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« Tout ce que je fais est uniquement du hasard »

Entretien avec Pia et Georges Bess

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade, S. Farinaud et C. Gayout Interview 07/11/2019 à 11:08 7600 visiteurs

Le propre des grands auteurs est sans doute d'être là où on ne les attend pas forcément. Même si Georges Bess avait déjà ouvert une brèche avec Le Vampire de Benarès, il eût été prétentieux de croire qu'un Dracula, magistral, puisse un jour être signé de sa main. Proche du roman de Bram Stoker, cette version en noir et blanc transporte autant qu'elle fascine par la beauté du trait, la puissance de l'encrage et le sens du découpage. Son épouse, Pia, l'accompagne dans ce passionnant entretien.

N.B : Les originaux utilisés pour illustrer cet entretien sont consultables sur la Galerie Glénat.

Qu’est-ce qui donne envie, en 2019, d’adapter un roman aussi connu que celui de Dracula ?

Georges Bess : Ce n’est pas une histoire d’envie... C’est un ami à moi, mon éditeur, qui m’a proposé cette idée-là. Ma première réaction a été que ça ne m’intéressait pas du tout, mais alors, pas du tout... J’imagine que ça vous étonne ? Ce n’est pas du tout choisi ! Ça me semblait quelque chose de poussiéreux, désuet... On en a tellement parlé et reparlé depuis que je suis gosse. Qui n’a pas entendu parler de Dracula ? Mais du coup, il s’est passé des choses, j’ai gardé ça en tête. J’ai été faire un tour à Londres chez un ami qui habite dans un endroit de la ville qui s’appelle Hampstead. C’est l’endroit où quasiment tout se déroule. Dans l’histoire, quand Dracula vient en Angleterre, ça se passe beaucoup dans ce quartier. Il se trouve que cet ami connaît bien Londres, l’histoire de Londres, Bram Stoker et tout ça... Tous les anglais sont fous de Dracula. J’ai vu pas mal de monde chez lui pendant des fêtes et tout le monde n’en revenait pas parce que je disais « je vais peut-être faire un truc sur Dracula et j’ai pas du tout envie de faire ça ». Parce que normalement, je choisis ce que je fais, c’est moi qui choisis. Quand on me propose, en général, je dis non tout de suite car je ne sais pas comment je vais y arriver, c’est tout de suite une montagne, j’ai un trac fou. Donc je préfère ne pas faire ce qu’on me demande. Dans le cas présent, d’abord, cet ami était très enthousiaste, c'était amusant de voir à quel point il était emballé à l’idée que je puisse le faire car il connait mon travail. Ensuite, il m’a fait visiter. On a commencé par un pub qui était fréquenté à l’époque par Bram Stoker. On a vu l’endroit où il buvait, où il mangeait, on a même mangé là bas, c'était rigolo, un drôle de pub à l’ancienne avec des couloirs. Dans la foulée, il m’a emmené à Highgate Cemetery, c’est un des cimetières les plus fameux de Londres. Il est assez génial. Vous regardez dans Google, dans les photos, tout de suite vous voyez que c’est un cimetière comme on en rêve, ahahah (rire sardonique). Il est vraiment génial et n’a pas d’équivalent en France. C’est comme qui dirait une jungle avec des arbres immenses ; au printemps, ce doit être extraordinaire mais nous y sommes allés en hiver. Il y a un coté romantique, gothique, justement il y a tout déjà là dedans. Il semblerait que Bram Stoker y ait passé pas mal de temps, il l’a mis dans son bouquin mais je ne crois pas qu’il le cite.


Pia Bess : Je crois qu’il donne un nom mais que les noms, quand il s’agit du cimetière où Lucy est enterrée et que ça se passe dans les environs de Londres, c’est tout inventé. Whitby existe ainsi que tout ce qui est en dehors de Londres.

