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« Paul est passé dans une autre dimension »

Entretien avec Jérôme Félix et Paul Gastine

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout Interview 19/11/2019 à 11:42 6191 visiteurs

Quand Jérôme Félix encensait déjà Paul Gastine pour son remarquable travail sur l'Héritage du Diable, il était difficile d'imaginer que, quelques années plus tard, Jusqu'au dernier allait lui donner entièrement raison. Un dessin à couper le souffle allié à un scénario prenant ses sources dans un western crépusculaire font de cet album un incontournable de cette fin d'année.

Peut-on parler de vieux couple inséparable quand on réalise un cinquième album ensemble ?

Paul Gastine : Euh, non. On ne s’est jamais posé la question en fait.

Jérôme Felix : J’ai voulu t’abandonner... (rires)

P.G. : Puis on s’est dit que non, on était bien.

J.F. : Non, honnêtement, on ne s’est jamais posé la question.

P.G. : En fait on a commencé à réfléchir à cet album-là alors qu’on était au milieu du dernier de la série précédente (L'Héritage du Diable, NDLR). On savait déjà ce qu’on allait faire. Après, il n’a jamais été question de faire quoi que ce soit séparément. On a enquillé !

J.F. : Ça se passe bien, puis on se connaît par cœur maintenant donc on voit aussi la force que ça donne, la facilité de travailler. On connaît les faiblesses et les qualités de chacun. Je travaille régulièrement avec d’autres auteurs et le premier livre c’est toujours un temps où on apprend a se connaître. Maintenant, la mode est quand même d'essayer de faire des couples, les gens changent... Avant, les couples d’auteurs duraient. Aujourd’hui, les dessinateurs ou les scénaristes essaient de repérer qui va permettre de faire progresser sa propre carrière. En fait, les gens font des couples qui ne construisent rien à long terme, à chaque fois il faut redécouvrir l’autre, reprendre du temps. Moi, je n’ai jamais aimé ça. C’est vrai que du coup, là, on se connaît par cœur et ça nous donne une force. Comme Schuiten/Peeters, si on pouvait être des Félix/Gastine, moi ça m’irait.

P.G. : C’est vrai que c’est bien parce que Jérôme maintenant me donne des scripts et, parfois, il va me noter « scène extérieure de nuit » alors qu’il fait jour dans la scène. Du coup, si je ne le connaissais pas, je l’aurais appelé en panique en lui demandant ce qu’il se passe. Pour résumer, on se connaît vraiment par cœur : je sais ce qu’il attend, il sait ce que j’apporte et nous sommes tous les deux contents de se surprendre.


Essais de couvertures

Vous êtes donc toujours surpris lorsque vous recevez une planche de Paul ?

J.F. : Ah oui, je suis d’autant plus surpris que, pour moi, Paul est passé à quelque chose que je ne comprends plus. C’est à dire que Paul, pour la petite histoire, je l’ai rencontré lorsqu’il avait 15 ans, je lui ai un peu appris le métier, je lui ai fait rencontrer des dessinateurs qui l’ont pris en main. Jusqu’à la moitié du western, je pouvais encore avoir une discussion pour l’aider, j'étais encore un partenaire pour discuter de son évolution, je voyais encore les strates pour le faire évoluer. Passée la moitié de l’album, je lui ai dit « je ne sais plus quoi te dire pour t’aider à progresser », j’ai juste dit à Paul « t’as été trop bon, trop vite et tu vas ennuyer les lecteurs. Les gens vont s’habituer à trente pages super bien grattées, ils vont finir un peu déçus, il faut que tu trouves n’importe quoi mais il faut qu’il y ait une évolution dans ces trente pages-là. Mais je ne suis pas capable de te dire quoi, là je ne sais plus, je n’ai plus le niveau en fait pour parler avec toi ». J’ai proposé à Paul de rencontrer des dessinateurs de meilleur niveau, des gens qui pourraient le bouger. Paul est passé dans une autre dimension.

Comme ressusciter Jean Giraud pour qu’il revienne lui donner un ou deux conseils ?

J.F. : On a essayé la table tournante mais il ne répond pas, il est beaucoup demandé (rires).

