Cher lecteur de BDGest

Vous utilisez « Adblock » ou un autre logiciel qui bloque les zones publicitaires. Ces emplacements publicitaires sont une source de revenus indispensable à l'activité de notre site.

Depuis la création des site bdgest.com et bedetheque.com, nous nous sommes fait une règle de refuser tous les formats publicitaires dits "intrusifs". Notre conviction est qu'une publicité de qualité et bien intégrée dans le design du site sera beaucoup mieux perçue par nos visiteurs.

Pour continuer à apprécier notre contenu tout en gardant une bonne expérience de lecture, nous vous proposons soit :


  • de validez dans votre logiciel Adblock votre acceptation de la visibilité des publicités sur nos sites.
    Depuis la barre des modules vous pouvez désactiver AdBlock pour les domaine "bdgest.com" et "bedetheque.com".

  • d'acquérir une licence BDGest.
    En plus de vous permettre l'accès au logiciel BDGest\' Online pour gérer votre collection de bande dessinées, cette licence vous permet de naviguer sur le site sans aucune publicité.


Merci pour votre compréhension et soutien,
L'équipe BDGest
Titre Fenetre
Contenu Fenetre
Connexion
  • Se souvenir de moi
J'ai oublié mon mot de passe
AD

« Je suis un sténo-dactylo de l’image »

Entretien avec Stéphane Levallois

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout Interview 09/01/2020 à 16:05 6683 visiteurs

Le 24 octobre dernier, l'exposition de Léonard de Vinci ouvrait ses portes au Louvre, suscitant un engouement sans précédent. Le lendemain, nous rencontrions Stéphane Levallois pour évoquer avec lui son extraordinaire ouvrage consacré au maître de la Renaissance italienne.

L’exposition au Louvre sur Léonard de Vinci a ouvert ses portes hier (24 octobre 2019, NDLR), l’avez-vous vue ?


Stéphane Levallois : J’ai eu la chance d’être invité en ultra VIP avec les ministres, j'étais avec Jack Lang et ses amis. L’expo est extraordinaire, incroyable, folle. On peut y voir les codex de Léonard. Il y a beaucoup de dessins malgré tout, même si nous ne sommes pas en possession du plus grand nombre. C’est la couronne d’Angleterre qui en a beaucoup. Maintenant, il y a des trésors qui arrivent des quatre coins du monde, Munich a accepté de prêter La Madone à l’œillet, la Reine d’Angleterre a accepté de prêter le carton de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne (Un « carton » était une esquisse qui était reportée sur le tableau, NDLR). Il y a des tableaux qui ne sont pas transportables mais ils ont compensé en faisant des xylographies, des radiographies au carbone afin de voir les sous-couches avec les dessins qu’il y a sous les peintures. C’est extraordinaire. J’avais travaillé avec les conservateurs du Louvre et j’ai été invité à voir les dessins, c'était pas mal (rires). Quand on travaille sur Léonard, on a le droit à dix minutes dans sa vie pour consulter ses dessins. Ce qu’il faut savoir c’est que les dessins sont très protégés, ils sont beaucoup plus fragiles que les peintures. Ils sont plus sensibles aux attaques des UV et donc pour un mois d’exposition c’est entre 5 et 10 ans passé dans le noir. Donc quand ils sont exposés il faut aller les voir !!!

280.000 places ont été vendues en pré-vente, comment expliquez-vous que 500 ans après sa mort il y ait encore un tel engouement pour un personnage comme Léonard de Vinci ?

S.L. : J’ai appris ce matin quelque chose que j’ignorais à propos de Léonard. Il conjugue deux choses : la peinture la plus estimée, ou inestimable, la plus reconnue et connue au monde : La Joconde et le dessin qui serait celui le plus connu au monde : L’Homme de Vitruve. Après, pourquoi ? Il y a un mythe, il y a eu plusieurs couches. Il y a eu une redécouverte de Léonard de Vinci au XIXe siècle par des gens comme Jules Verne qui découvrent qu’en 1500 il y a un gars qui invente le sous-marin, le char d’assaut, le vélo, le parachute et qui en plus de ça est un des plus grands peintres de son siècle, qui développe les mathématiques, qui révolutionne l’anatomie, l’optique, l’hydraulique, le vol des oiseaux, et que sais-je encore... C’est l’homme universel. On est en plus dans un monde de technicité et c’est étonnant parce que Léonard est un personnage étrange qui va écrire sur près de 9000 pages de codex dont 3000 ont été perdues, qu’il ne va jamais traduire ni mettre en forme. On fait des découvertes encore aujourd'hui. Il a écrit tout un codex sur la mécanique de l’eau, il essaye de la comprendre, ainsi que les tourbillons etc. Il y a 20-30 ans, des gens ont ouvert ces codex et se sont rendus compte que son idée était vaine car pour eux, il n’y avait pas de mécanique de l’eau, ça n’existait pas, ce n’était que le chaos. Or, actuellement, il y a des mathématiciens des particules qui commenceraient à se pencher dessus pour reconnaître que ce serait ordonné en fait, et ça, Léonard en avait déjà eu l’intuition à l’époque. Voilà… Quant à La Joconde, c’est quand même très étonnant... Les gens viennent au Louvre pour ne voir qu’un seul tableau alors que le Louvre est un des plus beaux musées du monde rempli de chefs d’œuvre, entre les Georges de La Tour, les Rembrandt, les Brueghel…

