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« L’ennui a été mon pire ennemi »

Entretien avec Eric Feres

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout Interview 08/04/2020 à 09:18 5287 visiteurs

Quand de jeunes pousses à peine sorties des écoles d'Art publient déjà leurs premiers ouvrages, d'autres patientent ou choisissent d'autres voies avant de se jeter dans le grand bain. C'est le cas d'Eric Feres qui, à 40 ans, a enfin montré l'étendue de son talent en sortant Sabre aux éditions Dargaud qui a reçu le Prix Révélation ADAGP à Quai des Bulles. Si la bande dessinée est muette, l'auteur, au contraire, nous parle volontiers de son parcours atypique.

Ce prix ADAGP, c’est une bonne surprise ?

Éric Feres : Oui, c’est totalement une surprise, d’autant plus que j’étais allé à un seul festival de BD dans ma vie à coté de chez mes parents à Solliès-Ville. C'était dans une petite école, ça longeait la maternelle... Il y avait déjà un peu de monde dont Boucq, Trondheim... Je n’avais pas trop de connaissances en festival. Quand on fait un premier album, on ne sait rien. On le fait sans savoir comment ça fonctionne pour la fabrication, les rendus. Une fois que l'ouvrage est sorti, on ne sait pas le temps de vie qu'il aura. Au début, il est bien présenté, puis après il l’est un peu moins. Finalement, grâce à ce genre de prix, il continue à survivre. C'est donc une très bonne surprise.

Le Prix est accompagné d'un portrait qui sera diffusé sur Arte…

E.F. : On vient de faire le portrait cette semaine (fin du mois d'octobre 2019, NDLR). Je trouve que c’est un très joli prix aussi pour ça. Ce n’est pas simplement une médaille et un au revoir, d'autant que le portrait va circuler dans les journaux parrains de l'opération. L'aspect financier est également important surtout pour un premier album pour lequel on pioche beaucoup sur ses économies.

Un premier album à presque 40 ans, ce n'est pas si courant...

E.F. : Je l’ai commencé il y a deux ans donc il faut réduire un peu… C'était le moment où jamais (rires) ! Je travaille à coté et c’est ce boulot alimentaire qui freine les ardeurs de réaliser ce genre de choses. Je suis fonctionnaire, je travaille à la mairie depuis 15 ans. J’essaye de faire des boulots de gardien, pour avoir justement le plus de temps possible. Parfois, on garde des espaces vides et c’est le bonheur, on peut avancer sur son travail. Mais généralement il y a toujours du monde quand il s'agit de garder des salles de mariage ou ce genre de choses. Les années passent vite de cette façon. Donc on commence plein de petits bouts de projets qu’on ne continue jamais et qu’on n’a pas envie de reprendre. Là j'étais titulaire sur une mission de courte durée car le poste allait disparaitre au bout d’un an. Après, j’aurai dû retrouver un poste et je me suis dit que c'était le moment. Je pensais que la BD c'était terminé pour moi. J’ai regardé mes économies, je savais que je pouvais tenir deux ans, j’ai réduit mon rythme de vie déjà pas folichon et je m’y suis collé. Pour en revenir à la question, un des avantages de sortir une BD aussi tard, c’est qu’on s’aperçoit quand même qu’on sait à peu près dessiner si on a envie de dessiner. C'était la bonne surprise. Avec mon niveau, je me dis tiens, je vais faire une montagne avec des perspectives, et hop ça y est. Finalement, sans éditer d’album, à force de dessiner, on finit quand même par accumuler un peu de savoir et ça m’a bien servi.

Proposer un bouquin de 250 pages muet à un éditeur, c'était facile ?

E.F. : Je voulais partir sur 300 pages mais bon, l’histoire s’est arrêtée et c'était clos. Ce n’est pas si dur que ça. François Le Bescond chez Dargaud a très vite été intéressé. C’était un peu un objet étrange pour eux, ils ne savaient pas trop comment le défendre… Un livre muet… Ils sont très vite parti dans l'idée d'une forte pagination car les gens ont tendance à le lire très vite et peuvent se sentir frustrés et un peu volés si c’est lu en cinq minutes. Donc là-dessus ça n’a pas posé de problème. C'était plutôt mon problème à moi, d’arriver à les faire.

