Jolie surprise en cette période automnale, Le Boiseleur s'est très vite imposé comme l'un des indispensables de la fin de l'année. La poésie du scénario d'Hubert et la sensibilité du trait de Gaëlle Hersent s'allient à merveille pour cette jolie histoire qui devrait comporter trois tomes. Rencontrer la dessinatrice de Sauvage, c'est aussi évoquer le travail du SNAC BD dont elle est l'une des membres actives.
Comment le projet d'Hubert est-il arrivé entre vos mains ?
Gaëlle Hersent : Avec Hubert, on se connaissait au préalable car nous étions dans le même atelier. Par ailleurs, j’avais déjà lu quelques années auparavant son travail sur Miss pas touche, Beauté, etc. Pendant la création de Sauvage, il m’avait encouragé à écrire et ainsi est né un petit texte d’une demi page et un autre scénario plus élaboré. Je lui ai soumis les deux textes pour avis et conseils. Quelques jours plus tard, nous sommes allés boire un verre. Il a gentiment mis de côté le scénario et s’est attardé sur le petit texte. Il avait une mine assez ennuyée car il en avait écrit 6 pages. Il n’avait pu s’empêcher de prendre des notes puis peu à peu écrire les dialogues. Il l’a agrandi et m’a, en quelque sorte, montré ce que pourrait être mon histoire. Donc, par la force des choses, on l’a fait ensemble.
Quelle était donc l’histoire au départ ?
G.H. : Le point de départ est le sculpteur sur bois, il vit dans une ville où très peu de lumière atteint le lieu où il travaille. Il rêve en regardant les oiseaux, loin au-dessus de lui. Il voudrait les atteindre mais il n’y arrive pas. Du coup, il sculpte un oiseau pour lui. En fait c’est bizarre de pitcher un truc complètement bancal (rires). En gros, la base, c'était cette histoire de sculpture et il y avait cette histoire de passer de quelque chose d’inanimé à quelque chose plus proche du vivant en fait, ce coté reproduction du réel. Toute cette thématique là, il a senti que c'était important pour moi et il a fait « ok, je rajoute tout ça, je mets ça à moi, etc. » (rires).
Vous avez donc travaillé à quatre mains sur le scénario ou vous lui avez confié le projet puis il s’est débrouillé ?
G.H. : À partir de ce moment-là, c'était devenu son projet. Mais nous avons gardé le titre que j’avais trouvé Le Boiseleur. La première fois que je suis tombée dessus, je l’ai trouvé beau. Il évoque le bois et les oiseaux, c’est une combinaison entre ces deux mots-là qui m’a donné cette petite histoire et au final Hubert l’a « phagocytée ». Donc, à partir d’un moment, ce n’est plus tellement mon histoire mais plutôt la sienne. J’y suis d’autant plus attachée qu’on ne pouvait qu’écrire tous les deux. Mais mine de rien c’est vrai qu’Hubert est ouvert à la discussion et accepte d’intégrer certaines de mes suggestions .
La ville, Solidor, est un personnage à part entière. Qu'est-ce qui vous l'a inspirée ?
G.H. : En fait, Hubert m’a envoyé pas mal de doc, on était plus ou moins d’accord sur l’ambiance, le coté mille et une nuits. Il m’a envoyé des références d'illustrateurs du début du XXe siècle, comme Arthur Rackham, Edmond Dulac, Ivan Bilibine, etc. Il a aussi rajouté un peu de documentations personnelles, je crois, sur des villes du Moyen et Proche Orient qu’il a pu visiter. Ensuite, j’ai fait des recherches sur des villes plutôt indiennes, dont une en particulier où j’ai pris des éléments architecturaux. C’est un peu mêlé de tout, mais sans avoir une ville en particulier. Tous ces éléments mélangés donnent un patchwork unifié, je l’espère, par mon dessin.
G.H. : Ah oui, c'était un immense plaisir. En fait, Hubert m’a poussé à lâcher la tablette graphique, parce que pour Sauvage et Dans les cuisines de l’histoire, j'étais complètement collée la Cintiq, cette grande tablette graphique avec un écran où on dessine directement dessus. Et c’est vrai que ce n’est pas du tout le même rendu, pour moi en tout cas, de reprendre le papier, les pinceaux, l’encre. Il m’a dit « Non mais arrêtes, tu repasses sur l’encre et tu vois ce que ça donne ». J’ai commencé à faire des essais en A3, Hubert les a vus, a fait la moue et m'a dit « non-non, A2 » . Les pages doubles sont au format raisin, les pages simples c’est du A2. Là, ce qui est super intéressant, c’est d'explorer le geste, pour certains ce sera un petit geste et du A4 leur ira très bien. Me concernant, le grand format se révèle assez convaincant.