Paradoxalement, vous avez fait le pari de ne faire jouer qu'un tout petit rôle à La Joconde...

S.L. : Oui, parce que c'était une tarte à la crème. J’avais fait de même pour Les Disparues d’Orsay, j’aime bien parler de ceux dont on ne veut pas parler, donner leur chance aux vilains petits canards. Par exemple, pour Orsay, on se rue sur Van Gogh et sur les impressionnistes. Moi, je suis resté au rez-de-chaussée, j’ai été voir les pompiers et ce n’est pas une peinture si inintéressante que ça. Elle a été redécouverte par les américains, et là c'était plus l’objet avec les pompiers essentiellement. Dans le cas présent c’est Fabrice Douar, éditeur du Louvre, qui m’a dit « pour toi on a pensé à un sujet qui serait Léonard De Vinci, et tu sais, il y a d’ailleurs une empreinte digitale sur le tableau de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne ». Et donc, si on a une empreinte et que dans le futur on peut en faire un nouveau Léonard, on le fait !

Comment peuvent-ils savoir que c’est son empreinte ?

S.L. : Ils ne le savent pas, ils ne le sauront qu’une fois qu’ils auront le clone ! Peut-être qu’ils s’apercevront qu’il est nul, que c’est le plus mauvais élève (rires)… Plus sérieusement, comment savoir que c’est son empreinte ? On sait que Léonard « lissait » au doigt, plutôt au début de sa vie. Il a cette manie, il est ambidextre, il dessine de la main gauche et peint de la main droite et il se sert de sa main pour lisser de temps en temps l’huile. On a également découvert un cheveu coincé dans la peinture. Je savais qu’avec l’exposition beaucoup d’ouvrages allaient sortir sur Léonard avec plein de biopics. Il fallait essayer de s’amuser en faisant un petit pas de coté, en parlant de lui tout en s’amusant.



Etude pour un ex-libris

Avec l’aspect confessionnel aussi…

S.L. : Ça c’est un prétexte qui me sert à mettre en scène, à rester dans les clous, et à dire qu’il y a quand-même le vrai Léonard. Je reviens sur les grands moments de sa vie. Et il y a l’autre Léonard, le clone, qui n’est finalement qu’un miroir du premier. Je m’amuse à faire des transitions. Quand je fais faire une dissection de l’extraterrestre au clone, je ne fais que reprendre les planches d’anatomie de Léonard sur lesquelles je rajoute des extensions pour donner un coté un peu extraterrestre. Je me sers de la dissection d’une patte d’ours en me disant que ce sera un pied d’extraterrestre.

Le musée du Louvre, qu'on imagine volontiers très académique et conservateur, vous a-t-il donné « carte blanche » ?

