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« Ma mère espère toujours une réunification »

Entretien avec Keum Suk Gendry-Kim

Propos recueillis par L. Gianati et C. Gayout Interview 26/05/2021 à 11:27 3684 visiteurs

Nul n'est prophète en son pays. Ce vieil adage pourrait parfaitement s'appliquer à Keum Suk Gendry-Kim qui connaît depuis quelques années un succès grandissant, notamment en Europe et sur le continent américain, mais peine à trouver son public dans son pays d'origine, la Corée du Sud. L'autrice des Mauvaises Herbes et du Chant de mon Père revient dans cet entretien sur cet étrange paradoxe et nous présente, dans un français quasi parfait, son formidable dernier album L'Attente, paru aux éditions Futuropolis.

Dans Les Mauvaises herbes, vous avez recueilli un seul témoignage contre trois pour L’Attente, dont celui de votre mère...

Keum Suk Gendry-Kim : Dans Les Mauvaises herbes, la personne qui m’a raconté son histoire était déjà très médiatisée. Elle se montre, elle a beaucoup voyagé, elle a raconté son témoignage de nombreuses fois donc, pour elle, raconter sa vie ne posait pas trop de problèmes. De plus, cette personne n’avait plus de famille, plus aucun lien avec elle, donc nous n’avions pas besoin de protéger son entourage. J’ai quand-même changé son nom de famille dans un esprit de protection. Sortir un livre autobiographique peut blesser certaines personnes parce que c’est moi qui raconte alors qu'elles n’ont pas demandé que les gens connaissent leur vie. C’est pareil si j’avais raconté l’histoire de ma mère, ça aurait concerné sa famille, mes frères et sœurs… Je voulais les protéger. Il y a aussi le fait que les deux personnes que j’ai rencontrées étaient très discrètes et avaient très peur pour leurs familles dont une partie se trouve en Corée Du Nord. Je ne voulais pas révéler tout ça.

Malgré tout, la photo de votre mère en fin d'album ressemble beaucoup à la vieille dame dessinée dans l'Attente…

K.S.G.-K. : Oui, c’est vrai (rires) !

Vous dites qu’il vous a fallu attendre plusieurs années pour être prête à recueillir le témoignage de votre mère…

K.S.G.-K. : Il y a plus de dix ans, j’avais raconté une nouvelle en BD. C'était l’histoire de ma mère, de la séparation d’avec sa sœur. À l’époque, en recueillant son témoignage, je n’avais pas le projet d’en faire une longue histoire. Quand je suis rentrée en Corée, il y a plus de dix ans maintenant, j’habitais à cent mètres de chez elle dans le même quartier. Je voyais au fur et à mesure que le temps passait que sa santé se dégradait et qu’elle se rapprochait de la mort, j’ai ressenti une certaine urgence.

Il y a aussi la crainte de la perte de la mémoire collective avec une nouvelle génération qui cherche à rejeter le passé…

K.S.G.-K. : Bien sûr ! Pour la nouvelle génération, comme pour moi quand j'étais jeune, ce n’est pas facile de vivre sa vie. Cette période était difficile pour moi aussi. Aujourd'hui, je trouve que c’est encore pire. La plupart des jeunes ont fait beaucoup d’études, jusqu’à un très haut niveau, mais ils n’ont ni travail ni maison, ils n’ont vraiment aucun soutien. Ils ne peuvent même pas se marier. Ils sont dans une telle situation qu’ils ne sont pas intéressés par l’histoire passée. Pour eux c’est trop loin, c’est de l’histoire très ancienne. Pour moi, c’est différent. Ma génération, mes amis, ont tous leurs parents qui ont environ soixante-dix ans, alors que ma mère m’a eue très tard et du coup c’est comme si les grands-parents de mes amis étaient comme mes parents. Ceci fait que j’ai une sensibilité que les gens de ma génération n’ont pas pu avoir.