P.G. : Je m’en rappelle, quand tu m’as dit ça « il faut que tu progresses encore »...

J.F. : Non mais vous n’imaginez pas comment les lecteurs peuvent s’habituer aux choses super, moi le premier !

P.G. : En fait, ça s’est fait tout seul parce qu'à la moitié de l’album l’histoire prend une tournure vraiment dramatique et du coup ça a amené autre chose. Toute la première partie de l’album, c’est la mise en place et, effectivement, je me suis éclaté là-dessus, mais l'essence même de l’histoire a fait que ça a évolué naturellement.

L’idée du western s’est-elle imposée rapidement lorsque vous avez cherché une idée pour le prochain album ?

P.G. : On ambitionnait au départ avec Jérôme de faire de la Fantasy. Il avait un projet qui n’était faisable qu’en deux tomes minimum. On nous a fait comprendre qu’avec le rythme que j’ai, une série n'était pas une bonne idée. On nous a demandé pourquoi on ne ferait pas ça en un tome.

J.F. : On ne nous l'a pas proposé d’ailleurs, on nous l’a quasi imposé.

P.G. : Quasi imposé, si on le faisait, de le faire en un tome. Mais en un tome, de l’Héroïc Fantasy où il faut poser l’univers, une histoire, et la résoudre, ce n’est pas possible.

J.F. : Mais tu avais appris à dessiner les chevaux !

P.G. : J’avais appris et je voulais en dessiner...

J.F. : Et les chevaux ça nous conduit vite au western...

P.G. : Et Jérôme m’avait parlé, au-delà du sujet de Fantasy, du scénario qu’il avait. À l’époque, ce n’était pas forcément un scénario de western, c’étaient juste des idées, des intrigues, autour d’un groupe de personnages. Il y en avait deux et je lui ai dit lequel je préférais.

J.F. : Et c’est même toi qui m’a dit qu’on pourrait le faire en western. À la base on avait prévu de le faire à moitié au moyen âge...

P.G. : On a discuté de ça pendant un moment, on y tenait à nos chevaliers ! On s’est accrochés à ça et puis on s’est dit qu’en western ça claquerait bien.

J.F. : Alors moi je suis un gros client de western, tout de suite j’ai dit oui ! Quand Paul m’a dit ça, j’ai tout de suite vu un truc qu’il n’avait pas remarqué, c’est que le western en BD c’est une chasse gardée des grands dessinateurs et, à l’époque où on réfléchissait à ce projet là, Undertaker n’était pas encore sorti. En gros, faire du western en BD c’est dire « je vais jouer dans la cour des très grands ». J’avais trouvé que le dessin de Paul sur L’Héritage du diable n’avait pas été reconnu à sa juste valeur. Les critiques n’étaient pas toujours au niveau, je trouvais le public mou. Je pense que comme on avait pris un genre qui était l’aventure ésotérique, ça nous situait dans un sous-genre, et en fait, en choisissant le western, on envoie le message suivant : Paul va aller jouer dans la cour des grands. Peut-être qu’on va se prendre une claque parce que c’est super prétentieux, d’aller jouer dans la cour de Jean Giraud, Hermann, Michel Blanc-Dumont, François Boucq...

P.G. : C’étaient surtout tes angoisses à toi... Parce que moi, je me souviens que les miennes c’était plutôt de devoir dessiner des trains, des chevaux... C'était très terre à terre, plus graphique.

J.F. : Je me suis dit que lorsqu’il allait s’apercevoir dans quelle cour il allait jouer, ça allait forcément lui donner un coup de fouet. Et comme il a beaucoup d’amour propre, cela allait forcément le faire avancer, d’autant qu’il en avait encore sous le coude. C'était une manière d’envoyer un message à la profession, j’avais vraiment ça en tête. Depuis, Undertaker est sorti avec toute la mode du renouveau du western, et aujourd'hui ce ne sont plus uniquement les grands dessinateurs qui en font. Il n’empêche que globalement, la majorité des westerns qui sortent sont relativement bien dessinés.

Ce western se situe quand même à la fin de l’époque des cow-boys, au crépuscule de la profession...