S.L. : Alors non seulement mon histoire ne les a pas choqués, mais en plus de ça, ça a vraiment été « carte blanche ». Mon sujet et mes seules contraintes c'était Léonard de Vinci, de le faire en 80 pages et de faire quelque chose de différent de ce que j’avais fait pour Orsay. J’avais essayé de faire quelque chose en couleur, même s’il n’y en avait pas beaucoup dedans. Au départ, je voulais du bicolore avec le futur sur fond bleu et le passé en sépia. À un moment, je me suis dit que le sépia pouvait le faire car il y a un coté nostalgique, ça ramène aux codex, aux sanguines (La sanguine désigne une famille de pigments de couleur rouge terre, NDLR). En revanche, j’ai pensé qu’être tout le temps dans le bleu pour le futur ça allait faire beaucoup. J’ai découvert cette encre que j’ai trouvée chez Sennelier sur les quais de Seine alors que j'étais habitué à me servir de mon encre PBO qui colle et qui est parfaite pour moi même si elle est décriée par tous les auteurs de BD. Comme c’est quasiment de la colle, elle ne fait pas de gouttelettes qui tombent sur la planche. Comme je suis assez brouillon, ça me convient bien. Le gars de chez Sennelier me dit de prendre cette encre là, la Rohrer & Klingner, une encre allemande qui servait en imprimerie et qui fait un noir un peu laqué. Il insiste et pour lui faire plaisir je la prends mais ne l’utilise pas dans un premier temps. Pour le futur je me suis dit que j’allais l’essayer, et alors là… ça m’a fait des aplats somptueux que j’ai conjugués avec l’utilisation de la bonne gomme et là c’est devenu la fête. J’ai alors pris mes premières planches avec le grand vaisseau en noir. J’avais donc mes planches en noir et blanc et je me suis dit qu’après j’allais passer des jus bleus géants dessus. Puis en fait j’ai trouvé que c'était bien en noir et blanc et qu’ainsi ça se démarque bien des Disparues d’Orsay. À ce sujet, quand j’avais fait La Résistance du sanglier quelqu'un m’avait dit que ce n’était pas très compréhensible avec les flash-backs, qu’on ne savait pas si on était dans le passé ou le présent, me demandant pourquoi je ne les avais pas fait au sépia. C'est chose faite.

Du coup, la couleur est présente uniquement pour les tableaux...

S.L. : La couleur uniquement pour les tableaux oui. J’ai essayé de refaire les dessins puis, après, j’ai essayé de tourner autour des volumes, notamment pour son autoportrait de Turin. Je ne suis pas sûr que ce soit bien un dessin de Léonard.

Vous ayez essayé de hachurer comme Léonard de Vinci, de la main gauche ?

S.L. : Ses hachures sont dans ce sens là, sauf que moi je suis droitier donc, naturellement, je les fais dans l’autre sens. J’ai essayé au début mais ça ne faisait pas « Léonard » (rires), c’est très net mais ça ne marche pas. Il est connu pour avoir inventé ça : la hachure courbe. C’est une hachure qui retombe un peu. Il va en user et en abuser car cela lui permet de ressortir la lumière avec un moyen très simple. En fait il utilise très peu l’aquarelle, il va développer ce système partout, tous ses dessins sont comme ça. Il fallait donc faire comme lui et j’ai donc tourné mes planches, je faisais les hachures dans mon sens mais à l’envers. Une fois remises dans le bon sens ça ressemblait à des hachures de gaucher. Au final, j’ai appris à les faire directement à l’envers, non pas de la main gauche mais en remontant de l’autre coté pour les dessiner dans l’autre sens. C'était une sorte d’immersion totale.

Vous avez vraiment vécu deux ans habité par ce personnage…


S.L. : Vraiment, c'était très troublant. En fait, ce qui intéressait les conservateurs du Louvre qui travaillent sur Léonard depuis près de 20 ans, c’est que moi j’ai lu seulement quelques livres, j’ai essayé de me remplir de Léonard, d’essayer de comprendre qui il était. Mais c’est très difficile car c’est un personnage qui part dans tous les sens, sa pensée est complexe, je le suppose bipolaire, je pense qu’il a des phases d’euphorie et des phases de déprime profonde. C’est quelqu’un qui réfléchit à comment faire des obus qui explosent à un mètre du sol pour couper les jarrets des chevaux mais qui en même temps va peindre le plus beau des visages de l’époque. Il a une immense violence, enfin pas vraiment, mais il peut conceptualiser des armes pour des seigneurs de guerre, il se retrouve chez César Borgia quand-même ! Il devient ingénieur militaire et assiste à des choses épouvantables. D’ailleurs, quand on va lui demander de faire une fresque sur la guerre, il ne peint pas du tout le même genre de scènes que Michel-Ange avec qui il est mis en compétition, il dit qu’il veut représenter la guerre telle qu’il l’a vue. Il peint donc des hommes qui ressemblent à des bêtes furieuses, montrant, quand l’homme est chargé d’une telle adrénaline que dans la seconde d’après il peut être coupé en deux par un sabre ou une épée. Il dit qu’il veut représenter des hommes qui sont des bêtes qui s’entretuent, qui s’entredévorent. C’est cette puissance là qu’il y a aussi chez Léonard parallèlement à une infinie subtilité et ça je l’ai compris en essayant de refaire ses dessins. Je rentrais dans son temps à lui, je sais à peu près combien de temps il passait sur un dessin. En fonction du temps que j’y passais moi et la vitesse à laquelle il a pris le temps de le faire, on est sur du 2h30/3h30 par dessin avec aucune perte de concentration. À aucun moment il n’y a une accélération, ils ont ça de commun avec Moebius, parfois à un moment on est un peu fatigué et on va plus vite, là non. Ils sont parfaitement concentrés.

