Découvrir un album de Théa Rojzman est toujours une expérience enrichissante. Ses études de philosophie et sa formation en thérapie sociale confèrent à ses récits une dimension qui va bien au-delà d'une simple lecture superficielle. C'est encore le cas pour Dominos et Assassins qui viennent de paraître chez Fluide Glacial. Deux sujets apparemment très éloignés mais qui, pourtant, sondent tous les deux les tréfonds de l'âme humaine.
Quelle est l'idée de départ de Dominos ? Les difficultés du vivre ensemble ? Le quotidien d'habitants d'un même quartier ?
Théa Rojzman : Mon projet de départ était sensiblement différent. Je l’avais même proposé avec mes dessins ! Il s’agissait d’une série de strips de trois cases mettant en scène deux personnages A et B. B rencontrant C dans un second strip qui lui même rencontrait D dans un troisième, etc. Un déroulement qui pouvait être infini, ne jamais s’arrêter tant les relations humaines foisonnent de possibilités de « gags ». Avec Abdel de Bruxelles, nous avons commencé à publier chaque strip développé en une page pour Fluide Glacial et très vite le projet d’album s’est mis en place. Notre éditeur nous a demandé alors de donner un cadre et un « récit » à cette succession de relations… Voilà comment ils se sont tous retrouvés dans un quartier donnant l’impression d’un microcosme. Mais en réalité Dominos parle des difficultés globales, partout, à vivre ensemble.
Est-on vraiment tous le con de quelqu'un d'autre ?
T.R. : Assurément ! Ou la conne, bien sûr, selon.
Les querelles de voisinage dans un immeuble de quartier, c'est du vécu ?
T.R. : Pour moi, il ne s’agit pas seulement de querelles de voisinage. Ce livre montre aussi des querelles de couples, de générations, entre amis, en famille… Les querelles sont partout donc oui, j’en ai vécu aussi pas mal. Mais j’ai aussi eu la chance dans ma vie professionnelle de côtoyer différents milieux professionnels et sociaux : les enfants, les ados, la police, les personnes âgées, les jeunes de quartiers, les responsables politiques locaux, etc. J’ai beaucoup appris au contact des autres, différents. J’ai observé les affrontements mais aussi des réconciliations, les relations humaines dans leur diversité.
Comment avez-vous réalisé votre casting ?
T.R. : Les personnages sont nés des idées de dialogue ou de l’envie de faire interagir tels types de personnes. Le procédé, comme par un effet de chute de dominos, me permettait de faire interagir chaque personnage avec au moins deux autres. Le casting s’est fait donc naturellement, dans l’enchaînement des situations. J’aurais voulu en créer cent autres à la suite de ceux-là…
Comment construit-on concrètement un scénario dans lequel toutes les scènes s'enchaînent les unes après les autres, en passant d'un personnage à l'autre ?
T.R. : L’enchaînement des situations était le projet scénaristique initial. Facile ! Mais transformer cet enchaînement en récit, avec un début, une intrigue et une fin, n’a pas été simple, justement parce que ce n’était pas l’idée initiale… Concrètement, je me suis donc pas mal cassé la tête pour remodeler le tout. Les deux enfants sont ainsi devenus les personnages principaux, ils « encadrent » l’histoire d’une quête un peu absurde : supprimer la connerie des adultes. D’autant plus absurde qu’ils espèrent pouvoir régler ce problème grâce à l’intervention de la police…
Le constat est pessimiste : les enfants ne sont pas encore tout à fait cons car ils n'ont pas été confrontés aux aléas de la vie...
T.R. : Je ne crois pas à l’innocence adorable de l’enfance. Les enfants peuvent être cons aussi, c’est prouvé, surtout à la récré. Néanmoins, ils n’affirment pas encore leur connerie, elle reste balbutiante, elle se cherche. Après, oui, ça se gâte : blessures, frustrations, violences, influences de son groupe professionnel, de son milieu… Pour survivre dans cette jungle humaine, on doit poser des certitudes, des avis, des normes, des règles, des morales, et se raccrocher à tout cela en fonction de son groupe social. La connerie se met alors en place, bien solide. Non ? Ce n’est pas comme ça que ça se passe ?
Comment Abdel de Bruxelles a-t-il été choisi pour cet album ?
T.R. : Nous avions déjà travaillé ensemble pour quelques pages dans un hors-série de Fluide Glacial sur Le Louvre et Yan Lindingre, alors rédacteur en chef du magazine, trouvait notre collaboration réussie. Il m’a donc proposé de continuer avec lui sur ce projet. J’ai tout de suite accepté. D’abord parce qu’on s’entend admirablement bien mais aussi parce que le dessin d’Abdel apporte beaucoup de joie, de douceur et de légèreté dans ces situations conflictuelles et parfois violentes.