P.G. : C’est un western « crépusculaire » c’est un vrai genre.

J.F. : J’avais lu un petit article, je ne me souviens plus où, vraiment très court, où j’avais appris qu’en réalité le métier de cow-boy n’avait duré que dix ans. Ça m’avait vraiment surpris parce que pour moi, les cow-boys, ça avait été pendant toute la conquête de l’Ouest. L'article disait aussi que les cow-boys n’avaient pas su se réintégrer. Et ça m’a passionné comme idée, celle de me dire qu’en fait, ces gens qui ont assuré la survie d’un continent ont été virés. Il faut se remettre à l’époque, les colons avancent, mais les terres qu’ils cultivent ne sont pas encore très rentables, la production n’est pas suffisante, pour nourrir les colons il faut des vaches. Donc ces vaches, il faut les emmener et c’est ce que font ces hommes, c’est un métier dangereux, il y a un vrai savoir-faire, et pendant dix ans ils ne font que ça.

P.G. : D’autant qu’on ne parle pas de vaches laitières normandes, sympas, non, on parle de bêtes qui ont des cornes !

J.F. : Du coup, ils assurent la survie d’un continent pendant dix ans, c’est dangereux, il y a beaucoup de morts, de blessés, et du jour au lendemain, quasiment en l’espace d’un an, on leur dit que c’est fini. C'était passionnant comme idée, c’est sociologiquement surprenant, ils étaient les plus importants et ils deviennent « rien ». Ce sont des gens qui sont habitués à la vie au grand air, où il n’y a pas de lois, il n’y a que le code d’honneur du cow-boy qu’ils respectent mais ce n’est pas du tout le code de la société. Et à un moment, on dit à ces gens là qu’ils vont devoir se réinsérer et ils en sont incapables. Vu qu’ils n'en sont pas capables, ils tombent dans l’alcoolisme ou ils deviennent des brigands. Ceux qui parviennent tout de même à se réinsérer, la société va décider de les oublier. Avec l’arrivée du train qui va remplacer le convoyage des bêtes, là où ils allaient mettre 4 mois pour les amener, il ne suffira plus qu’à mettre les bêtes dans un wagon, c’est bien plus simple. Finalement, que reste-t-il au cow-boy ? Conduire les vaches sur 15 kilomètres pour les emmener au train. De plus, avec le train, arrive la civilisation moderne, une nouvelle aire démarre, l’arrivée de la loi. Le cow-boy à ce moment-là, renvoie à un passé quasiment obscurantiste à la civilisation moderne qui veut l’oublier. Ce personnage nous renvoie à un passé qui n’était pas glorieux puisqu’on devient des gens modernes. J’imagine que ça a été d’une violence terrible puisqu’en trois ans ça a été réglé...


Couverture édition luxe


On s’en rend bien compte lorsque l’on voit l’ancien cow-boy devenu larbin...

J.F. : Et là, le dessin est remarquable sur la scène.

P.G. : Je dis souvent que c’est la double page que j’ai préféré dessiner.

J.F. : Elle est très courte mais je crois qu’on a réussi a résumer la situation. Le cow-boy qui est devenu fermier se fait humilier par une espèce de vieux glandu et on sent que le gars prend sur lui et pourrait le tuer d’un coup, il y a une violence qu’il contient mais il ne le fera pas car il sait qu’il n’est plus rien. Le dessin transmet bien cette émotion.

L’histoire se déroule sur une période très courte finalement. C’est la contrainte du one-shot ?

P.G. : Non parce qu’on aurait pu faire un one-shot avec des ellipses.

J.F. : De plus en plus, on essaye de resserrer les actions. J’ai l’impression que ça donne un sentiment de vitesse au récit, c’est une idée. En effet, la contrainte du one-shot, faire croire au lecteur qu’il se passe des années, des mois, des semaines, sur un format très court, ça me parait un peu compliqué mais il y a des gens qui y arrivent.

P.G. : Oui, puis toi, tu es habitué aussi à devoir condenser tes scénarios parce que tu as appris avec l’école 46 pages, et du coup chaque case compte, chaque case doit raconter quelque chose. On n'a absolument pas le temps, pas l’espace, de faire du contemplatif. Du coup, tu as gardé ce réflexe-là même sur un one-shot de 65 pages, faire avancer l’histoire avant tout.