Votre matière première c'était finalement l’œuvre de Léonard de Vinci...

S.L. : Oui, pour en revenir à votre question de la couleur et des peintures, j’ai essayé de refaire les peintures, j’ai pris un peu de temps au début, pour essayer de rentrer à l’intérieur du tableau de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne et j’ai joué avec les différentes études qu’avait faites Léonard du bébé, pour chercher le visage de Saint Jean-Baptiste et de l’Enfant Jésus. J’ai essayé mais j’ai abandonné. Au tout début, pour commencer, pour me faire la main, je ramassais plein de choses dans la rue. J’avais trouvé des lattes de parquet qui avaient été laissées là et j’avais fait de la peinture dessus parce que Léonard peint sur bois et je voulais retrouver les veines du bois, qui jouent vraiment dans la matière. 


La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne (détail)

Donc voilà, j’ai essayé de refaire, comme ça, des fragments de ses tableaux mais il passe entre 12 et 20 ans sur un tableau… Les dessins, j’ai essayé mais à un moment les peintures j’ai dit « bon, on va reprendre La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne » et je me suis basé dessus plus que sur La Joconde, non seulement pour l’histoire de l’empreinte mais aussi parce que ça me servait pour la mort de Léonard, pour essayer de refaire un lien avec sa propre mère. Psychanalytiquement, ça a été étudié par Freud, même s’il s’est un peu trompé sur l’histoire de l’oiseau mais ce n’est pas si faux. Maintenant, je me retrouve à discuter avec des gens qui sont des spécialistes de Léonard, qui sont furieusement pointus et son étude est sans fin. Ils m’ont dit que Léonard ferait presque une sorte de mélange, très curieusement entre sa mère et sa grand-mère. Il a plus grandi avec sa grand-mère qu’avec sa mère qui vivait à 8 kilomètres en bas du village et il mêle les deux personnes. C’est très étonnant parce que La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne c’est une femme qui a quatre bras et quatre jambes, le bras de la Vierge Marie pourrait devenir le bras de la Sainte Anne, on est finalement en présence d’une femme double qui pourrait être à la fois la mère et la grand-mère.

Vous dédiez l’album à Ridley Scott, y a-t-il un rapport entre Alien et vos travaux sur Léonard de Vinci ?

S.L. : Non, ça n’a rien a voir. Après, quand j’ai travaillé sur Alien : Covenant, j’ai trouvé des liens quand il met en scène l’androïde qui devient un peu comme un Léonard de Vinci du futur et bricole sa génétique en faisant des croquis à la manière de Léonard ou d’un Rembrandt. L’obsession de Ridley Scott est basée sur la création. Il y a des petits clins d’œil à H.R Giger que j’avais rencontré en 1992 ou 1993, on avait passé une soirée ensemble et il m’avait même offert un livre, il était super gentil.

Pensez-vous que Léonard de Vinci au XXIe siècle aurait été utilisé à des fins militaires ?


S.L. : J’ai lu qu’il y a des gens qui se sont penchés sur cette question là. C’est un personnage tout à fait atypique pour nous « modernes » qui conjugue le plus grand des artistes de son temps avec le plus grand des scientifiques. Il est à l’origine de « la méthode scientifique », il a le cerveau d’un scientifique. C’est un grand artiste, il considère presque Michel-Ange avec un peu de mépris et c’est pas faux parce que les tableaux de Michel-Ange c’est quand même du gros n’importe quoi… J’aime beaucoup ce dernier mais ce n’est pas le même esprit quand-même. Léonard est un scientifique qui peint. C’est un très grand amoureux des animaux et de la nature. Il a grandi dans la nature au contact des animaux, il est végétarien ou en tout cas il essaye de l’être. Il y a cette très belle image où il va chez un oiseleur, il achète des oiseaux en cage, et une fois fait, il ouvre la cage devant le marchand d’oiseaux pour voir les oiseaux s’envoler. C’est quelqu'un qui adore les chevaux, il en est fou, il va traverser la moitié de l’Italie pour trouver LE cheval parfait. C’est quelqu'un qui quelque part est aux prémices de la pensée écologique. Il a une pensée très ambivalente à l’égard de l’espèce humaine, très en retrait. Il ne comprend pas que la nature considère que la bête la plus féroce de toute la création soit l’Homme. Il le dit d’ailleurs, il se demande pourquoi la nature n’a pas projeté cette créature dans le plus profond des gouffres. Et je pense que quand Léonard écrit cette phrase très énigmatique reprise en quatrième de couverture « Je tuai le tiers des hommes », on se rend compte qu'il adore les Hommes mais qu’il a aussi un regard très critique.

