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L’objectif dans la poussière

Entretien avec Aimée de Jongh

Propos recueillis par L. Gianati et traduits de l'anglais par A. Perroud Interview 08/06/2021 à 09:53 6005 visiteurs

Imaginez une vieille photo en noir et blanc des années 30 sur laquelle la nature semble tout emporter sur son passage dans des immenses tourbillons de poussière. Des images comme celles-ci, Aimée de Jongh en a observées par dizaines et l'idée d'en faire un album a doucement fait son chemin. Au-delà de ces extraordinaires manifestations naturelles, l'autrice livre une réflexion particulièrement intéressante et très actuelle sur le poids des images et les conséquences catastrophiques laissées par la main de l'Homme.


D'où vient votre intérêt pour le Dust Bowl ?

Aimée de Jongh : C’est passé par l’image, en commençant avec les célèbres photographies qui existent sur le sujet. J’ai été particulièrement impressionnée par les photos de tempête de sable. Des énormes tourbillons face à des petites maisons de bois et les nombreux portraits des personnes aux prises avec ces évènements. Cela m’a interpellé et m’a donné envie d’en savoir plus. Ensuite, j’ai fait des recherches et, petit-à-petit, les pièces du puzzle se sont mises en place.

Vous avez fait un voyage de recherches sur place. Qu’y avez-vous découvert ?


A.D.J. : Je voulais absolument aller sur place afin de me rendre compte de l’endroit avec ses grands espaces ainsi que du rapport entre la terre et le ciel. Je voulais être certaine que mon dessin sonne juste. J’ai rencontré des descendants de familles ayant vécu le Dust Bowl et qui avaient dû fuir la tempête. Ils habitent maintenant en Californie. J’ai pu leur poser des questions et demander une foule de précisions. J’avais vraiment l’impression de toucher à l’Histoire en elle-même. Jusqu’à ce moment, ce n’était que des photographies et des livres et là, je parlais avec des témoins directs de ces évènements. Ce fût des moments vraiment importants pour moi.

Vous avez choisi une narration à la première personne. En quoi cette approche était importante pour vous ?

A.D.J. : J’ai choisi cette approche car ce qui m’intéressait de mettre en avant, c’était la vision d’un étranger qui arrive dans un nouvel endroit et qui découvre les choses pour la première fois. Un peu comme un touriste qui arrive dans une terre inconnue, il pose un regard totalement neuf, rempli de curiosité sur un environnement dans lequel, même la plus petite chose, peut être surprenante. C’est peut-être la perspective la plus intéressante pour raconter une histoire. Je pense que c’est la même sensation qu’a le lecteur quand il découvre le livre. Lui aussi n’a jamais été dans le Dust Bowl ! J’ai pensé que cette approche à la première personne apportait une connexion supplémentaire entre le lecteur et le récit.

L’histoire de John rappelle celle racontée par Rodolphe Barry dans Honorer la fureur, celle de James Agee et Walker Evans partant de New York vers l’Alabama pour faire un reportage sur les fermiers dans les années 30…

A.D.J. : Oui, je connais ce livre. En fait, j’ai visité en 2017 une exposition à Paris, au Centre Pompidou, à propos de ce livre. Il y avait les photographies utilisées dans Honorer la fureur, des agrandissements géants très spectaculaires. Cette exposition a certainement joué un rôle dans le processus qui a mené à la réalisation de Jours de Sable.

Les photographies font d’excellents témoins d’un évènement, mais elles peuvent aussi être trompeuses, tant dans les années 30 qu’aujourd’hui...

A.D.J. : Oui, vous avez raison, davantage encore avec les nouvelles technologies (les "deep fakes" et autres), on peut suggérer toutes sortes de choses. Je pense néanmoins qu’il y a des différences. Dans mon album, le héros-photographe, qui travaille pour le FSA, cherchait avant tout à documenter le Dust Bowl. Il lui fallait donc trouver des images parlantes pour toucher les gens et illustrer la situation. Pour parvenir à ce résultat, une mise en scène est indispensable. Si je vais dans un marché, par exemple, et je prends une photo générale avec les stands et la foule, l’image sera générique. Par contre, si je prends le temps de rassembler des gens, de demander à des vendeurs de prendre une pose avec leurs enfants dans les bras en fixant une certaine direction, le résultat aura nettement plus d’impact et peut-être porteur de plus de sens. L’image sera plus forte, même si elle a été « organisée » et ne représente plus exactement la réalité telle-quelle. Dans le même temps, tous les éléments originaux sont bien là, juste un petit peu réarrangés pour être plus lisibles ou compréhensibles d’un seul coup d’œil. De nombreuses photographies de cette époque sont devenues des icônes depuis. Dans la plupart des cas, cet impact est dû au talent des photographes qui, en réagençant ce qu’ils voyaient, ont réussi à résumer et communiquer l’essence et l’urgence de la situation. Pour moi, c’est totalement différent avec les deep fakes dont le but est souvent moins avouable que le simple fait de vouloir témoigner ou illustrer. En tant qu’artiste, chercher la bonne image, la plus forte ou évocatrice est au cœur de ma démarche. Dans ce sens, je me sens en totale connexion avec John, le héros photographe de l’histoire.