G.B. : Elle est au courant de tout (rires). J’ai donc visité ce lieu. C’est un peu compliqué parce qu’il faut s’inscrire, c’est payant... C’est pour dire, c’est vraiment restreint. Il y a dix personnes qui passent, ils font le tour, moi je me suis sauvé du groupe, je déteste ça parce que je veux m’imprégner du lieu, je n’ai pas besoin qu’on me raconte des histoires. Donc on a vu ça. Il m’avait aussi parlé d’un autre endroit, Holly Village. C’est un endroit où il y a plein de petites maisons extraordinaires, comme des manoirs miniatures, c’est hyper kitsch, rococo et romantique. Elles ont été inventées, construites, par un architecte ou un milliardaire de l’époque, je ne sais plus, qui a offert ça à tous ses gens de maison. Ils ont eu de la chance. Quand vous voyez ça, c’est assez impressionnant. Ça a donc commencé à me travailler. Quand je voyais la réalité, quand je voyais ça, Bram Stoker était avec moi quoi. Je n’avais pas encore lu son œuvre. J’ai lu le bouquin dès que je suis rentré à Paris. J’ai eu encore plus de mal parce que j’ai trouvé le livre absolument illisible, hyper mal écrit, un truc qu’on ne ferait plus quoi. Ce qu’il y a, c’est qu’il a inventé un personnage extraordinaire et ça c’est indéniable. D’ailleurs tout le monde l’a repris. Mais on a laissé tomber l’histoire de Dracula, personne ne connait vraiment son histoire. En fait je l’avais lue quand j’avais 12-13 ans, je ne m’en souvenais pas exactement. Je me souvenais juste que c'était un moment extraordinaire. J’avais lu dans la foulée Frankenstein, et c’est marrant, les deux m’ont laissé une forte impression mais c’est tout. La vie passe et on oublie, mais il reste le vampire. Tout ça s’est mis un peu en place dans ma tête. Dernier point, nous sommes allés là où je vivais dans le temps, dans une île des Baléares qui s’appelle Formentera, pas très loin de Ibiza, chez un ami. Cet ami est assez spécial. Quand il était jeune il avait de longs cheveux, c'était le hippie flamboyant avec une chevelure pas possible. Il était vraiment très beau, très photogénique, etc, et très fier de lui-même en plus. J’ai vu Dracula, quelle tête donner à Dracula. En revanche ce n’est pas le même visage. J’ai fait un Dracula plus marqué. Mais j’étais pratiquement chez Dracula... J’ai acheté un petit cahier d’écolier et j’ai commencé à faire mon story board et je ne me suis plus arrêté. Je n’avais pas le livre avec moi et je m’en fichais complètement vu que j’avais trouvé ça imbuvable, très compliqué, très lourd. On n’écrit plus comme ça, je ne sais pas si on a jamais écrit comme ça... J’ai fait plein de croquis de tout, de femmes avec des habits particuliers, en liberté complète. Je fais toujours ça en fait. Quand j’ai un boulot, le plus sympa je trouve, c’est avant, la préparation, mon casting à moi quoi. J’essaye d’imaginer tous mes personnages, je fais des dessins dans tous les sens, je fais bouger, hurler, n’importe, et après je m’en sers ou pas. Des fois je m’en sers beaucoup, parfois pas du tout, il y a plein de trucs que je fais pour rien. Il y a des albums où je fais des centaines de dessins. Tout ça c’est pour y arriver. À la fin du compte je n’avais qu’une seule envie, c'était d’entrer dans le boulot...

À partir du moment où vous avez décidé l’adaptation, vous avez voulu rester fidèle a l’original ?

G.B. : J’ai pensé que ça pouvait être un truc original de ne pas faire comme les autres, à savoir de garder le vampire et d’inventer une histoire, tout le monde le fait. Je trouvais ça intéressant de rentrer dans l’histoire que moi, je n’ai pas aimée, tout en la recréant d’une manière compréhensible. De temps en temps, j’ouvrais le bouquin pour voir si je n’étais pas parti n’importe où et je crois que je suis à peu près resté fidèle. J’ai voulu me comprendre moi-même, il fallait que ce soit clair, fluide, ce qui n’est pas le cas quand on lit le bouquin.

P.B. : Mais tu as lu une version un peu spéciale.