Le fait de faire un bouquin muet c'était la volonté de travailler sous contrainte ou c'était vraiment dicté par le scénario ?

E.F. : Au départ, je n’avais pas du tout prévu de faire un album muet, je ne m’étais pas interrogé là-dessus. C’est quand le moment est venu de réfléchir à comment mettre les bulles, sous quelle forme, en minuscule, en majuscule, que je me suis projeté un peu et que je me suis dit que je pouvais faire ce pari. Dans le projet, ce qui me plaisait beaucoup, c'était le pléistocène, de jouer sur la nature sauvage. Je voulais une sorte d’immersion dans cet univers-là et dès qu’on fait parler des personnages du genre « salut, ça va ? Oui, moi ça va, on va se promener ? » pour le coté sauvage, c'était foutu. Donc c’est juste une décision de soit mettre des bulles quand même mais de perdre tout ce qui m’intéressait principalement dans le projet, soit de les enlever. On me parle souvent de ça mais ça ne m’avait pas semblé si minimaliste ou si fou que ça. On revient souvent sur le caractère muet ou le format, finalement ce sont des choses très pragmatiques. Le format paysage me semblait le plus juste et  Dargaud ne m’a pas réfréné sur cette question là… En même temps, j’avais déjà fait 120 pages quand je leur ai présenté, donc c'était un peu tard pour changer.

Pas de son, pas de dialogues mais un gros travail sur les couleurs…

E.F. : C’est ce qui m’a pris le plus de temps, oui. Je les ai travaillées un peu comme on travaille en sérigraphie. J’ai fait mon dessin à la plume, le trait, et ensuite toutes les textures au fusain ou au crayon-fusain que je faisais sur feuille séparée sur la table lumineuse. Je peux faire plusieurs couches jusqu’à avoir exactement la texture que je veux. Parfois, si on met beaucoup de textures ça donne du noir, mais d’avoir plusieurs textures qu’on scanne et qu’on met sur ordi l’une avec l’autre, ça donne des sortes de subtilités de matières. Je travaille tout au noir. Sur ordi, je mets juste des aplats, uniquement des aplats de fond. Après, j’essaye d’autres choses : les nuages ça va être du lavis, mais je travaille toujours au noir quitte à retourner en couleur au besoin sur ma page. Je voulais vraiment garder ce coté « fait à la main » et me simplifier la vie en mettant des aplats sur l’ordi, mais tout le reste, le monter peu à peu sur ma page et ça m’a pris la majorité du temps.

La couleur de Sabre est exactement la même que la couleur des yeux de ses congénères...

E.F. : Peut-être… Encore que pour Sabre, au début, je gardais le même jaune. Après, j’ai décidé de le faire varier selon les conditions pour que lui-même soit vraiment intégré dans l’histoire. C’est aussi pour donner l’impression de beaucoup de choses en étant assez économe sur les moyens en réalité. Il n’y a aucun dégradé, il faut trouver d’autres moyens comme du fusain ou sur les arbres mettre des dégradés de verts et jouer là-dessus mais de faire vraiment toujours tout à la main. Donc, si on enlève le fusain et le dessin, en couleurs, il ne reste pas grand chose en vérité. Le but était vraiment de trouver les tonalités qui allaient fonctionner ensemble. Je voulais absolument un papier mat et pas un papier brillant. Pour toutes les scènes du début, les scènes de nuit, je ne voulais pas d’une nuit américaine. Je ne voulais pas que ce soit un ciel clair mais avec des étoiles pour qu’on pense que c’est la nuit. La première page est assez représentative finalement, une couleur pour la montagne, une couleur pour le ciel, un point jaune et l’effet est là avec un peu de fusain. La question était : sur un papier mat qui absorbe toutes les couleurs, comment avoir mon contre-jour quand-même et qu’il n’ait pas l’air mal fait et comment donner l’impression que ce point qui est mat lui aussi est brillant ? Finalement, quand ces trucs-là marchent, qu’on joue sur une sorte de contrainte de faire entrer quelque chose qui ne peut pas fonctionner sur ce médium, qu’on arrive à simuler, généralement ça donne toujours un truc plus efficace, plus percutant. Comme donner des impressions parfois en limitant les effets de couleur pour qu’ils ressortent encore plus. Même le muet, ça demande une construction tout à fait différente que de ce que j’avais prévu au départ. Les gens disent qu’il n’y a pas de bulles, mais ce n’est pas que ça. C’est comme si on regardait un film de super-héros sans le son et qu’on disait que c’est un film muet, non, c’est un film sans le son. Si on devait le faire muet, il faudrait tout reconstruire différemment, toute la narration. Mon gros challenge sur l’histoire c'était vraiment que dépassé dix pages dans le même climat et le même univers, il n’y ait pas une lassitude qui s’installe. Il fallait donc essayer d’activer l’attention tout le temps et trouver comment remplacer le fin de case avec un point d’interrogation. Parfois j’ai joué là-dessus : on est depuis un moment au fond d’une grotte et puis on tourne la page et on tombe sur les baleines. J’ai essayé de recréer la même émotion qu’on a quand un texte indique une surprise dans le scénario mais par la couleur, le coté scènes très calmes et d’un coup assez violentes, ou très contemplatives, de toujours être en mouvement pour éviter l’ennui. L’ennui est mon pire ennemi dans cet album.