J.F. : Tu as raison parce qu'en fait, à chaque fois qu’on veut montrer le temps qui passe, on gaspille des cases. On a encore le récitatif qui est utilisé, « 3 ans plus tard... », etc. Aujourd'hui, on prend plutôt une grande case ou une double-page et on va mettre « quelques temps plus tard » pour montrer le temps qui passe, moi je n’ai jamais la place... Si j’utilise une demi page, après, je me pends, je récupère la place où ? Donc c’est vrai qu’avec moins de personnages, peu d’ellipses temporelles, je gagne des cases... Nous on est à la case près, on se bat pour ça. Les contraintes, finalement, deviennent des manières de travailler.

Vous disiez qu’il fallait à tout prix faire un one-shot et que votre histoire initiale ne tiendrait pas en un seul tome. Pourquoi ne pas avoir fait avoir forcé un peu sur la pagination ?

J.F. : Pour des contraintes économiques, c’est à dire que plus vous faites de pages, plus l’éditeur va devoir vous payer. D’une part, le livre va devenir économiquement peu rentable et Paul étant connu comme n’étant pas le plus rapide des dessinateurs, si vous lui donnez plus de pages, le livre sortira dans plus longtemps. L’argent engagé sera donc rentabilisé plus tardivement et on rentre dans quelque chose d’un peu compliqué économiquement. Au départ, on est partis sur 67 pages et l’éditeur nous a demandé vraiment de grappiller, on a récupéré 2 pages qu’on a réussi a enlever.

P.G. : On était descendu à 62 puis nous sommes remontés à 65.

J.F. : Du coup, nous on se bagarre à la page ! « Donnez nous une page de plus », « non tu ne l’auras pas », « si je l’aurai vas-y viens te battre, je t’en mets une », « ouais vas-y mets des cierges », « ouais tiens j’ai fait ma prière, j’ai ma page de plus ». Ah mais vous n’imaginez pas comment une page de plus, une page de moins ça peut être conflictuel, nous sommes capables de tuer père et mère pour avoir une page en plus.

Avez-vous hésité à mettre la dernière case de la page 3 en couverture ?

P.G. : Non, pas du tout. La couverture avec le cow-boy et son flingue en fait, c’est une extension d’une case de l’album justement, de la double-page dont on parlait précédemment. On voulait chercher très tôt des idées pour la couverture parce que sur la série d’avant on a été systématiquement emmerdés à 15 jours de l’impression de l’album. Là on avait pris les devants...

J.F. : On avait décidé d’être professionnels !

P.G. : Dans cette case-là, j’aimais bien ce que j’avais réussi à rendre dans le regard du gars et je me suis dit qu’on pourrait rajouter un flingue, la lueur d’un feu hors champ avec le reflet dans les yeux. On a le Colt, on a la moustache, on a le chapeau, western ! On ne peut pas se poser de question, c'était efficace, alors on est parti là-dessus très vite. Quand il a été question d’édition spéciale, on m’a demandé de refaire des roughs pour d’autres visuels et j’avoue que cette case-là n’en a jamais fait partie.

Lorsqu’on fait des BD de genre comme le western, vers quel modèle se tourne-t-on pour croquer ses personnages ?

P.G. : Vers des acteurs que j’aime, ça dépend. Pour l’institutrice, j’avais quelques actrices en tête que j’aime bien, un savant mélange de Jennifer Connelly jeune et Ellen Page, ce genre de physique que je trouve avenant. Il ne faut pas tellement voir les personnages en se disant « je veux dessiner cette gueule-là » mais se demander plutôt si le visuel du personnage correspond à la personnalité qu’on a décidé de lui donner en amont. J’ai fonctionné ainsi pour tous les personnages. Pour Bennet je me suis beaucoup basé sur Anthony Perkins dans Psychose parce que c’est un acteur qui avait vraiment une sensibilité à part du jeu d’acteur de l’époque qui était chiant (rires). Enfin... trop classique on va dire.

J.F. : Où on s’ennuyait un peu...