G.B. : Oui, je suis tombé sur une mauvaise traduction, la première était horriblement illisible.

P.B. : C’est pour ça que c'était aussi laborieux, parce que pour moi ça n’a pas été si difficile.

G.B. : Ma femme a lu une autre version, et tout d’un coup, on comprenait tout. C’est étonnant comme les traductions d’une même histoire peuvent varier.

P.B. : Dans la version de Bram Stoker, au début, on se dit que c’est vachement intéressant, le coté épistolaire : ils s’envoient tous des lettres, ou il y a le journal intime, des coupures de presse... Finalement, ils racontent tous le même événement mais vu à travers eux. Au bout d’un moment, on se dit qu’ils racontent tous la même histoire. Bon d’accord, la lecture devient un peu difficile, mais quand en plus la traduction n’est pas bonne...

G.B. : De ce fait je me suis empressé quelque part d’oublier le livre mais il m’est revenu ce que j’ai fait.

À vous entendre il n’y a aucune passerelle logique entre Le Vampire de Benarès et l’œuvre de Bram Stoker ?

G.B. : En fait, ce sont des histoires de vampires. C’est une blague que je voulais faire, si on peut dire. Un jour, j’ai eu une illumination, je me suis dit : en fait, on parle de vampire et tout ça, c’est à la mode, il y a ça partout à la télé, mais ils existent vraiment. Ils existent dans la réalité sauf qu’on ne les voit pas comme ce qu’ils sont. On ne parle pas d’eux comme étant des vampires, mais ils sont partout. Ils sont dans les armées, les banques, les gouvernements surtout, il y a d’ailleurs un beau spécimen en Turquie qui s’appelle Erdogan, vous allez en Russie vous en trouverez un autre, soi-disant sportif mais c’est quand même une pourriture, ils sont un peu partout, non ? Je ne vous parle même pas de la France... Dès que je vois un homme politique, c’est un vampire, parce que pourquoi est-il là ? La différence que j’ai soulignée dans mon histoire c’est qu’ils ne se nourrissent pas du sang des gens mais de la misère du monde. Ils sont toujours gagnants. Et je ne trouve pas que le monde va mieux. J’ai imaginé une trilogie, pour déjà la vendre à mon éditeur. Si j’avais dit directement où je voulais en venir, il se serait reconnu lui même comme vampire et il n’aurait pas accepté de me publier. Donc j’ai inventé une histoire d’enquête pratiquement policière où le mec passe par un temple, comme par hasard, et il arrive dans le monde des vampires, il devient vampire lui-même, une histoire d’araignée géante, on peut faire ce qu’on veut. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ce ne sont que des histoires de fiction. Bram Stoker c’est juste un type comme moi, ou comme vous, qui s’est mis à écrire un truc et il a été dans ce coté obscur des choses et il a créé ce personnage qui était loin d’être idiot, c'était intéressant, la preuve. Mais il ne faut pas oublier que ce ne sont que des histoires. Il y a des gens qui prennent ça très au sérieux. Toutes ces interviews que je donne ces temps-ci à partir de ce bouquin, c’est extraordinaire, l’intérêt qu’on a pour une fiction. On pourrait faire ça, je sais pas moi, avec Robinson Crusoé, c’est une fiction, on le sait, mais il n’y a pas le même engouement.

Dans Dracula, il y a aussi un coté très religieux avec les crucifix, l’hostie consacrée...

G.B. : Oui, c’est intéressant ça... Il y a aussi le fameux Van Helsing qui est la tête pensante. D’ailleurs, entre parenthèse, il s’appelle Abraham Van Helsing et je me suis demandé d’où venait le prénom de Bram Stoker, j’ai regardé dans Wikipédia et en fait il s’appelle Abraham ! Il s’est mis dans son histoire, fin de la parenthèse. Revenons a l’aspect religieux. Déjà, on peut se demander d’où sort ce vampire, comment on devient vampire ? Ce sont des gens qui ont passé un pacte avec le diable, il faut croire en tout ça, la fiction va loin. Il faut croire au diable et au coté positif de l’autre coté, les divinités diverses et variées, pour moi ce ne sont que des légendes mais les gens peuvent aller très très loin dans la croyance.