On note le lien entre l’espace et la terre, la forme géométrique du cercle pour les yeux et pour les planètes...


E.F. : En fait, je tenais à ce que ce soit réaliste pour que l’on puisse y nager dedans. J’ai même un peu transformés les tigres pour leur donner plus d’expressions mais en gardant un juste milieu pour qu’on ait l’impression qu’ils sont réalistes, pareil pour les mammouths et les autres animaux. Il y avait cette idée de reprendre un peu la structure du documentaire animalier mais un documentaire animalier où on n’essayerait plus de faire passer les animaux pour des humains en leur donnant des prénoms et en construisant une histoire. C’est plutôt un documentaire animalier où les tigres chassent, dorment et ne font pas grand chose d’autre. Il y a souvent cet élément d’image qui me revient, si on a un reportage sur les éléphants, à un moment, la caméra peut descendre sur le pied dans la boue, et puis il va y avoir un scarabée, et puis on va suivre le scarabée pendant 5 minutes et après on revient à l’éléphant et finalement ça permet de décrire leur univers. C’est un peu ce que j’ai fait avec ces baleines. Elles sont peut-être à 8000 kilomètres de l’histoire de Sabre et à 2000 mètres de profondeur mais ça permet de visualiser l’univers global. J’ai encore ce truc de l’importance du paysage et de l’ouvrir encore plus loin en voyant la planète. D’une part ça me permet de montrer la glaciation qui avance sur la planète mais aussi j’aimais bien cette idée de montrer que tout se jouait là en fait. La Terre, la Lune, et après il n’y a plus rien pendant très très longtemps. Donc l’espace où ça se passait c'était là. C’est une image qui me fascine, cette image c’est la réelle distance, la réelle échelle de la Terre et de la Lune. On se dit que c’est loin, c’est pas si loin, et après il n’y a vraiment rien. Je me disais que si quelque chose arrivait à me toucher moi, autant le mettre et ça touchera les autres aussi.

Même s’il aurait pu être présent, vous vous passez très bien de l’Homme...

E.F. : La question s’est posée mais je pense que l’humain est trop important pour l’humain. Si à un moment je fais Sabre qui rencontre des oiseaux géants, des mammouths, même si ce sont des animaux impressionnants, ça passe. Si je lui fais rencontrer un humain, ça ne peut pas être anecdotique, on va s’attendre à ce qu’il y ait une interaction plus longue ou que l’histoire vrille à partir de ce moment là et je ne voulais pas de ça donc je n’ai pas mis d’humains effectivement. Des humains, il y en a depuis bien longtemps et donc j’ai mis une sorte de singe avec un regard très expressif à un moment qui remplace un peu l’humain mais je pense que ça aurait été une erreur d’en mettre.

Qui est Sabre finalement ?