La chronique du site souligne "la valeur et l’importance des seconds rôles". Était-ce quelque chose qui existait déjà à l’origine ou cela a-t-il été apporté par Hubert ?
G.H. : Koppel et Flora ont été apportés par Hubert, Illian était tout seul dans mon texte.
Cela permet-il selon vous de mettre en valeur le personnage principal ?
G.H. : Oui, tout à fait. Ça aurait été triste de laisser ce personnage seul. Là, ça apporte d’autres couleurs et définit également le personnage par rapport à ces seconds rôles. C’est déterminant.
Aimez-vous particulièrement dessiner les oiseaux ?
G.H. : J’aime bien dessiner les animaux en général. Les oiseaux sont une sorte de challenge, car les ailes ne sont pas si simples que ça à bien comprendre et retranscrire. Pour moi, ce sont des animaux magnifiques en fait. Est-ce simplement dû à des réminiscences de souvenirs d’enfance avec les oiseaux que j’ai pu avoir, ou même celui de ma grand-mère qui chantait merveilleusement bien ? Il peut y avoir des processus inconscients lors de l’écriture d’une histoire . Des fois, des choses arrivent et on se dit « Ah oui, tiens ! Je ne savais pas que j’allais parler de ça » et c’est surprenant.
Vous avez épluché tous les bouquins d’ornithologie avant d’attaquer Le Boiseleur ?
G.H. : Pas tous, loin de là ! Mais c’est vrai que je commence à avoir une petite doc grâce à internet principalement.
Y a-t-il un oiseau qui soit plus agréable à dessiner qu’un autre ?
G.H. : Houla ! Non, il n’y en a pas de plus agréable. Je me suis autant amusée à m’attarder sur les plumages chatoyants des paradisiers qu’à inventer les ternes griselottes.
C’est plus sympa que de dessiner des reptiles ?
G.H. : J'aime bien dessiner tous les animaux, même des reptiles. On pourrait me demander des araignées, je le ferais aussi, il n’y a pas de soucis. J'ai certes une préférence pour les chevaux parce que gamine je montais à cheval.
Vous avez aussi réalisé les couleurs de l’album, face à Hubert qui est aussi un excellent coloriste...
G.H. : Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a Barbara Canepa (Directrice de la collection Métamorphose chez Soleil, NDLR) dans l’histoire qui est quand même une sacrée coloriste. Donc j’avais un peu la pression. Je ne suis pas sûre que les deux s’en soient rendu compte. Hubert est complètement différent de Barbara. Il m’a laissé beaucoup de liberté et ne souhaitait pas être directif. Quand il y avait vraiment des soucis avec des détachements de plans ou quelques petits trucs, oui, il est venu me dire « il vaut mieux que tu détaches tel plan, là c’est mieux comme-ça ». Barbara me conseillait plus sur la direction globale du livre, recadrant un peu quand je m’éloignais trop de la tonalité principale .
Est-elle également intervenue sur le dessin ?
G.H. : Assez peu. Elle a fait des remarques, mais au final j’ai eu beaucoup moins de remarques sur le dessin et l’encrage que sur les couleurs. C’est quand même le métier de Barbara.
Les habits des personnages font penser aux costumes russes, c'était votre idée ?
G.H. : Non, c’est celle de Hubert. C’est vrai qu’au niveau des costumes on s’est bien amusés là aussi. En fait, il m’a donné deux directions entre les Grands-Russes et la peinture du XVIIe siècle avec Rembrandt, Rubens, etc... Ces espèces de grandes fourrures, le coté un peu orientaliste que pouvait avoir Rembrandt, on le retrouve plus chez Koppel.
Comment avez-vous conçu la couverture ?
G.H. : En fait, Clotilde Vu (Éditrice chez Soleil, NDLR) et Barbara avaient une idée de direction, des références qu’elles m’ont données. On a discuté ensemble, on a fait un premier essai et au final, à force de travail, de discussions, parfois des prises de tête, des améliorations, des allers-retours, etc, nous sommes arrivées à ça et oui, c'était vraiment une volonté finale de ma part, d’avoir cette forme qui se détache en creux à la fin.