Dans le récit, Dracula ne mord que des femmes comme si elles étaient la cause du péché originel...

G.B. : Je crois qu’il peut mordre tout le monde, mais dans le récit il mord effectivement deux femmes.

P.B. : On entend parler d’enfants qui sont enlevés dans les Carpates et après on voit Lucy qui enlève un enfant.

G.B. : Et qui s’en nourrit, théoriquement. Mais a priori il peut mordre et se nourrir de tout le monde et il transmet ce virus là. En réalité, ce que l’on peut aussi voir avec cette histoire là - ça se voit bien dans ma version - c’est que tout ça c’est une histoire de chasse au vampire. Ces quatre amis ou connaissances qui s’allient avec une femme qui s’appelle Mina vont chasser le vampire. Ils ont pris conscience qu’il y a réellement un vampire qui menace Londres et toute l’Angleterre. Ils ont des difficultés pour le retrouver d’une part et, d’autre part, il se transforme en ce qu’il veut. Il a ce pouvoir de se transformer en tout. Du coup, comment attraper quelqu'un qui peut prendre n’importe quelle apparence ? Ce n’est pas évident. On voit comment ils s’y prennent puisqu’ils réussissent leur coup. Il y a deux Dracula. Il y a Dracula et  Nosferatu, il passe de l’un a l’autre puisqu’il peut changer de forme. Moi j’aimais beaucoup Nosferatu mais je pensais qu’il fallait quand même qu’il y ait Dracula. Alors, j’ai fait un Dracula pas comme les autres ; il ne ressemble pas à un Dracula connu avec la cape et tout ça. Du coup, je l’ai fait en peignoir, je ne lui ai pas mis de savates mais presque, on imagine qu’il traine les pieds dans son château. Et puis j’avais très envie de le dessiner en Nosferatu, alors j’ai fait les deux.

P.B. : D’ailleurs il y a une critique qui est intéressante que j’ai vue il y a quelques jours, quelqu'un a dit que c’est marrant parce vu qu’il change d’aspect, c’est comme si on plonge encore plus dans l’horreur du personnage. On découvre vraiment qui il est et ça nous amène dans une autre dimension de l’horreur. Je trouve ça vraiment pas bête de mettre ça dans cette perspective là.

GB. : Pour en revenir au coté religieux, l’époque de Bram Stoker, fin XIXe, était une époque extraordinaire d’inventions : l’avion, la voiture, l’électricité, le téléphone, le train, toutes sortes de choses. Il en parle plus ou moins dans son livre, et j’en ai rapporté une grande partie. Van Helsing, c’est un peu le savant et l’intellectuel de la bande, il se renseigne, il va à la bibliothèque, il consulte les vieux bouquins d’antan et il voit des histoires de vampires. Il comprend que c’est un vampire qui attaque Lucy. C’est un homme de sciences, moderne, rationaliste, mais en même temps, il combat avec des armes antiques d’exorciste. Donc je ne sais pas, il voulait parler de ça quand même. Il a parlé d’un fou, Renfield, on ne sait pas trop pourquoi, pour créer une ambiance un peu inquiétante je pense.

Précédemment vous parliez de fluidité de narration, comment avez-vous chapitré votre récit ?