Le livre, ainsi que chaque chapitre, débutent avec une photographie. Vouliez-vous soulignez le fait que, même si c’est une fiction, il y a une « vraie » réalité derrière ?

A.D.J. : C’est une bonne question. L’idée originale était de mettre toutes ces photos à la fin de l’album dans un dossier. J’avais peur que de mélanger vraies images et dessins ne fassent sortir le lecteur de l’histoire. Et puis, au fil de la réalisation de l’album, un des thèmes de l’histoire s'est aussi révélé être l’opposition entre réalité et sa représentation (ou sa manipulation). Alors, mettre des photos au début des chapitres pouvait avoir un effet. Le lecteur pense lire une histoire de fiction et, d’un coup, ces photos lui rappellent que ça pourrait bien être une histoire vraie. De plus, ce n’est qu’à la toute fin de l’ouvrage qu’il est indiqué que ces photographies ont été prises par différents photographes dans différents endroits. Cette construction qui renforce l’opposition fiction vs réalité fonctionne très bien, le résultat me plaît beaucoup.

Votre métier de dessinatrice est finalement très proche de celui de photographe. Il faut toujours chercher à trouver les images qui seront les plus percutantes, par les angles de vue, la mise en scène des personnages...

A.D.J. : Oui, je pense que vous avez raison. C’est une excellente observation. Beaucoup de gens pensent qu’il y a énormément de différences entre prendre des photos et la bande dessinée. En photographie, on décide de saisir un instant de la réalité. Cependant, on oublie souvent toute l’intention du photographe qui, outre son sujet, a choisi un angle, des contrastes, une mise en scène. Il a fait énormément de choix pour arriver à son image finale. C’est bien plus complexe qu’un simple clic sur le déclencheur. C’est exactement ce que je fait dans mes BD, case après case !

Une autre connexion avec l’époque actuelle est le Dust Bowl en lui-même. Son origine, outre une sécheresse, est anthropique (monoculture et épuisement de la terre). Est-ce quelque chose que vous aviez à l’esprit en écrivant l’histoire ?

A.D.J. : Cet élément est évidemment présent dans Jours de Sable, presque par défaut par contre. Ces événements se sont déroulés il y a cent ans, ils peuvent très bien se répéter aujourd’hui. L’histoire a tendance à se répéter, ce n’est pas étonnant. Personnellement, je pense qu’une certaine fatigue s’est installée dans la population à propos des changements climatiques. « Devenez végétarien, prenez moins l’avion, etc. » Toute cette communication pointant du doigt sur tout ce qu’on fait de mal est incessante et, à la longue, joue en défaveur du message original. Je pense que si je faisais un livre sur les changements climatiques, personne ne voudrait le lire ! (rire). Évidemment, si vous faites une histoire se passant dans les années 30, cet élément est présent, quoique caché dans le récit. C’est seulement après avoir lu le livre que vous réalisez que oui, cet aspect joue un rôle dans l’histoire. Avec l’éditeur, c’était clair dès le début que Jours de sable n’était pas à propos de l’environnement en particulier mais, en même temps, le Dust Bowl est le résultat d’un dérèglement, donc cet élément s’est retrouvé intégré au livre.

A propos de l’éditeur, comment a-t-il réagi quand vous lui avez proposé Jours de Sable, un livre de plus de 250 pages, avec de nombreux passages muets à propos d’un évènement des années 30 aujourd’hui un peu oublié ?

A.D.J. : J’ai dû un petit peu batailler pour le convaincre, pas à cause du sujet, mon éditrice chez Dargaud étant une amatrice de photographies. Elle connaissait déjà certaines photos du Dust Bowl et donc le sujet lui a parlé immédiatement. Par contre, quand au fil de l’écriture le livre devenait de plus en plus gros, elle a commencé à être un peu inquiète : deux cents pages, c’est beaucoup, ça va coûter cher, en couleur en plus… (rires) Si elle a eu des secondes pensées, elle ne l’a pas montré et j’ai pu finir le livre en toute liberté. Je tiens à souligner le professionnalisme de Dargaud, ils ont vraiment à cœur de publier des bandes dessinées de qualité et font tout ce qu’il faut pour arriver à ce but. Quand ils ont vu les planches finies, ils ont dit "superbe, ça va faire une excellent album". J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec eux.