La première case du livre évoque déjà le thème de l'abandon...

K.S.G.-K. : Il y a plusieurs symboliques effectivement. Celle de l’abandon mais aussi celle de la génération actuelle qui abandonne la génération de la guerre. Je ne sais pas comment ça se passe en France ni dans le reste du monde mais ici, en Corée, la population vieillit. Le taux de natalité est vraiment très bas parce qu’avoir des enfants ici coute excessivement cher et les jeunes ne veulent plus en faire. Comme il y a beaucoup de personnes très âgées qui peuvent vivre maintenant très longtemps, ça cause beaucoup de problèmes parce que personne ne s’en occupe. Les enfants comme nous ont déjà du mal à vivre avec le fruit de notre travail. Alors, qui va s’occuper de ces personnes âgées ? J’ai voulu aborder de nombreuses thématiques avec cette phrase d’amorce.

Quels étaient les avantages du Jeonse ? (À la place d'un loyer, le locataire verse au propriétaire une somme importante - souvent équivalente à 40% de la valeur du logement - à la prise du bail. À la fin du bail, la totalité de la somme est rendue au locataire, NDLR)

K.S.G.-K. : Ce système, qui n’existe pas du tout en France, était très bien en Corée. Il est en train de complètement disparaitre actuellement. Les gens veulent changer pour des systèmes identiques à la France, c'est à dire payer un loyer chaque mois. Seulement, en France, le prix des appartement ou des maisons reste assez stable mais ici, depuis les années 1980, ça n’arrête pas de construire encore et encore et le prix des appartements ne cesse d'augmenter. En l’espace d’une soirée, les augmentations peuvent s'élever jusqu'à cent millions de Won. C’est ce qu’il s’est passé ces derniers temps à Séoul dans certains quartiers très riches. C’est vraiment un problème de société.

Comment avez-vous organisé et chapitré votre récit ?

K.S.G.-K. : Ma première idée était la phrase de ma première case : « j’ai abandonné ma mère ». J’ai commencé avec ça. Il y a deux personnages principaux dont une vieille dame qui va rencontrer sa famille en 2018. J’avais suivi les informations avec ma mère, les retrouvailles des familles. Elle était en train de regarder la télévision et elle était très triste. Je me suis dit qu’il fallait que ces deux personnages-là se croisent. En fait, je n’ai pas écrit ni dessiné par chapitre, je sautais d’un chapitre à l’autre. Les idées venaient sous la douche ou le matin au réveil, la nuit, et je changeais tout à chaque fois. Il y a eu beaucoup de modifications Finalement, le premier chapitre n'a longtemps eu que cette fameuse première case et je l'ai dessiné en dernier (rires).

La symbolique de l’arbre est très présente dans nombre de vos albums…


K.S.G.-K. : Je suis née à la campagne, dans l’extrême sud de la Corée, presque dans une île. La maison où j’ai vu le jour a été construite par la main de mon père, pierre par pierre. J’y ai vécu jusqu’à six ans et j’ai le souvenir des très grands pins et de la forêt de bambous. Je m'y suis tellement amusée que ces souvenirs sont restés gravés pour toujours. Pour moi, l’arbre représente mon enfance joyeuse, mes racines, la force et la vie. C’est pour ça, je pense, que ça ressort à chaque fois dans mes livres.

Cette planche illustre parfaitement la perte d'équilibre que peut ressentir la mère de Jina. Le lecteur a l'impression de tanguer avec elle...

K.S.G.-K. : Tout à fait. Pour réaliser cet album j’avais pris beaucoup de photos et je m’en suis beaucoup servie, notamment chez l'une des deux dames auprès de qui j'ai recueilli le témoignage.


Lorsqu’on lit le titre et qu’on a fini l’album, on a l’impression que ces gens qui ont vécu ces séparations passent leur vie à attendre sans pouvoir profiter pleinement de leur existence...