P.G. : C'était sur-joué, dans le viril, et lui il est arrivé avec la tremblote et tout. Je trouvais qu’il avait une fragilité qui correspondait bien au personnage. Alors, je n’ai pas non plus décalqué Anthony Perkins mais je me suis basé sur son physique un peu grand, maigre.

J.F. : Mais des fois tu prends des gens de ta connaissance.

P.G. : Oui, j’ai un pote qui est dans le bouquin, c ‘est lui le tenancier du drugstore de la ville. Il y a un bordel aussi...

J.F. : Tu t’es bien amusé à faire le vieux aussi, tu étais assez fier de toi !

P.G. : Ah oui, le vieux, celui qui prostitue ses filles, on peut se lâcher sur ce genre de personnage. Plus les personnages sont méchants, affreux, plus on peut s’amuser dessus. Je me suis aussi beaucoup amusé sur l’envoyé de la compagnie du train, avec son haut de forme, sa petite barbe, sa petite canne, ses yeux de serpent...

Voir un rose flashy dans un western, ce n'est pas banal !

J.F. : C'était dans le scénario !

P.G. : Oui, c'était le but. Comme c’est un garçon d’un mètre quatre-vingts, tout fin, qui tient l’ombrelle, il fallait qu’il y ait un vrai contraste. Le choix de la couleur, j’y ai même pas réfléchi.

J.F. : Sérieusement, j’avais signalé qu’il fallait une couleur « flashy » Ce devait être un élément qui, si on feuillette l’album, devait sauter aux yeux.

Il n’y a pas de cahier graphique à la fin de la version normale...

J.F. : Il y a une explication très simple, c’est que l'édition luxe de l’éditeur contient un cahier graphique. Pour justifier de la vendre plus chère il faut bien donner un cadeau au lecteur... Après Paul, tu n’as pas des milliards de dessins...

P.G. : Non, en fait pour cet album-là je n’ai pas des milliards de dessins préparatoires. J’ai très vite trouvé le design des personnages et pour le reste j’avais toute la documentation qu’il me fallait. Je n’ai pas fait des tonnes de croquis. Pour la promo, j’ai donné tout ce que j’avais, je n’ai plus rien.

Le dossier de presse comporte une interview de Paul faite par Jérôme. Que pourrait demander Paul à Jérôme ?

P.G. : Je ne sais pas, franchement... Je n’ai rien à lui dire à celui là, on ne se dit plus rien (rires).

Pour le prochain album commun, il faut prévoir de faire l'inverse !

P.G. : Oui, ça pourrait être marrant.

J.F. : Par exemple tu pourrais me demander si un jour j’arriverais à cuire un filet mignon sans le rater (rires) !

P.G. : Oui mais ça n’intéresse pas les lecteurs !

J.F. : Ça dépend ! Si je leur dit qu’une fois j’ai servi à Loisel un filet mignon mal cuit ! Pour la petite histoire, Loisel me dit un jour : « Je peux venir manger chez toi ce soir? », je me dis super, je rentre à la maison et je dis à ma femme « Loisel vient manger à la maison, tu vas nous faire un truc super bon ! » Elle me répond « ah non ce soir, moi je mange avec une copine », « oui, mais c’est Loisel quand même », « ah mais moi je m’en fous de tes machins », « mais je sais pas cuisiner... », « ben tu te démerdes... », et j’ai tout raté... Le filet mignon n’était pas bon, le vin était bouchonné (rires)... Et Loisel qui est réputé pour être un fin gourmet m’a gentiment dit à un moment « je mange pas beaucoup parce que je suis pas très bien en ce moment » et j’ai compris pourquoi...

P.G. : Du coup, qu’est-ce que tu voudrais que je te demande ? Ça aussi c’est une bonne question !

J.F. : On se connait par cœur...

P.G. : Je pourrais avoir une question pour lui si on se croisait pas, si on ne se connaissait pas plus que ça, mais là je ne vois pas.