G.B. : Au hasard. D’ailleurs, tout ce que je fais c’est uniquement par hasard. Comment dire, je suis tout, sauf logique. J’ai une sorte de logique, mais je vois ça après coup. En fait, il y a une chose dont je n’ai pas parlé non plus, c’est que ma façon à moi de travailler, depuis très longtemps, c’est du travail par coup de cœur, par envie d’une idée et hop, je fais trois bouquins. J’en ai fait d’autres comme ça. J’ai travaillé avec Jodorowsky. Il avait une idée et moi je me tapais tout le boulot et j'étais ravi, j’ai toujours été très content, il avait de belles idées. Ça me donne envie et ça me permet de voyager, ça me nourrit. Comme avec l’Angleterre. Ce bouquin, comme tous les autres que j’ai pu faire, c’est un challenge, en fait c’est très personnel. Je ne sais pas comment font tous les autres, les milliers de dessinateurs. J’ai toujours été dans ma bulle, tout seul, depuis que je suis gosse. J’ai fait mon truc tout seul sans m’occuper des autres, je me fous complètement de la BD. Je fais ce que j’ai envie et puis c’est tout. Je ne connais pas les règles, il n’y a pas de mode d’emploi, je ne sais pas s’il y a de la « BD pour les nuls », si ça existe, en tout cas moi je ne connais pas. Du coup, je m’emballe sur une idée et j’y vais au pif. Par exemple, je vous dis que je fais des storyboards, mais avant de les faire, je fais mes personnages. J’ai des milliers de dessins, le plus gros de ma production est dans des carnets que personne n’a vu, mais j’adore, c’est vachement sympa, c’est libre, il n’y a pas d’histoire. Après, je mets tout ça dans mes histoires, mais mes histoires, je les invente, je les synchronise. Voilà, je suis dans l’improvisation. J’ai fait une série de très grands dessins, immenses, genre 8 mètres sur 4, j’ai fait une expo énorme il y a quelques temps. J’appelle ça « Free Jazz », c’est exactement comme on fait de la musique libre à partir d’un thème. Alors, j’ai un thème, et à partir de là je m’en vais. Mon éditeur, Philippe Ory, m’avait mis l’hameçon pour me faire rentrer dans cette histoire, mais moi, je ne savais pas comment j’allais arriver à faire un mélange avec mes grands dessins complètement libres, fous. Dans ces dessins, il y a quelque chose au départ, par exemple, je peux dessiner un orang-outan, un éléphant qui fait n’importe quoi, et autour je fais un million de trucs qui n’ont rien à voir, des délires, et l’ensemble fait un truc que moi j’adore, que je trouve assez sympa et je pense que les gens aiment bien.

P.B. : C’est ça qui leur a plu, l’éditeur avait pensé qu’il pouvait faire quelque chose avec Dracula. En plus, c’étaient de grands dessins en noir et blanc.

G.B. : D’ailleurs, pourquoi le noir et blanc ? Ben parce que moi j’en ai marre de la couleur. Je trouve que la couleur écrase le dessin. J’adore le dessin des dessinateurs mais on ne les voit plus sous la couleur. On voit des formes, un personnage, mais on ne voit plus le trait lui-même. Or, le trait lui-même suscite des émotions particulières. Quelqu'un disait « la forme crée l’émotion » et je pense que c’est vrai. Une belle forme dessinée, peinte, ou un fil, une photo, n’importe, toutes les formes, ça vous provoque ou pas une émotion. En général, vous aimez ou vous n’aimez pas. Je suis un peu là-dedans, je traque le dessin qui va créer le plus d’émotions pour moi et pour les autres. Et ça, je le sens, que tout à coup, je suis dedans. Un peu comme les cordes sympathiques, vous savez ? Vous tapez une corde et ça résonne d’une autre. Quand c’est bon, on le sait, mais avant il faut y aller au hasard. On ne connait pas le mode d’emploi, le chemin, on n’a pas de plan. Je vais où je peux et, de temps en temps il y a des choses que je n’aime pas et d’autres fois des choses que j’aime beaucoup.

En terme d’émotions, il y a une double page très marquante où l’on peut voir de l’horizontalité à gauche pour "respirer" les grands espaces et de la verticalité à droite pour renforcer le coté oppressant à l'approche du château de Dracula...

G.B. : Je peux vous dire que c’est complètement le hasard qui a fait ça. Je suis d’un autre espace-temps, je ne suis pas du tout dans votre monde. Vous voyez des trucs, mais moi je travaille intuitivement. Je n’ai pas de logique. Après vous allez me dire que ça fait tel ou tel effet, moi je suis ravi, je trouve ça formidable, mais je ne savais pas. Je n’ai pas réfléchi au fait que c'était horizontal ou vertical, c’est génial, mais franchement, je vous assure que je n’y suis pas du tout.