Vous retrouver, dès la sortie de l'album, dans la sélection du prix BD Fnac-France Inter, ça fait plaisir ?
G.H. : Oui, c’est impressionnant parce que quand je vois qui il y a en face, entre Juanjo Guarnido et Alain Ayroles ou même Felix Delep pour Le Château des animaux, qui est aussi très impressionnant, faire partie de la sélection c’est chouette. Mais il faut quand même garder les pieds sur terre. Avec Hubert on en discute aussi, on s’est dit qu’il ne fallait pas non plus s’emballer. Ça fait certainement une belle publicité, et je ne sais pas du tout à quel point ça peut influer ou pas les ventes mais il ne faut pas que l’on se dise que c’est gagné.
Vous retrouver la seule femme de cette sélection ça vous fait grincer des dents ou c’est une fierté ?
G.H. : C’est un vaste sujet ! (rires) Très vaste. Comment dire... C’est dommage, pénible. Il y a plein de choses. C’était tellement fou pour moi d’être dans cette sélection que je n’ai pas du tout regardé si c’étaient des femmes ou des hommes, c'était tellement "wow". En fait c’est une semaine après, avec le collectif qui a relevé le truc, que je me suis dit « putain, ils auraient pu faire attention un peu ! », parce que c’est systémique. Ce sont des process inconscients qui sont mis en place.
C'est à dire ?
G.H. : Le Boiseleur n’était pas encore paru, il a dû être envoyé auparavant. Quelle est la personne qui envoie ? Certainement les éditeurs, c’est aussi à eux, peut-être, de faire attention à ça. Et je ne sais pas s'ils ont fait attention ou pas et si, au final, ça a été les gens qui ont sélectionné ces 20 bouquins qui n’ont pas fait attention. C’est pénible. ActuaLitté a fait un papier dessus : ils ont fait un petit récapitulatif et ont montré que, depuis la rentrée littéraire, il n’y a qu’une sélection où il y a plus de femmes que d’hommes, c’est le prix du Premier Roman. Ce serait dix fois trop simple de dire que c’est un complot, parce que ça voudrait dire que c’est conscient. C’est un enchaînement, pour moi, de plein de tous petits trucs qui mènent à cette situation et il faudrait arriver à déconstruire tout ça. Pour moi, la société est à changer à plein de niveaux. Quand l’on a des retours sur Tweeter avec des hommes qui disent « ouais, c’est bon, c’est un complot ? Vous voudriez quoi ? Des quotas ? ». Je n’arrive pas trouver la bonne solution... En fait, il n’y en a pas. Le quota serait peut-être la moins pire et permettrait peut-être de pousser les autrices, de les mettre un peu plus en avant. Mais dans ces cas-là, est-ce que ça ne reviendrait pas à faire comme la Blaxploitation en disant « on va en mettre un, comme ça ils vont nous foutre la paix » ? Du coup, ce ne serait pas une volonté première ni une bonne volonté, juste un mode « on va le faire parce qu’ils nous font chier ». Comme me l’a fait remarquer une amie qui m’a dit « Si t’es dans la sélection c’est que tu as bossé deux fois plus dur que tous ceux qui sont là, parce que tu es là », oui, il y a une fierté, mais ça fait chier...
Est-ce quelque chose que vous évoquez régulièrement au sein du SNAC ?