Quand vous dites qu’il a peu de considération pour l’espèce humaine, est-ce la raison pour laquelle il arrive à mettre au point ces machines de guerre qui font autant de dégâts ?

S.L. : On ne sait pas trop en fait. Je pense qu’il y a deux choses chez Léonard : il y a la séduction et l’homme établi. Est-ce que c’est parce qu’il est mal né ? Mais en tout cas son obsession c’est de rentrer dans l’histoire, et même encore plus, dans l’éternité, et de son vivant !

Si finalement il touche à autant de domaines c'était peut-être pour en trouver au moins un où il allait réussir ?

S.L. : Je pense qu’il touche à autant de domaines parce que que c’est un cerveau en bouillonnement constant, tout l’intéresse et le fascine, il veut tout comprendre. Comment est-ce qu’une femme donne la vie ? Il va aller voir, donc il ouvre la femme en deux et il regarde, il essaye de comprendre. Après, sur le rapport à l’Homme, le rapport aux armes de guerre, je pense qu’il arrive et qu’il se vend. Il invente la première lettre de motivation, elle est de nos jours encore apprise chez les gens qui font Sciences Po ou dans les grandes écoles de commerce. Ils apprennent la lettre de motivation qui est dans l’album quand il vend ses armes de guerre. D’ailleurs ses armes ne fonctionnent pas vraiment parce que les poudres qui sont à l’intérieur des huit canons asphyxieraient les gens qui s’y trouvent, il n’y a pas assez d’échappement. Son parachute, il faudrait qu’il y ait une cheminée en haut pour éviter qu’il tombe. En fait il fait ça en disant « regardez-moi ! ». Après il va travailler avec des chefs de guerre, des chefs d’armes, avec des gens qui fabriquent des armes et va vraiment amener des découvertes qu’on ne connait pas. Par exemple, le principe de l’amorce à chien, une mèche très courte. Il perfectionne des choses qui existent déjà et on connait peu cette facette de lui. On n’en retient que son tank qu’il a inventé en regardant un crabe ou une tortue. Ce qu’on ne sait pas c’est qu’en fait il va améliorer la forme des forteresses en disant qu’un mur courbe déviera mieux les boulets, des choses très pointues mais qui intéressent moins les gens. Sur son rapport à l’Homme il est très ambivalent. C’est ça qui est beau avec lui.

Peut-on se demander s’il n’avait pas un peu le profil d’un sociopathe ?

