande dessinée. Aujourd'hui, ce sont devenus des adultes qui consomment et qui créent. Dans tous les domaines de la création française, il y a des gens qui ont été biberonnés à la bande dessinée.
Pour vous, la série BD est-elle définitivement morte ?
M. B. : Je pense que le héros récurrent, la série, c’est Netflix. Néanmoins, je ne la pense pas totalement morte parce que ça reste une des forces créatives de la BD pour des auteurs qui ne peuvent pas le faire ailleurs pour des questions essentiellement financières.
Le manga, est-ce quelque chose qui vous intéresse ?
M. B. : Je l’ai toujours dit et à l’époque et on me l’avait reproché : je ne suis pas un adepte des mangas. Je ne vais donc pas faire quelque chose que je ne comprends pas. C’est un point commun que j’ai avec d’autres éditeurs, mais ils ne le disent pas parce que ça rapporte du fric (rires). Ça ne veut pas dire que je n’en ferai jamais. Si un jour j’en fais, c’est parce que j’aurai rencontré la personne qui m’expliquera, qui me fera aimer le manga et qui me dira ce qu’il faut faire. J’ai essayé d’en lire et je n’ai pas de sensibilité particulière. En revanche, j’ai une forte sensibilité comics. J’ai appris à parler italien grâce aux comics. Pourquoi ? Parce qu'en France ils étaient tous un peu censurés, beaucoup moins en Italie. J'ai des milliers de Blek et de Zagor à la maison. L'autre avantage en Italie, c'est qu'ils y publiaient tout ce qui était super-héros alors qu'en France c'était surtout Strange, Fantastik... On retrouvait en Italie les comics américains comme Thor, Devil pour Daredevil, Fantastici Quattro… Il y avait un respect beaucoup plus grand pour l’auteur en Italie qu’en France.
Le nom de la maison d’éditions : Maurice ou Mourad ?
M. B. : Ce logo, on le reverra parce qu’on a un autre projet, mais sinon ce sera autre chose. Je ne peux pas en parler pour l’instant parce que quand on va présenter le catalogue on aura le nom de la maison.
Trois BD que vous avez lues récemment et que vous auriez aimé éditer ?
M. B. : Je n’en ai pas lues récemment pour tout vous dire parce que je me suis remis à lire des synopsis. Sur les trois synopsis que j’ai lus récemment, il y en a deux que j’ai envie d’éditer. La dernière BD que j’ai lue, et je ne vais pas être original, c'était Astérix… Quand on a lu Uderzo et Goscinny, ce n’est pas facile de passer après eux.
Le Z de ElyZée fait quant à lui un peu penser à Spirou…
M. B. : Z comme Zorglub ? Je ne crois pas que Franquin ait prévu l’arrivée de Zemmour et je pense qu’il n’aurait pas voté pour lui… C'était un type super qui était totalement angoissé par la mort et qui parlait de ça tout le temps.