Avez-vous une recette miracle pour réagir quand on est face à un con ?
T.R. : Moi, j’applique pas mal la technique du « Courage, fuyons ! » d’une manière générale. Mais aussi il m’arrive, quand je suis en forme et de bonne humeur, de réfléchir : « C’est un gros con, mais moi ? Ne le suis-je pas pour lui ? » ou encore « Qui suis-je pour juger, moi qui suis aussi une merde ? » Ensuite, je rentre chez moi et je me fouette avec des orties pour me punir. C’est encore une autre manière d’être conne. Mais avec soi-même cette fois.
Pourquoi dresser en 2019 des portraits d'assassins célèbres ?
T.R. : D’abord parce que Yan Lindingre, qui était rédacteur en chef de Fluide Glacial, me l’a demandé. Merci à lui, il a toujours su deviner ce qui était bon pour moi (rires) ! Cela étant dit, la violence et la folie humaine ne datent pas d’hier, n’ont pas disparu aujourd’hui et seront malheureusement encore là demain. Elles sont toujours à interroger, à observer et à comprendre. On ne pourra pas les éradiquer mais on peut en prévenir une partie. J’en suis convaincue en tout cas. Ces portraits sont extrêmes et tristement célèbres, oui. Mais ils sont instructifs parce qu’ils montrent de quoi l’humain est capable. Il me semble qu’il ne faut pas l’oublier. Surtout pas maintenant. Nous vivons une époque prise en tenaille entre de grandes prises de consciences positives, des avancées et a contrario la recrudescence de grandes violences, de haines, de tueries y compris de masse.
On a tendance à employer le mot "psychopathe" à tort et à travers. Quelle est votre définition ?
T.R. : On peut définir la psychopathie en identifiant certains comportements ou traits de caractère : indifférence à la souffrance d’autrui, narcissisme extrême, mégalomanie, perversion, plaisir à faire souffrir, n’éprouvant ni remord ni culpabilité, asociabilité… Mais il s’agit surtout d’une maladie mentale induisant des troubles du comportement particulièrement destructeurs. C’est une maladie, mais je ne pense pas qu’on puisse naître psychopathe. Il me semble que ce type de pathologie qui trouve son paroxysme dans le crime, le meurtre, a une origine qui ne descend pas du ciel ni d’une loterie. La violence est à la racine de la violence. C’est ce que j’ai voulu montrer dans ce livre, en partie. En effet, la plupart de ces « personnalités » ont subi elles-mêmes, avant d’en exercer sur les autres, de terribles violences. La plupart ont eu une enfance maltraitée, brisée, atroce. Bien sûr, toutes les personnes ayant vécu une enfance de ce type ne sont pas devenues psychopathes… Heureusement car cela concerne des millions d’enfants… Mais c’est un lien de cause à effet qu’il est impossible d’ignorer. J’ajoute que si des enfants brisés ne deviennent pas nécessairement psychopathes, ils développeront de toute façon une forme ou une autre de violence, qui peut aussi être simplement tournée contre eux-mêmes.
Comment avez-vous choisi les différents assassins présents dans l'album ?
T.R. : Mes choix furent motivés par différentes raisons selon les cas. J’ai bien sûr choisi quelques incontournables parce que tout le monde les (re)connaît et s’y intéresse (Manson, Jack l’Eventreur, par exemple). Ensuite, j’ai tenu à une sorte de parité, même si elle ne correspond pas du tout à la réalité (les femmes représentent environ 10 % seulement des tueurs en série). Je voulais montrer qu’elles existent néanmoins. Et enfin, il y avait les cas à part, ceux qui me touchent personnellement et auxquels je voulais me confronter malgré la difficulté liée à mon implication émotionnelle. Ce fut le cas pour Hitler et l’enfant, Mary Bell, dont l’histoire est bouleversante.
Il est indiqué en quatrième de couverture : "Ces psychopathes célèbres... vont vous rappeler à quel point vous êtes quelqu'un de bien". C'est finalement un album réalisé à des fins thérapeutiques ?
T.R. : Bien sûr qu’il est toujours réconfortant de regarder le pire ou le mal commis par d’autres. Cela permet de rassurer l’estime de soi. Mais si l’intérêt est là, que le frisson nous parcourt, que la fascination demeure, cela n’est pas anodin. Je pense que chacun de nous sent le potentiel de haine et de violence qu’il contient en lui-même. Cet album n’est néanmoins pas réalisé à des fins thérapeutiques. Je dirais plutôt que j’ai pensé ce projet sous forme de message caché à destination de nous tous. Ce message dirait ceci : « Protégeons nos enfants ». C’est un peu grandiloquent dit comme ça mais je pense sincèrement que la violence commise sur les enfants est à l’origine des trois quarts des violences de ce monde.