E.F. : Sabre, au départ c’est un dessin. Je travaillais sur un autre projet, c’est le petit dessin qu’on fait au bord quand on n’a pas d’idées, le genre d'occupations qu'on a quand on est au téléphone. Et ce personnage je me suis dit « tiens, il serait marrant posé sur une biche réelle qu’il aurait chassé » et c’est quelques mois après, en arrêtant mon travail que l’idée est revenue et je suis parti là-dessus. Il ressemble à un tigre à dents de sabre. Je me suis un peu renseigné, même si je connaissais à peu près la période. Le pléistocène a duré plus de 2 millions d’années, moi j’ai fait la toute fin. Parce que le grand froid arrive, je me suis dit que c'était une bonne fin. On est toujours content quand on a une fin avant de commencer, au moins là, c’est clair. L'exercice a été de dessiner des paysages presque printaniers, alors que la neige allait arriver et qu’il allait y avoir de moins en moins de dessin, de moins en moins de couleurs. Le blanc allait envahir la page petit à petit. L’esthétique me plaisait. C’est sur le pléistocène qu’il y a eu la grande glaciation, il y a plusieurs théories, on pense que ça peut être l’Homme qui a décimé les mammouths et du coup les autres animaux qui s’en nourrissaient ont disparu ou que ce serait le fait du climat. Mais là aussi finalement, que je parte dans une direction ou une autre, tous les animaux n’ont pas été touchés par les mêmes phénomènes. Comme l’absence de l’Homme, le cheminement restait réaliste. Après, est-ce que ces animaux étaient exactement ensemble ? Là on se dit « allez, moi j’ai envie de mettre ces animaux ensemble pour ma scène » et on se pose un peu moins de questions. Ce sont les mêmes périodes mais est-ce qu’ils auraient pu se croiser ? Disons que oui…

Vous avez décidé de conserver ce personnage de Sabre avec un trait un petit peu plus maladroit…


E.F. : Je ne l’ai pas fait tout de suite. Je l’ai un peu cherché parce que il est dur à faire tenir. Il était déjà très malhabile mais alors faire tenir un personnage sur ses pattes quand il est malhabile, c’est compliqué. Il faut que ce truc tout mou puisse avancer quand même. À un moment, à force de le dessiner, il finit par prendre forme, il y a des positions qu’il ne peut plus avoir et c’est lui du coup qui indique comment va se dérouler l’action. On finit par le trouver, c’est un peu comme un dessin de signature au final. En le dessinant, à un moment, je l’ai fait plus tremblant et je me suis dit « c’est ça ! ». Quand on voit le dessin, on se dit « ça y est, là, je l’ai ! », il faut que le trait soit toujours tremblant. Je suis revenu un peu sur les premières pages, j’ai corrigé, et le personnage a gardé ce coté là. Il y a même le truc de se dire que le personnage serait un aplat, qui ne se salit jamais, exception faite pour la neige et le sang, parce que graphiquement c'était plus sympa, mais sinon, il est moins touché que les autres par l’environnement.

La façon dont il arrive dans le récit est assez surprenante...

E.F. : On me pose la question mais je n’en sais rien… L’idée c'était que si une piste à l’air de s’ouvrir il faut l’amener jusqu’au bout et d’éviter que quelqu'un ait un avis trop tranché en disant « moi je pense que Sabre c’est ça » et que finalement ça ne marche pas. Il y a des gens qui aiment qu’un album se clôt sur « il s’est passé ça à cause de ça » et que tout soit réglé. J'ai été plutôt agréablement surpris des premiers retours des gens. Parfois, ils sont heurtés au début et puis ils comprennent le système et du coup ils retournent au début et ils vont plus lentement dans la lecture et se laissent aller à ne pas avoir de fin claire. J’aime aussi beaucoup les albums qui se terminent mais, dans ce que je voulais avec les animaux, c'était montrer un moment réaliste. Dans la vie on ne sait pas, les animaux non plus, pourquoi on est nés, pourquoi on vit et pourquoi on meurt. Je pense que c’est pour ça qu’en narration, en poétique globalement, on travaille de cette façon. C’est rassurant de créer des films, des pièces de théâtre, des BD où il se passe une situation, ça déséquilibre, et à la fin on retrouve un équilibre parce qu’on a tout compris à la dernière page. Mais c’est amusant aussi de ne pas le faire.