K.S.G.-K. : Aujourd'hui, la plupart de ces gens sont décédés. Ceux qui sont encore vivants sont très âgés mais même si le corps a vieilli, leurs esprits ou leurs têtes ont encore seize ou vingt ans lorsqu’ils parlent de ça. Quand ma mère m’en parle, elle vit ces moments à nouveau. Même si ce n’est pas possible qu’ils se retrouvent, qu’ils ne reviendront pas en arrière, c’est une vie d’attente. Même s’ils vivent pleinement, ils ont toujours ce manque, comme si leur cœur était troué.

Voilà l'un des temps forts de l’album, celui de la séparation de la famille. La mère semble s'imprégner du souvenir du visage de son enfant, représenté en pleine page...

K.S.G.-K. : Lorsque j’entends le témoignage de ma mère ou même celui recueilli dans Les Mauvaises herbes, je m'aperçois que les gens qui ont vécu des histoires très douloureuses ne peuvent jamais oublier ces moments. Ils sont gravés dans leurs mémoires. Je voulais marquer les lecteurs avec cette scène.

Les anciennes générations ont-elles toujours l’espoir d'une réunification des deux Corées ?

K.S.G.-K. : Ma mère espère toujours une réunification mais le temps presse et la situation actuelle n’est pas très positive. Ils espèrent bien sûr, sinon ce serait trop triste.

Et parmi les jeunes générations ?

K.S.G.-K. : Bien sûr, j’ai hâte qu’il y ait une réunification. Tellement de temps s’est écoulé que les deux pays ont des pensées complètement différentes, mais aussi des langues différentes. Mais peu importe, j’attends et j’ai hâte. Malheureusement, il ne s’agit pas uniquement de la volonté des deux pays. Les pays à l'origine de la scission, dont les États-Unis, ont leur mot à dire. Il y a une forte dimension économique difficilement maîtrisable.

La couverture a-t-elle été trouvée rapidement ?

K.S.G.-K. : Cette couverture a été proposée par Futuropolis. J'en suis très contente, c'était une très belle surprise parce que la version coréenne est un peu différente, l’anglaise aussi.

À quelle époque est sortie la version coréenne ?


K.S.G.-K. : Fin septembre de l’année dernière.

Quels ont été les retours des lecteurs coréens ?


K.S.G.-K. : En Corée, il n’y a pas beaucoup de lecteurs pour les "graphic novel" ou les sujets comme ça. Les jeunes lisent plutôt des webtoons. Ce sont des jeunes qui lisent des romans qui vont chercher à lire un peu de romans graphiques. C’est très peu demandé ici. Ça vient d’être publié en France, ça va l’être en anglais aussi et dans d’autres langues. Ce n'est que par la suite qu'il risque d'y avoir des répercussions ici. Ça a été le cas avec Les Mauvaises herbes. On ne pense pas qu’il y ait une grosse vente tout de suite en Corée.

Trois auteurs, et pas des moindres, ont postfacé votre ouvrage : Joe Sacco, Clément Oubrerie et Emmanuel Guibert...

K.S.G.-K. : J'étais très touchée parce que ce sont de grands auteurs que j’admire depuis longtemps. Quand je les ai lus, j'étais tellement émue que j’avais envie de pleurer (rires). Pour Clément Oubrerie, c’est moi qui lui ai demandé parce que je le connais personnellement. Lorsqu’il était venu il y a quelques années en Corée, il avait fait une exposition de son album Picasso, j'étais son commissaire d’exposition et je l’ai rencontré à ce moment là. J’ai vu comment il travaillait et j’ai beaucoup aimé. C’est vraiment un très grand auteur.

Après L’Arbre nu, Jun et Alexandra Kim, L’Attente est votre quatrième album qui sort en moins d’un an en France. Quatre albums et quatre éditeurs différents !