S.L. : C’est un scientifique. Il est froid. Mais il est fou de ses chiens, des oiseaux, des animaux, des insectes. A l’âge de 12 ans, son père lui demande de lui peindre un rondache, une sorte de bouclier en bois qu’un paysan qui travaille pour lui voudrait utiliser pour faire peur aux oiseaux. Il veut poser une sorte de cercle en bois dans les champs avec quelque chose dessus qui effraie les oiseaux. Léonard est tout jeune, il va aller dans les champs, récolter des animaux. Comme il y a un trou sous sa maison avec un petit passage par lequel lui seul peut passer, dans le noir il va retirer des ailes de libellules, découper des ailes de chauve souris, enlever les écailles d’un lézard et il va bricoler tout ça. Il va coller le tout et en faire un dragon, une création dont il va se servir comme modèle pour peindre une créature absolument monstrueuse sur le rondache. Cette créature est tellement monstrueuse qu’il la met en scène pour la révéler à son père. Sa création se met à puer, au bout de deux semaines c’est pestilentiel, mais lui il reste et il regarde. Quand il révèle ça à son père, il met le rondache un peu dans l’ombre, son père arrive et il a un mouvement de recul parce qu’il croit voir une créature très effrayante. C’est tellement effrayant et bien fait qu’il va même le vendre à un seigneur et il donnera autre chose au paysan. Mais je ne peux pas vous laisser dire après avoir passé deux ans avec Léonard de Vinci que c’est un sociopathe. C’est quelqu'un de très arrogant, qui veut réussir et qui s’en donne les moyens. Il est très patient, très méticuleux, incroyablement précis. Il dit que la perfection est faite de détails, les détails font la perfection mais la perfection n’est pas un détail. Il s’adoucit à la fin de sa vie, il veut être conseiller militaire parce que ça lui apporte la renommée et un très bon salaire. Il voudrait être comme Filippo Brunelleschi car il fait le chef d’œuvre de son temps, la grande coupole de la cathédrale de Florence, personne n’a réussi à faire ça. Léonard du coup se dit qu’il veut être architecte, pas faire de la peinture, il veut construire des armes de guerre pour marquer l’Histoire et c’est à la fin de sa vie qu’en fait il se ré-intéresse à la peinture comme finitude de tout ce qu’il a observé. C’est vrai qu’il est froid, il dit même au pape qu’il a disséqué une trentaine de corps dont un enfant. Le soir, à la bougie, dans des odeurs indescriptibles il dissèque un enfant avant de le dessiner. Même encore aujourd’hui, quand vous entrez en faculté de médecine il y a des salles pleines de pieds, ou de mains, ou de têtes. Si les médecins n’ont pas un rapport distancié au corps, notamment les chirurgiens, ils ne peuvent pas faire leur métier. L’objectif de Léonard est de comprendre la nature. Je comprends ce que vous voulez dire par sociopathe, moi-même je me suis posé la question à un moment. Pendant sept mois j’ai lu sur Léonard, et au bout du compte je me suis dit qu’il n’était pas si sympathique que ça, et j'étais embêté car il fallait que je fasse un livre sur quelqu'un d’antipathique. Du coup, j’ai essayé de mieux comprendre, c’est quand-même quelqu'un d’incroyablement touchant parce qu’il est extrêmement fragile. Sa vie est un échec, il a tout raté alors que Michel-Ange et Raphaël ont tout réussi. Il cachetonne, il part à droite à gauche, il est libre mais quelque part il court après l’argent, il est pauvre ! À l’instar de Mozart qui finit dans une fosse commune, Léonard de Vinci, le plus grand génie de toute l’humanité courrait après l’argent, il en manquait toujours, il en réclamait tout le temps, il n’en avait pas assez pour payer ses gens, ses couleurs…

La sexualité de Léonard est sujet à controverse...

S.L. : On ne sait pas puisqu’il est extrêmement secret sur sa sexualité. Léonard a été impliqué dans une affaire de sodomie à l’âge de 20-22 ans et il a été emprisonné durant quelques jours. À la solde, c'était peut-être condamnation et mise à mort par pendaison mais heureusement un des Médicis était emprisonné avec lui et la famille a fait pression. Ainsi tous les inculpés, dont Léonard, ont donc été relâchés. Je pense que ça a été pour lui un électrochoc. En gros il a senti le vent du goulet et il a par la suite décidé d’être extrêmement secret sur sa vie privée. Maintenant, je pense au contraire que Léonard est l’homme le plus libre de son temps. S’il y a quelque chose à dire de lui c’est que c’est un homme libre. Mais c’est un homme qui est libre et pas libre à la fois car il court le mécénat, il court après des seigneurs qui pourraient lui apporter de la renommée, de la protection et de l’argent. Ceci non pas pour travailler sur des commandes qu’ils lui proposeraient mais pour faire ses propres recherches scientifiques sur la nature, les mathématiques, l’optique, l’astronomie, etc. C’est un être libre et il le dit d’ailleurs, il n’appartient à personne, à aucun seigneur. Quand il est chez un seigneur, chez Ludovic Sforza, ou encore chez les Borgia qui ne sont pas des tendres, il est libre ! C’est quelqu'un qui à la fin quitte l’Italie et va à Amboise parce qu’il n’a plus vraiment la côte. Le pape Léon X n’a d’yeux que pour Michel-Ange et Raphaël qui lui tirent dans les pattes alors que le roi de France est fou de lui. Quand il arrive en France, Léonard est quand-même fatigué, vieillissant. On pense qu’il a peut-être fait un AVC, il est paralysé d’une main. Il est amoindri mais le roi de France lui fait un pont d’or. Il touche un salaire de noble alors que c’est un enfant mal né. Il n’a pas pu aller à l’université, apprendre le latin, etc, il n’avait pas le droit de faire comme les autres. Je pense que c’est de là que nait « Léonard de Vinci ». On est d’ailleurs en droit de se demander, s’il avait été reconnu par son père Messer Piero, s’il avait été à l’université, avait appris le latin, il ne serait pas plutôt devenu notaire. Au lieu de ça, il va grandir au contact de son grand-père, au milieu des criquets, des chauves-souris et autres animaux. Il n’aurait pas appris à la plus grande école qui est celle de la nature.