Derrière le discours de Sabre, il y a un thème écologique qui fait écho à l'actualité...

E.F. : On m’a parlé d’écologie, avec le prix ici, on a aussi parlé du personnage plus faible qui arrive à survivre et je ne suis pas contre. En fait, je n’aime pas cette idée de commencer un projet en me  disant « alors, quelle thématique je veux y faire entrer, quel message, quelle vérité je vais pouvoir expliquer aux lecteurs ».

Ça aurait pu vous venir au fur et à mesure de l’écriture…


E.F. : Je pense qu’avec ma façon de faire, en étant honnête avec son travail, en faisant vraiment ce qu’on a envie de faire, les choses apparaissent de toute façon. Il y des choses qui nous concernent, la façon dont on les construit et dont on les pense vont s’inclure et il faut justement éviter de les forcer. Je pense que la BD, la peinture, la musique, c’est vraiment un langage en soi. Si on part sur ce langage ce n’est peut-être pas pour illustrer un langage écrit ou parlé, c’est pour qu’il existe en tant que tel. En partant là-dessus, souvent, c’est la forme qui amène à des sens. Par exemple, pour la naissance, au départ je voulais faire des naissances réalistes. Donc j’en fait une, puis une deuxième et puis je me dis que je ne vais pas en faire une troisième, on a compris, donc je passe directement au moment où il y a les trois petits. Là on se dit tient c’est rigolo, il y en a un que l’on a pas vu naitre et là ça crée une ambiguïté qui m’amène après aux scènes où les gens parfois se perdent, particulièrement à la fin. Si je répétais la naissance trois fois, c'était encore l’ennui qui risquait de s’installer. Deux fois on a compris… Ça venait même ouvrir une possibilité d’interprétation. C’est en travaillant sur la forme que les éléments apparaissent d’eux-même, ça évite de mettre ses propres clichés de scénario qu’on a au départ. Si on part directement là-dessus, on a le même livre qu’on a déjà vu 150 fois. Quand on laisse la forme, les erreurs et les imprévus prennent leur place et on peut développer des choses intéressantes.

Dans l’édition il y a une forte exigence dans la variété des plans et des cadres, il faut éviter de se répéter...

E.F. : Oui, toujours cette histoire d’ennui. Je l’ai fait très rapidement. En fait je n’ai pas fait le scénario, puis le dessin, puis la couleur, j’ai tout fait en même temps. Je ne voulais pas que le scénario soit au-dessus du dessin, que le dessin soit au-dessus de la couleur. Du coup, j’ai dessiné de petites cases comme beaucoup de dessinateurs, et je me suis aperçu qu’en dessinant petit on dessine rapidement et que c’est déjà à peu près en place. C’était une bonne base. Finalement, pendant que je travaille, je suis déjà en train d’inventer les dix pages à venir avec le dessin qu’il y aura et déjà des idées de couleurs. Parfois, c’est la couleur-même qui me fait dire « tiens, finalement avec une case comme ça, je peux avoir un contraste plus intéressant ». C’est peu intelligent d’un point de vue financier puisque le temps de travail est plus long, un peu chaotique, mais par contre ça fait des idées. Par exemple, la scène de chasse des bisons ne marchait pas, je n’aimais pas le dessin, je n’aimais rien, et en fait je me suis aperçu que c’est une scène qui devait être dans les tons roses de tombée du jour, et là d’un coup, ça fonctionnait très bien. En général, quand j’ai trouvé ma couleur je retravaille un peu le dessin. C’est devenu une scène de nuit donc du coup les ombres ne sont pas pareilles. On est arrivés chez Dargaud avec les 120 pages pour montrer quelque chose qu’ils puissent vraiment lire et se projeter dedans, et puis là on fait un peu semblant de connaître tout son projet pour rassurer tout le monde. Puis on rentre chez soi et là on fait « bon, alors qu’est-ce qu’il se passe dans les 230 pages qui restent ? ». C’est vraiment vers la fin que j’ai su moi-même où ça menait. C’est un truc un peu délicat dans les entretiens, on parle beaucoup de l’histoire mais l’histoire c’est très rétroactif parce que même moi j’ai découvert le truc à la fin. Il faut tricher un peu là-dessus, faire semblant qu’on connait toute l’histoire mais la vérité c’est que comme je travaille tout en même temps, j’ai découvert la fin à peu près à la fin.