Sur le plan de la construction narrative, vous variez beaucoup votre découpage (grandes cases horizontales, verticales, etc.). Quelle est votre approche dans la mise en scène ?

A.D.J. : Spécialement pour ce livre, je pensais qu’il serait intéressant d’utiliser des grandes cases ouvertes pour rendre la grandeur des lieux. De plus, pour retranscrire la force des tempêtes de sable, il me fallait de l’espace. J’ai aussi joué avec l’effet de surprise : dans plusieurs passages, c’est après avoir tourné la page que le vent et la poussière semblent vous arriver dans la figure. Avec des grandes cases, l’effet est encore plus saisissant.  

C’était la prochaine question ! Comment rendre la force et l’énergie d’une tempête de sable ?

A.D.J. : (rires). J’ai été très influencée par Junji Ito (auteur du seinen d’horreur Uzumaki, NDLR). Pour moi, il est le maître de l’effet de surprise et, j’avoue, je me suis inspirée de quelques petits trucs graphiques qu’il a inventés dans ses mangas. Particulièrement, le fait de « cacher » la résolution d’une action dans la planche de derrière, celle que le lecteur découvre après avoir tourné la page. Évidemment, je ne suis pas la première à faire ça. Pour les tempêtes, j’ai aussi profité au maximum de la liberté que l’éditeur m’avait laissée d’utiliser des illustrations s’étalant sur deux pages. Au final, je dirais que je n’ai pas d’approche préférée. J’essaye toujours de trouver la solution qui fonctionne le mieux en fonction de ce que je veux raconter.

Pour la couleur, vous avez un avantage sur John qui était obligé de travailler en noir et blanc. Comment avez-vous inclus cet élément dans vos dessins ?


A.D.J. : C’est un plus, absolument. Toutes les images de l’époque sont en noir et blanc, ce qui est un peu étrange, car les tempêtes étaient pleines de couleurs extraordinaires (rouge, orange, etc.) et tout ce qu’on trouve sur Google image est gris ! J’ai lu différents journaux intimes et des lettres d’individus qui vivaient dans le Dust Bowl et ils racontent leur impressions de ce qu’ils voyaient : du orange, du jaune, énormément de lumière très forte et un soleil rouge qui brillait faiblement dans un ciel de poussière. Ces récits ont nourri mon imagination et m’ont guidée dans la mise en couleurs de mes planches. Si j’en étais restée au noir et blanc, ça aurait trop ressemblé aux photographies. Et puis, ça m’a permis d’ajouter une touche personnelle à cet épisode historique (sourire).

Un mot sur la couverture. Là aussi, l’important était de trouver la composition qui résumerait toute l’histoire en une seule image ?

A.D.J. : C’est une bonne question. Le livre était déjà fini quand j’ai dessiné la couverture. J’avais donc à l’esprit tous les élément de l’histoire. Le sable évidemment, mais aussi l’attitude de John qui regarde vers le sol. Ça résume bien le ton du récit. Cette scène n’apparaît pas exactement dans le livre, elle pourrait aussi bien être une photographie prise d’un autre angle que celui de l’histoire. Là aussi, c’est parfaitement dans le ton de ce qui est raconté dans l’ouvrage.

Avez-vous des projets ?

A.D.J. : Oui, je travaille sur un one-shot chez Aire Libre (Dupuis). C’est une histoire contemporaine à propos d’une femme dans la soixantaine qui, le jour de son anniversaire, décide de tout plaquer. Une sorte de crise de la soixantaine, elle quitte son mari, ses enfants et part pour essayer de vivre sa vie selon ses choix. C’est un questionnement sur la vie en elle-même, vit-on la vie que l’on désire ou est-ce que l’entourage ne nous impose pas certains choix… J’ai moi-même ce genre d’interrogations à propos de mon travail. Pourquoi s'engager dans ce projet plutôt qu’un autre ? J'espère avoir fini le livre pour la fin de l'année.



Propos recueillis par L. Gianati et traduits de l'anglais par A. Perroud

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  • 04/2016 (Parution le 08/04/2016)
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Des souris et des hommes (Dautremer)
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