Un des autres moments forts de l’album, c’est quand on découvre le visage de Dracula avec les différents gros plans successifs...

G.B. : Je me suis fait un zoom, pourquoi pas ? Je viens de dire que c'était un ami. Ce n’est pas vraiment lui... Sa figure, je l’ai un peu modifiée. Il a 75 ans, il a les cheveux longs. Il se prend, et ça crève les yeux tout le monde le sait, pour un roi, le roi de son île. Il a une façon de marcher... C’est « son altesse Marc premier ». C’est un peintre, il est génial. J’adore ce bonhomme, il est extraordinaire. Il faut le rencontrer pour comprendre, il fascine tout le monde, il raconte des histoires extraordinaires. Quand on le voit, je suis en plein dans l’idée de Dracula, j’ai vu Dracula. Je n’ai pas hésité une seconde. De plus, j’adore mettre mes amis dans mes bouquins.

P.B. : Parce que vous, vous pensiez a quelqu'un d’autre ?

Du tout, mais on a vu tellement de films sur Dracula en étant imprégné de l’image d’un réalisateur ou d’un acteur, est-ce qu’inconsciemment on ne se dit pas « mon personnage va ressembler à tel acteur » ?

G.B. : Alors moi, je n’ai surtout pas voulu regarder ni Coppola ni un autre. J’avais vu Coppola il y a des siècles quand il est sorti, il y a longtemps, je ne m’en rappelais à peu près rien, à part Gary Oldman avec un super déguisement. Et je ne l’ai jamais revu, on a acheté le film d’ailleurs et on ne l’a toujours pas vu. J’ai été saturé de Dracula.

P.B. : On a quand même écouté une interview bonus où ils racontent qu’ils n’avaient pas d’argent avec son fils.

G.B. : Oui c’est vrai, ils ont fait un film sur le film et c'était très intéressant, c’est un peu ce qu’on fait là, le dessous des choses, les coulisses. Je me souviens qu’ils avaient des problèmes...

P.B. : Oui, ils n’avaient pas d’argent et du coup ils ont été super créatifs, c'était extra. Vous voyez comment la figure qu’a créée Coppola est hyper importante... C’est ça qui vous reste et on ne connait pas du tout la vraie histoire de Bram Stoker parce que il y a eu tellement de talents qui sont venus faire leurs adaptations de ce personnage et du roman, que du coup on est plus empreint des versions des autres.

G.B. : Ce dont je me souvenais, c’était que c'est une histoire d’amour à travers les temps parce qu'il y a une histoire de réincarnation, il retrouve sa femme morte suicidée quatre siècles plus tard. J’ai laissé tombé, je ne pouvais pas reprendre son idée. C’est aussi pour ça que je me suis dirigé vers le livre en lui même. J’ai expurgé tous les cotés sexy par exemple. Le livre n’est pas du tout sexy.

P.B. : C’est a dire que ce n’est pas dans le roman...

G.B. : J’ai juste été un peu sexy. Pia et tous mes copains attendaient ça, je leur ai dit que ce n’était pas le sujet.

On tire plus vers le gothico-romantique avec le crâne et la petite fleur. De mémoire, le personnage de Van Helsing, par contre, est un petit peu plus jeune dans le roman, mais vous l’avez fait mature...

G.B. : Non, il est professeur. Seward, l’aliéniste, le patron de la clinique d’aliénés, a fait ses études avec lui alors qu’il était déjà professeur, il est donc plus vieux qu’on ne croit. Lui même a la trentaine, j’ai donc estimé son âge à 50 et quelques années. Après, je lui ai fait un look très 1900, pour changer, je crois qu’ils font maintenant des films avec un Van Helsing comme une star et ce sont des mecs super baraqués comme Hugh Jackman. Ce n’est pas du tout mon bonhomme, je voulais que ce ne soit pas du tout une évidence.