Vos activités de designer dans le cinéma et auteur de BD sont-elles complètement différentes ou avez-vous des passerelles entre les deux ?

S.L. : C’est le même travail. Je pense que la bande dessinée est un cinéma de papier. Orson Welles disait en parlant de la radio et du cinéma : « à la radio l'écran est encore plus grand qu'au cinéma », c’est pareil pour la bande dessinée, le livre, le dessin. À part la sueur, l’énergie et le temps que vous pouvez mettre dedans, le sang et les larmes, il n’y a pas de contrainte de budget. Les gens me demandent des fois quand je fais un livre si je vais céder des droits. Dans le cas présent ça va coûter un peu cher à faire (rires).

Vous avez l’habitude de réaliser vos albums seul. Travailler pour un scénariste ou un dessinateur c’est quelque chose que vous pourriez envisager ?

S.L. : Ce n’est pas par orgueil mais la seule personne à qui j’avais dit oui c'était Alejandro Jodorowsky. J’avais fait un essai sur la reprise des Méta-Barons. Juan Giménez était fatigué et il voulait arrêter la série, en tout cas clore la caste et il voulait relancer en faisant Avant l’Incal. Les Humanoïdes Associés m’avaient proposé et j’avais fait 2 ou 3 planches. En fait j’ai dit oui parce que c'était Jodorowsky et que j'étais un fou de L’Incal. C’était signer pour 7 albums mais on m’a dit « c’est bien ce que t’as fait mais ça ne fait pas assez « Giménez » » ce à quoi j’ai répondu que je n’était effectivement pas Giménez. Ça ne m’intéressait pas de faire 7 albums de Giménez, je voulais faire quelque chose à moi. Donc voilà, c’en est resté là. Il est vrai qu’on m’a déjà demandé pourquoi je ne prenais pas un scénariste. Je ne prends pas de scénariste parce que ma vie n’est faite que de contraintes. Ce qu’il faut comprendre c’est que j’essaye de nourrir ma famille avec ma femme mais en faisant des travaux de commande. Donc je fais du storyboard, je suis une sténo-dactylo de l’image depuis maintenant 25 ans et quand on me dit « fais ça », je le fais. Le petit doigt sur la couture du pantalon, je suis aux ordres. C’est vrai que pour les blockbusters maintenant on m’appelle plus pour mes idées, c’est plus de la création. On me demande d’inventer une créature, des créatures sur l’île de King Kong, où là je me fais plaisir mais ce sont des missions courtes à chaque fois. À chaque fois on me dit « fais ci, fais ça » et voilà, à chaque fois je fais CI et je fais ÇA. Le seul espace de récréation et de création pure où je n’ai pas de contrainte et personne sur le dos, c’est pour moi, c’est ce petit terrain d’expression que je me réserve et qui est en plus de tout le reste, de mon travail. Donc c’est essayer de gratter les petits moments, le dernier moment de vie qui reste va être dévolue non pas à ma famille mais à mes albums parce que c’est le seul endroit de liberté que je trouve. C’est pourquoi j’ai toujours refusé de travailler avec un scénariste parce que c’est mon petit jardin secret. Alors ça plait ou pas mais en tout cas c’est mon petit endroit à moi.

À quoi ressemble votre journée de travail type ?


S.L. : Ah, c’est une belle question. Je travaille dans mon petit atelier. Une fois quelqu'un est venu en me disant qu’on allait filmer dedans, je l’avais prévenu que c'était quand-même le foutoir, il m’a répondu « au contraire, on adore ! », le gars est arrivé et a dit « ah mais non en fait, on va pas pouvoir filmer là… » !!! (rires)

Il n’est pas parti en courant quand-même ?