J.F. : En fait ça fait quand-même quinze ans qu’on travaille ensemble, on se connaît par cœur mais c’est une force incroyable et je le redis comme au début mais moi je trouve que les éditeurs, à vouloir faire sans arrêt des « mariages » d’auteurs, etc, ils devraient arrêter. Il faut qu’ils nous laissent nous trouver parce que on est plus fort à deux. Et vraiment, quand on se connait bien, quand on a confiance, il n’y a jamais de problème d’égo, c’est super simple de bosser. Quand Paul trouve que la scène est vraiment ratée, il me le dit, quand on a un souci de scénario, généralement on se le dit tous les deux, on oublie ce qui est fait et on trouve une meilleure solution à deux. Et ça, quelqu'un qui ne vous connaît pas bien n’osera jamais vous le dire. Même si Paul est un super dessinateur, de temps en temps je peux lui faire des remarques alors que si vous êtes le scénariste, avec un dessinateur aussi fort, vous n’oserez pas les lui dire. Vous pourriez vous demander comment il va le prendre.

P.G. : Ce qu’il y a de génial c’est que quand il me dit « là ton dessin... », avant qu'il ait fini sa phrase, je lui répond « je sais... »

J.F. : C’est vrai que des fois on n'ose pas se dire soi-même qu’on a un peu raté le truc et le fait d’être à deux permet de le reconnaître. Et moi qui rencontre quand même pas mal de gens, je vois bien la différence. En fait les éditeurs, en faisant les « mariages » d’auteurs, ont l’impression qu’ils sont responsables des succès. S’il y a un succès ils diront que c’est parce qu’ils les ont mis ensemble et qu’ils ont leur part de responsabilité, alors qu’en fait non. Ils ont leur part de responsabilité quand ils nous laissent nous trouver. Par contre, on a eu de la chance sur cet album, parce que l’éditeur, on le dit et c’est vrai, on lui a présenté le projet et il nous a donné les moyens financiers pour permettre à Paul de prendre son temps. Là, on a un vrai éditeur qui a fait son boulot, il ne nous a pas demandé d’aller vite, il savait que ce n’était pas possible, il savait qu’on avait bien donné sur l’autre bouquin, il nous a bien payés. Parce que s’il est vrai que l’on travaille depuis longtemps ensemble, on travaille aussi depuis longtemps avec Bamboo, donc il y a aussi une relation de confiance qui s’est installée.

Une journée de travail type pour vous, c’est quoi ?

P.G. : La nuit, en musique. C’est minuit - 5 heures du matin, café - clope, la pire des habitudes. Je ne travaille jamais mieux que pendant ce laps de temps, lorsque tout le monde est couché. C’est mon espace. Le monde n’existe plus, tout le monde a eu le bon goût d’aller au pieu, je peux enfin me concentrer. Sur cet album-là, j’ai écouté toute ma playlist iTunes où il y a 10.000 morceaux donc je ne pourrais pas vous dire exactement ce que j'avais entre les oreilles. Là je suis en train de storyboarder le prochain sur la B.O. des Huit Salopards de Tarantino par Ennio Morricone.

J.F. : En fait, Paul ne veut pas vous le dire mais il est devenu un fan de musique country et il connaît tout.

P.G. : Évidemment ce n’est pas vrai (rires)...

J.F. : Alors moi, je suis un fonctionnaire du scénario, c’est à dire que j’ai un métier, un « vrai » métier à coté. Donc, j’arrive à me libérer une journée et demi par semaine pour faire du scénario. Je mets mes enfants à l’école puis je m’y mets directement et lorsqu’ils rentrent je m’arrête. Je n’écoute pas du tout de musique, j’ai de plus en plus de mal à travailler avec du bruit autour de moi. J’aime le silence. C’est pas glamour mais voilà. Avant, je commençais mes journée par une heure de marche à pied, à chercher des idées, je parlais tout seul, j’avais des chemins, je pouvais me promener en me racontant une histoire. J’habitais sur le bord de mer et le chemin a disparu avec la falaise. Je ne peux donc plus aller me promener. J’ai dû changer mes habitudes de travail. Je partais et je disais « j’ai trouvé cette idée à 3 kilomètres » ou « là j’ai eu l’idée à 5 kilomètres » puis après je passais la journée à voir si l’idée fonctionnait. 


Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout

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