P.B. : Il y a une blague, quand même, avec un personnage. Il y a Renfield. Qui Coppola avait-il pris pour faire Renfield ? Il avait choisi Tom Waits, Herzog avait pris Roland Topor, il y a Alice Cooper dans une autre version... Bref, il y a toujours une blague en fait avec ce personnage.

G.B. : Moi j’ai pris un des Rolling Stones, Keith Richards, j’ai voulu faire comme les autres pour rigoler.

L’histoire ne raconte pas la fuite de Jonathan... Vous n’avez pas eu envie de l’inventer ?

G.B. : En effet ce n’est pas expliqué et dans le livre non plus. Je n’ai jamais su comment il s’est barré. Je me suis dit que j’allais peut-être trouver quelque chose mais j’ai oublié. Ce n’est pas évident.

P.B. : En fait tu as carrément suivi le bouquin quoi.

G.B. : Je ne voulais pas particulièrement mais quelque part j’ai retrouvé exactement le bouquin en plus clair, en plus simple je pense. Les dessins compensent ce qu’il y a dans le texte.

Ce qui est curieux, c’est que Jonathan est accueilli par Dracula, on voit qu’il n’a pas de pupilles mais il n’est pas étonné... Était-ce comme ça dans le roman ?

P.B. : Oui, il est un peu long à la détente !

G.B. : Et puis on a beau lui dire qu’il ne faut pas aller là et il y va, c’est son boulot, il faut qu’il le fasse. Mais en réalité, le coup des pupilles, au départ il est censé avoir des yeux rouges, c’est dit à plusieurs reprises dans le livre, il y a des rougeoiements, des fulgurances rougeâtres, il y a quelque chose dans les yeux, le regard. Du coup là il a les yeux blancs.

Il y a deux versions de Dracula qui sortent...

G.B. : Il y a pas mal de différences. D’abord, j’avais fait l’équivalent du grand bouquin, c’est à dire que ce sont mes dessins et point final. Dans la version classique, on a ajouté du gris, des dessins autour, un peu partout il y a des trucs que je n’ai pas fait moi, c’est Pia qui est venue un jour s’amuser à faire un truc puis après un autre. J’ai trouvé ça plutôt génial, j’ai adoré ça et du coup elle y allait à fond. Plus j'étais content plus elle se sentait libre de le faire. C’est une artiste, une des meilleures que je connaisse dans ma vie, elle est géniale je trouve.

P.B. : Vous me donnerez la bande ! (Rires)

G.B. : Bon, elle sait que c’est honnête. Elle fait plein de trucs formidables et elle connait un peu photoshop. En fait, elle a pris plein de mes grands dessins et les a intégrés dans ce bouquin dès le début. Mes dessins sont faits de panneaux, si vous voulez. J’avais des pages blanches, j’avais fait une fois un dessin un peu dingue qui m’était venu à l’esprit, j’ai voulu à un autre moment le prolonger dans une autre page, et le prolonger encore. Après, il y en avait plein des panneaux comme ça, ça fait des grands dessins. C’est grand comme la pièce, il faut la place. Mais en petit ça va, je peux travailler à plat,
tranquille, parce que travailler en l’air c’est pas possible, surtout pour la précision, c’est impossible, mais ainsi ça marche très bien (Pia montre sur son téléphone un dessin qui fait en réalité 8 mètres carrés : 4 mètres de long sur 2 mètres de large). C’est immense.

P.B. : Du coup je me suis servie de certains des dessins, j’en ai zoomé. Par exemple quand il y a des femmes qui apparaissent, je les place derrière elles, cela permet de faire des « gris », de petits effets. Quand la voiture arrive au château, on voit mon travail, ce sont juste des insertions, parfois en gros plan parfois plus petit. Cela permettait de rester dans cette ambiance qu’avait vu son éditeur et qui est à la base de son envie. Georges appelle ça de l’hyper-réalisme.

Les couvertures sont vraiment différentes l’une de l’autre, comment les avez-vous choisies ?

G.B. : C’est elle qui les a faites. C’est une co-production. On parle d’elle mais je n’ai pas osé mettre son nom dessus.