S.L. : Non non mais on a remis de l’ordre, on a rangé un peu. Mais c’est plus un débarras en fait ! Je suis dans une toute petite pièce avec plein de livres partout. Tout mon argent, depuis que j’en gagne, est passé dans ce qui maintenant n’a plus de valeur, à savoir des livres d’art, de peinture, de photo, de bande dessinée et de « toys »… Pas de « sextoys » hein, je précise ! Mais de « art toys ». Parce que des fois je fais aussi des art toys et il y a parfois eu des incompréhensions (rires). Il faut être précis quant aux quiproquos ! Après, de s’amuser à faire du Dead Ringers, de faire du David Cronenberg et essayer d’imaginer, de designer des sextoys pour mutantes ce serait vraiment drôle, parce que ce serait de la création, comme des sextoys pour extraterrestres, ce serait extraordinaire. Mais sinon, je travaille tout seul chez moi, c’est pour ça que je suis très bavard parce que la plupart du temps je ne parle à personne sauf à moi, je suis un moulin à paroles. J’emmène mes enfants à l’école, je traverse Paris en voiture et je reviens. Je ne commence pas très tôt, vers 10h - 10h30, et je travaille toute la journée puis le soir. Il y a encore 5 ans je travaillais tard jusqu’a 1h - 1h30, mais là maintenant à 22h30 je suis claqué. Je travaille 7 jours sur 7, avec ma femme on a dû prendre 3 semaines de vacances en 20 ans. J’ai peur du vide donc il faut toujours que je sois occupé, j’ai besoin de produire, ce qui est une erreur je pense mais je ne m’en rends compte que maintenant. Maintenant que les enfants sont grands, je n’ai plus qu’à regretter. Je travaille en musique. 

Tout le début de l’album c'était Youtube, la version remastérisée de la musique de Jerry Goldsmith pour Alien par des espagnols. Cette version est chouette parce qu’on a tous les sons de l’espace et tout le sound design que l’on n’a pas dans la très belle version originale qui est sortie chez Mondo en Vinyl. C’est la composition originale de Goldsmith qui est très pure mais on n’a pas toute l’ambiance qui justement nous met dans le jus. Et puis vers la fin c'était surtout Brian Eno pour Dune et puis beaucoup de Max Richter. C’est tout le rapport au cinéma, j’écoute beaucoup de classique mais j’écoute énormément de bandes originales de films. C’est une musique qui est assez simple, très immersive qui fait qu’on a des images qui viennent et qui permettent de rentrer à l’intérieur d’un climat, de se plonger dans une sorte d’ambiance, donc ça m’a beaucoup servi. Avant-hier encore jusqu’à minuit et demi, j’ai peaufiné mon album, mes dédicaces que je vais envoyer à Ridley Scott. Je lui ai fait un Néomorphe en Vitruve et une madone en scaphandre du Nostromo (Nom du cargo spatial dans Alien, NDLR).

Avez-vous une idée de votre prochain album ?

S.L. : Je ne sais pas s’il y aura un prochain album. Là j’ai tout donné. C'était quand-même Le Louvre, Léonard de Vinci, deux années de travail. Quand on est en haut de l’Everest après il n’y a plus rien. Peut-être des choses plus légères mais pour l’instant je suis un peu cuit. Une expo chez Huberty & Breyne Gallery au mois de décembre avec une vente de planches de Léonard et d’Orsay parce que c’est autour des musées. J’essaye de faire des peintures autour des peintures de Léonard, de partir dans ses paysages, ses montagnes prises dans la glace. Je suis encore un peu dans Léonard là, en fait, un peu comme ces acteurs qui ont du mal a se dégager du personnage qui les a un peu habités. Pour moi, ça a été un incroyable voyage. Encore une fois, je pense que Léonard de Vinci est un personnage mystérieux et extrêmement intéressant même encore aujourd'hui parce que c’est d’une part l’homme libre et d’autre part l’autodidacte. Il s’est fait lui-même et c’est justement pour ça qu’il n’était soumis à aucune règle. Il refait la démonstration du théorème de Pythagore tout seul. Sa démonstration est qualifiée par les mathématiciens d’aujourd’hui d’élégante. C’est un gamin qui n’est pas allé à l’école donc il a une culture d’atelier. C’est vrai que par la suite il va côtoyer les plus grands mathématiciens, les plus grands scientifiques mais encore une fois avec lui on est dans une science à l’état sauvage, elle sort de la forêt. C’est un vecteur d’éducation vraiment important parce qu’il est tellement riche, c’est un personnage incroyable.



Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout

Bibliographie sélective

Léonard 2 Vinci

  • Currently 3.08/10
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
  • 6

Note: 3.1/5 (13 votes)

Les disparues d'Orsay

  • Currently 3.60/10
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
  • 6

Note: 3.6/5 (5 votes)

La résistance du sanglier

  • Currently 4.05/10
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
  • 6

Note: 4.0/5 (65 votes)