G.H. : Il y a tellement de sujets à suivre avec le SNAC mais celui-ci, c’est le collectif des créatrices de bande-dessinée contre le sexisme qui s’en est emparé comme lors du festival d’Angoulême il y a deux ans maintenant. C’est vrai qu’il y a eu un changement au niveau des jurys, une parité qui a amené au final plus de femmes dans la sélection. Est-ce que c’est vraiment ça qui le permet ? Au sein du SNAC, on est débordés par d’autres sujets et je pense que c’est le collectif des créatrices de bande dessinée qui a pris la question en main et qui s’en prend plein la gueule en se faisant taxer de féministe. Il n’y a pas de coupable. C’est ça qui est terrible : sur quoi travailler en particulier ? La question est aussi : est-ce que les femmes arrivent autant à percer dans la BD que les hommes ? Quand j'étais encore étudiante, un de mes professeurs m’a dit « Non mais ne dessine pas comme une femme, dessine comme un homme... », sympa hein ? Quand on voit aussi toutes les discussions sur les blogs girly, etc, en voulant minimiser et déprécier le travail de certaines autrices, qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on sait que dans le fanzinat ou dans le domaine de l’écriture il y a beaucoup de femmes et que comme je le disais, les prix littéraires ça va encore être des hommes qui vont être majoritairement choisis, il est où le plafond de verre en fait ? Il est où le moment où on s’arrête ? Par exemple, le bouquin d’Aude Mermilliod sur l’avortement (Il fallait que je vous le dise chez Casterman, NDLR), aurait eu tout à fait sa place parce qu’il parle d’un sujet encore un peu tabou. Certes on en parle de l’avortement, mais sa façon de le faire a toute sa valeur, je l’ai lu et il est chouette, il est instructif et c’est un beau témoignage. Je crois qu’elle a reçu un prix (Prix BD STAS / Ville de Saint-Étienne, NDLR) et c’est chouette, mais ça veut dire quoi ? Est-ce que la bande dessinée c’est encore toutes ces histoires d’aventure et que tout ce qui est intime, intimiste ou sur la femme n’a pas autant de valeur ? Est-ce qu’il y a encore une valorisation et une différence entre les genres ? En est-on encore à penser que les hommes vont plutôt parler d’aventures ou de science fiction, et qu’une femme sera toujours dans l'intime ? Je n’ai pas de réponse.
L’année 2020 est décrétée « année de la BD », quelle est la position du SNAC ?
G.H. : Le SNACBD est aux aguets ! Comme lors de la polémique avec le CNL (Concours jeunes talents non rémunéré, NDLR) en faisant passer le message, avec d’autres organisations, que « non, ce n’est pas top ». Évidemment, 2020 est l’année de la bande dessinée et le SNAC aimerait par exemple que les festivals se posent un peu plus la question de la rémunération de la présence des auteurs . On parle beaucoup de la promotion de la bande dessinée, beaucoup moins de l'aide aux créateurs...
C'est une série prévue en combien de tomes ?
G.H. : Trois ! Chaque histoire sera un peu indépendante des autres. Même si le premier et le deuxième tome se complètent, on sera un peu plus sur Illian. Normalement, même le premier peut se lire tout seul.
Donc en fait, on va sortir de la ville ? S’envoler ?
G.H. : Hey-hey ! En fait, il va y avoir un maître sculpteur d’une autre ville qui va venir dire à Illian « c’est bien ce que tu fais, mais tu vas voir ce qu’est la sculpture ». Mais chut, je n’en dirais pas plus.
Travailler avec des scénaristes comme Hubert ou comme Morvan, ça ne donne pas envie de créer son scénario et de se lancer ?
G.H. : C’est en travail... C’est aussi super confortable de travailler avec Hubert parce que c’est un super scénariste... On verra un jour ! Si j’arrive à faire mon projet...
À quoi ressemble une journée de travail ?
G.H. : La journée ? C’est embêter le chat tout le temps (rires) ! Même si le chat et les oiseaux ça ne va pas trop ensemble ! En fait, j’ai mis aussi pas mal de temps à faire l’album parce que le matin je travaille sur d’autres choses. Je fais en sorte d'alterner afin de ne pas saturer. Sur Sauvage, j’avais fait les 204 pages en deux ans et demi. Pour Le Boiseleur, c’est 96 en deux ans. La différence, c'est que sur Sauvage, je pense avoir frôlé le burnout. Et je n'ai plus envie d'atteindre ce point-là Dernièrement, je me suis attachée le matin à faire mes nuanciers en aquarelle, peindre à l'huile en plein air, écrire, pour ne pas être sur l’ordinateur toute la journée. J'ai aussi réalisé la bande annonce de l’album, on s’est amusés avec mon compagnon... Tout cela vient nourrir ma pratique du dessin et cela évite la routine et l’automatisme. Je prends aussi des commandes plus courtes régulièrement Et l’après-midi, je travaille sur Le Boiseleur. Que ce soit sur la couleur, l’encrage, les storyboards. Globalement, je commence entre 9h30 et 10h00 pour terminer entre 19h00 et 20h00, avec le chat qui vient me demander d’arrêter de bosser (rires). J’essaye de ne pas travailler le soir ou très peu et pareil pour les week-ends, c’est plus peinture en plein air, sortir, mais ne pas travailler. Je suis consciente d’avoir la chance d’être avec une personne très soutenante qui me permet de dégager ce temps-là.
Donc le tome 2 c’est pour dans deux ans ?
Oui, je pense.