Un narrateur anonyme "monsieur tout le monde" pour chaque histoire, ceci afin d'éviter un ton trop froid et professoral ?
T.R. : Au départ, l’idée était que chaque cas soit commenté par une psy. Mais très vite, j’ai senti la redondance que cela impliquerait… Et puis, j’ai trouvé plus drôle de faire intervenir toutes sortes de personnes, dont on ne connaît que le prénom et la fonction. Effectivement, ces narratrices et narrateurs servent à prendre du recul, se détacher un peu de l’horreur, pouvoir en rire par moment et aussi montrer, une fois encore, que la violence peut être plus ordinaire, plus sournoise, en utilisant des narrateurs eux-mêmes douteux par certains aspects…
L'humour omniprésent permet-il de mettre de la distance entre le lecteur et les horreurs perpétrées par les différents personnages ?
T.R. : La contrainte de l’humour était à la fois une vraie difficulté (il m’a fallu beaucoup de dépassement de soi pour pouvoir un peu rire d’Hitler par exemple ! ) mais aussi effectivement une vraie distance imposée et nécessaire, salvatrice. Mon travail se faisait donc en deux étapes : d’abord faire des recherches, établir les faits et dans le détail, ce qui était une étape assez douloureuse émotionnellement. Et ensuite, écrire le scénario final en essayant de lui donner une tonalité « humoristique ». Évidemment, il ne pouvait s’agir que d’un humour noir, d’un rire jaune… Mais il est thérapeutique et rend supportable ce qui ne l’est pas. On pourrait m’en faire la critique d’ailleurs, je l’entendrais tout à fait.
Grève du personnel hospitalier, montée du fascisme, politiques véreux... Les clins d'œil à notre propre société sont nombreux...
T.R. : Oui, comme dit plus haut, quelques « messages » se sont malencontreusement glissés dans cet album… Veuillez m’en excuser. Je voulais aussi que ce livre parle d’aujourd’hui, en partie.
Comment éviter le piège du "trop glauque" ou du voyeurisme ?
T.R. : C’est compliqué, je dois bien le reconnaître et je ne sais pas si nous y sommes parvenus… Certaines personnes trouveront ce livre absolument glauque, voire racoleur certainement. Là encore, c’est une critique que je pourrais entendre tout à fait. Néanmoins je pense que, malgré l’humour, nous avons respecté et défendu d’une certaine manière les victimes. Ce qui est essentiel. Jamais nous ne rions d’elles. Pour éviter ce piège, il faut peut-être respecter profondément l’humanité et ne pas explorer ces choses gratuitement ou juste pour le plaisir de contempler l’horreur ?
Cela passe-t-il aussi par le dessin en suggérant, plus qu'en montrant ?
T.R. : Bien sûr, la bande dessinée permet de jouer avec les images autant qu’avec les mots. Jeff Pourquié a réussi ce tour de force de montrer sans agresser, il me semble. Pas de complaisance ni de pudeur excessive. Son dessin est empreint d’une grande force mais aussi d’une sensibilité réelle, personnelle. Je trouve que son travail sur cet album est absolument remarquable.
Peut-on imaginer un deuxième tome ?
T.R. : Vu le nombre de psychopathes tueurs en série répertoriés, il y aurait de quoi faire bien sûr. Je ne sais pas si c’est envisageable pour notre éditeur. Je pense que cela dépendra des ventes de cet album… Personnellement, je suis partante.
Après une année Fluide en 2019, 2020 sera-t-elle une année Glénat ?
T.R. : Ah, mais comment le savez-vous ? Hahah, vive les réseaux sociaux ! J’ai effectivement deux albums qui sortiront cette prochaine année chez Glénat : Scum avec Bernardo Munoz et Pie XII, Rome sous le nazisme (2 tomes) avec Erik Juszezak.
D'autres projets ?
T.R. : Oui, j’ai plusieurs projets en préparation mais je travaille actuellement surtout avec Sandrine Revel sur un projet difficile qui me tient particulièrement à cœur : une bande dessinée qui a pour sujet la pédophilie… Oui, je sais, c’est affreux comme sujet. Mais n’est-il pas temps d’en parler vraiment, collectivement ? J’espère contribuer à mon niveau à un grand mouvement d’action que je souhaite proche. Ce livre est très engagé. Il sera publié chez Glénat grâce à l’implication et la confiance de mon éditeur Olivier Jalabert et sortira en 2021.