Quel est votre socle de connaissances à l’origine ?

E.F. : Je ne suis spécialiste de rien, au contraire. Ce sont des périodes qui m’intéressaient. Tant qu’à faire, surtout pour un premier album comme ça, autant mettre des choses comme les crabes par milliers, qui m’ont d’ailleurs valu une tendinite en cours de route. Je m’étais dit qu’il valait mieux les dessiner que de faire des petits points de couleurs, de ne pas « tricher ». C’est une image qui existe, les crabes qui traversent les îles pour se reproduire, c’est un truc qui m’avait marqué étant tout jeune et ça m’est revenu, donc si ça m’est revenu il fallait que ça soit quelque part. Voilà, dessiner des baleines et tout ça, ce sont des plaisirs anciens mais sans être spécialiste de quoi que ce soit. Après, c’est de la recherche, je pense que c’est une bonne base quand on part sur une thématique, même si on se sent tout à fait libre de tout bouger, de se renseigner, de se sur-renseigner sur l’époque. Il y a toujours des éléments qui vont permettre de structurer l’histoire et qui sont intéressants à prendre. Par exemple, si je voulais dessiner sur les romains en étant tout à fait libre, il y a quand-même des petits bases historiques qui me rendraient bien service. Je me suis donc plongé un peu là-dedans. Le pléistocène c’est pas très clair, on n’en sait pas grand chose, c’est une période tellement longue, des millions d’années… Pour remettre les choses dans l’ordre, je suis parti plus sur les documentaires animaliers. Le problème c’est que je fais des tigres, les tigres et tout ce qui n’est pas Sabre, il faut quand-même que ça ressemble à ce que c’est et ça ne s’invente pas pour le coup. Quand on voit des photos de tigres, on les voit hyper dignes, les pattes croisées devant, et moi j’avais besoin de voir leur derrière et dans ce cas c’est plutôt les documentaires animaliers qui sont intéressants. J’ai regardé ça, j’ai fait "pause" de temps en temps et au moment où l’animal se tourne il fallait avoir une position qui n’est pas en déséquilibre mais qui n’est pas vraiment une image photographique. Parfois j’exagère un peu trop, les pattes étaient un peu trop proches et ça n’aurait pas pu fonctionner. Je me suis dit que des tigres à dents de sabre c’étaient des tigres, donc ça devait à peu près fonctionner pareil, c’est à dire des animaux qui vivent en meutes, mais qui sont foncièrement des individus qui ne vivraient pas ensemble s’ils n’en avaient pas besoin. Quand arrive l’hiver, il ne reste plus que les grandes proies et ils ne pourraient pas les chasser seuls. Donc finalement c’est un réflexe de survie que de vivre ensemble. Mais un tigre, quand il est face à un autre, parce qu’il y a une femelle dans le coin ou parce que c’est son territoire, que ce soit un étranger ou son frère il le tue. Ils sont très individuels. Je suis parti de cette base de tigre actuelle pour construire mes dents de sabre.

La typographie du titre sur la couverture est particulièrement soignée...