K.S.G.-K. : Je décide à la fin mais ce n’est pas vraiment moi qui choisit. Je parle beaucoup avec mon agent, Nicolas Grivel, qui connait bien mon travail et qui le soutient depuis longtemps. Il le propose à des éditeurs qui vont être adaptés au style de mes livres, au contenu et au concept. Je porte une grande confiance à son conseil. Nous discutons également beaucoup de mon projet. Je suis extrêmement contente que L’Attente soit sorti chez Futuropolis, c’est une maison d’édition que j’aime beaucoup depuis longtemps et ils ont fait un travail superbe.

Nous parlions plus tôt des webtoons. Comment arrivez-vous à trouver une place en tant qu’autrice face à cette concurrence ?

K.S.G.-K. : Je pense que si je faisais mes albums sur webtoon, j’aurais un lectorat. Cependant, les grandes plateformes ne veulent pas ce style de dessin ou ce genre de sujet. Il y a moins de clics par rapport à leurs webtoons « commerciaux ». J’ai déjà eu des confirmations sur mes projets précédents donc je sais très bien ce qu’ils veulent et ça ne rentre pas dans leur cadre.

Est-ce qu’il y a beaucoup de webtoons ensuite adaptés en format livre ?


K.S.G.-K. : Non, très peu. Faire un webtoon est beaucoup plus facile que de sortir un livre en Corée. Sortir un roman graphique en BD c’est très difficile actuellement.

Ce qui est lisible au format numérique ne marche pas forcément en format papier...

K.S.G.-K. : Tout à fait.

La vie à Ganghwa est-elle très différente de celle de Séoul ?

K.S.G.-K. : Bien sûr ! Pour moi c’est un peu particulier, je suis autrice de BD. Que ce soit à Séoul ou à la campagne, je suis dans ma pièce tout le temps comme une moine dans un temple. Ce qui change c’est qu'à Séoul, quand je sors, il y a des cafés, des restaurants, des gens, le métro, c’est vraiment la ville. Alors qu’ici tout est vraiment entouré par la nature, il n’y a que du vert et la montagne.

Vous êtes très proche de la frontière nord-coréenne…

K.S.G.-K. : Oui, ce n’est pas très loin. Il n’y a pas longtemps, une personne en Corée du Sud qui a voulu retourner en Corée du Nord a traversé à la nage. Si on le décide, on peut facilement y aller… À ce moment-là, il y avait eu beaucoup de soldats, on les voyait tout le temps, il y avait des voitures militaires qui passaient. Comme la base militaire est ici, on entend souvent les exercices qu’ils font, ils lancent des obus, on en entend souvent toute la journée en plus des hélicoptères militaires qui passent.

Votre bibliographie comporte beaucoup d’adaptations de romans ou de récits tirés de témoignages comme L’Attente...

K.S.G.-K. : La guerre et ses victimes sont des sujets difficiles et lourds à porter, même pour moi. J'ai peur que ce soit un peu redondant et je n’ai pas envie de toujours faire la même chose. Pour le moment, j’ai presque fini mon prochain livre qui va aussi sortir chez Futuropolis l’année prochaine. Ce sera une histoire sur la relation entre l’homme et le chien. J’en ai trois (rires) ! Et ici il y a beaucoup d’histoires avec les chiens, entre tradition et actualité.

Dans L’Attente, il y a aussi une histoire avec un chien qui ne se termine pas très bien…

K.S.G.-K. : Tout à fait, je voulais un peu semer des indices (rires), des éléments que j’allais raconter prochainement...

Votre album sortira d’abord chez Futuropolis ou en Corée ?

K.S.G.-K. : En Corée au mois de juillet et l’année prochaine chez Futuropolis.



Propos recueillis par L. Gianati et C. Gayout

Bibliographie sélective

L'attente
Une famille coréenne brisée par la partition du pays

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Les mauvaises Herbes

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L'arbre nu

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Alexandra Kim, la sibérienne

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Jun

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