P.B. : J’ai repris un des grands dessins de Georges et j’ai fait un collage de différentes parties et on a fait ce crâne avec des dents de vampire et des fleurs. On en a fait plein. À la fin, ça s’est écrémé et on a demandé à l’éditeur aussi ce qu’il en pensait. Et puis voilà, ce sont celles qui ont été choisies. Sinon, Georges voulait un petit coté suranné parce que c’est une histoire qui se passe dans une autre époque, il voulait que tout nous y transporte.

G.B. : Quelque chose un peu kitsch et romantique.

P.B. : On a aussi vachement travaillé sur la typographie et ça nous a amené un coté un petit peu art déco et la deuxième couverture est très art déco aussi.

G.B. : La deuxième couverture est jaune, ce devait être doré et c’est devenu doré et jaune. C’est une couverture avec des coloris que l’on n’a pas l’habitude de voir. Tout ce qu’il y a autour provient de mes grand dessins, mais recomposés à la façon de Pia.

La fleur sur le crâne, c’est un hibiscus ?

G.B. : Non ce n’en est pas un. En fait j’ai plein de fleurs comme ça autour de moi, on les a achetées à Bangkok, elles sont en tissu. Ce sont celles que les filles mettent dans leurs cheveux. Et à une époque, Pia mettait beaucoup de fleurs dans ses cheveux, on l’appelait « madame fleurs ».

P.B. : Oui, j’en mettais plusieurs, j’avais toute la tête pleine de fleurs.

G.B. : Du coup, j’ai gardé plein de fleurs avec des couleurs extraordinaires et on en a plein chez nous. Il n’y a pas de symbolique particulière, c’est pour le coté romantique. Ce n’était pas évident cette couverture avec un crâne, à priori ce n’est pas vendeur, mais je ne sais pas ce qui se vend ou pas. En plus c’est à la mode, tous les artistes font des crânes. Pia a même fait des sculptures avec des grappes de crânes et des fleurs au milieu. Du coup, j’ai fait des dessins avec des crânes géants. On s’amuse, on se répond. Parce que on vit ensemble et on travaille ensemble.

Pourquoi avoir choisi un gendarme comme insecte ?

G.B. : J’en ai plein chez moi. J’ai un ami américain qui fait de la peinture, il avait fait une collection de fringues avec défilé et tout et il avait peint des tonnes d’insectes et beaucoup de gendarmes. J’ai trouvé ça marrant, ça a des couleurs un peu spéciales. Mais je l’ai choisi par hasard, il n’y a pas non plus de symbolique particulière.

P.B. : Dans le roman de Bram Stoker, dans les 50 premières pages il vient amener tout un climat avec tout un vocabulaire, il veut vraiment mettre mal à l’aise et je pense que c’est ce qu’a voulu faire Georges, par petites touches, sans employer les mêmes mots, sans répéter ce que Bram Stoker a écrit. Il a donc amené les insectes, les crânes, les chauves souris, les tombes, etc. Ce sont pleins de petits éléments.

G.B. : Même le gros plan sur les yeux et tout ça, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça.

P.B. : Je dirais que c’est un peu ta marque de fabrique. Tu aimes bien les gros plans. Ce n’est que mon avis.

Y a-t-il un environnement, un moment de la journée, une ambiance sonore dans laquelle vous créez plus que d’autres ?

G.B. : Non...

P.B. :  Je ne dirais pas qu’il descend a la cave, mais... (rires)

G.B. : Je vais dans la crypte (rires). Je ne peux même plus écouter la musique, je n’y arrive plus. C’est à dire que dans le temps j’écoutais la radio, c'était parfait dans les petits cafés où je dessinais. Sauf que je me suis rendu compte que ça me distrait. Je préfère le silence complet. Il faut que j’écoute ce qu’il se passe dans ma tête et pour ça il me faut le silence. Du coup, plus de musique. J’aimerais bien, j’ai plein de disques en retard, mais c’est un choix.




Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade, S. Farinaud et C. Gayout

Bibliographie sélective

Dracula (Bess)
Dracula

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