E.F. : Elle n’a pas été facile à imposer celle-là ! La sobriété… Je pense que le livre muet, de format bizarre, un peu étrange et sous blister, ils se disaient : bon, il faut en mettre un peu plus sur la couv’ quand-même ! Moi je ne voulais pas, je voulais un truc très sobre même derrière. Et là j’ai eu la chance de croiser Philippe Ravon qui a bossé sur les livres de Blain pour les scènes de pirates ou Le Chat du rabbin, et qui travaille aussi avec Dargaud. J’ai envoyé le dessin tout content et on m’a répondu « c’est une bonne approche » mais ce n'était pas une bonne approche, c'était la seule idée, la meilleur idée que vous n’aurez jamais pour la couverture (rires)!!! Finalement on a discuté et c’est passé. Je suis très content. Je voulais un truc très marquant où tout y soit. Eux voulaient que le personnage soit bien présent sur la couverture. Bon, c’est vrai que c'était pas bête comme idée. Et donc il y était et avec l’échelle des autres tigres, en accentuant les griffes, je trouvais que ça marchait bien. Puis ces points de neiges viennent se mélanger avec le fond. Pour le titre, au début, quand ils devaient me faire des propositions, je m’étais dit « par pitié, pourvu qu’il ne mette pas un truc avec une queue et des dents et des yeux » et au début ils envoient celui-là entre autres où c'était quand-même plus long, les petites pattes ressemblaient à des dents et c'était plus empâté comme écriture. Finalement, en la regardant, je me suis dit que c'était pas mal et je leur ai demandé juste de raccourcir, de les bouger un peu et d’affiner l’écriture. Finalement je suis content de ce qu’ils ont proposé, si je suis un peu surpris et heurté c’est qu’on est dans la bonne direction. Je leur ai juste demandé de mettre un peu en retrait Sabre pour que le titre ressorte vraiment.

Ces deux années de travaux sur Sabre c'était une parenthèse ou un tremplin pour vous lancer définitivement dans la bande dessinée ?


E.F. : La question n’est pas là, elle se joue sur les aspects financiers. C'était une parenthèse dans le sens où j’avais pris un congé sans solde et que j’ai épuisé toutes mes ressources financières donc j’ai dû reprendre le travail et maintenant je travaille à temps plein et c’est dur de cumuler deux temps pleins. Il faut trouver un équilibre là-dedans et je n’ai pas encore réussi. J'étais vraiment parti tout motivé, je me suis dit « allez, maintenant je fais une trilogie, histoire d’avoir des sorties un peu plus régulières, je fais une page par jour, je le sens bien, je prends un mi-temps pour mon retour au travail avec une bourse et une avance éditeur je peux y aller » et finalement il n’y avait que des temps pleins donc ça a tout freiné, pas de demande de bourse, et là j’ai repris il y a trois semaines. Pour l’instant j’essaye de bien comprendre mon boulot, ça facilite la vie et j’essaye de voir comment avancer quand-même mais ça ne va pas être facile. Je travaille 4 jours sur 7 de 8h15 à 18h30.

Un crève-cœur ?

E.F. : Oui… Même s'ils sont très sympas au travail, et que tout se passe très bien. C’est très bizarre parce que du coup quand j’ai reçu l’appel du prix ADAGP pour me dire que j'étais le lauréat, j’attendais un appel pour mon retour au boulot. J'ai cru que c'était pour le travail, et j’ai eu une réaction décalée, je n’ai pas éclaté de joie. Il y a un décalage depuis, d’avoir des annonces pour travailler dans des piscines municipales à côté d'un autre mail pour acheter les droits de Sabre pour en faire un dessin animé en court métrage. C’est un ascenseur émotionnel qui n'arrête pas depuis quelques mois.

Avez-vous déjà quelque chose dans vos cartons ?


E.F. : J’avais un début de prémice d’idée de sensation mais c’est un peu perdu. Vraiment, les idées viennent en se faisant. Le truc de ne pas faire mais de se vider un peu et d’avoir des idées ça ne marche pas. J’ai aussi beaucoup écrit, étrangement, j’avais attaqué un roman et soit je continue le roman soit j’attaque une bande dessinée, je suis parti sur cette dernière. Mais c’est pareil, si je n’écris pas je n’ai aucune idée d’écriture et si je ne dessine pas je n’ai aucune idée graphique. C’est un peu compliqué là-dessus. Si ce n’était que moi je serais très motivé à poursuivre tout ça, mais ça viendra. Pour l’instant c’est un peu ralenti. J’ai choisi la BD parce qu’il me semblait plus aisé d’évaluer le temps, la littérature c’est sans fin, la réécriture… Je m’étais dit que je pourrais peut-être faire les deux si la BD m’ouvrait du temps…


Prix ADAGP - Portrait diffusé sur arte





Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout

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