Trois scénaristes, un dessinateur, un coloriste, un encreur, un designer... Non, on ne parle pas d'une super production américaine mais bien d'une nouvelle série qui débarque au début du mois de septembre aux éditions Delcourt. Et quand on voit, d'une part, le nombre de tomes prévus, trente, en un laps de temps aussi court, et d'autre part la complexité et l'étendue de l'univers des 5 Terres, on se dit que, finalement, une équipe élargie ne sera pas de trop pour mener à bien ce projet fou initié par David Chauvel. Si l'introduction de ce premier tome peut laisser croire à une trame classique, on ne peut qu'admirer le travail de Jérôme Lereculey qui semble très à l'aise dans le registre animalier. Quant au scénariste, il l'a promis, la suite devrait réserver son lot de surprises.
Comment organiser une équipe de trois scénaristes pour un seul projet ?
David Chauvel : Comme on peut ! J’avais déjà travaillé en tant qu’éditeur avec Mélanie (Guyard, plus connue sous le pseudo d'Andoryss, co-scénariste, NDLR) et Patrick (Wong, co-scénariste, NDLR), mais le co-scénario était une nouvelle expérience, pour eux comme pour moi. La première règle qu’on a mise en place était que le dernier mot allait au scénariste le plus expérimenté et initiateur de la série : moi. Je pense que c’est important qu’il y ait une personne qui ait le « final cut », sans quoi les discussions peuvent devenir interminables, ou bien des décisions prises de manière trop consensuelles, pour ne fâcher personne. La seconde était qu’on partageait tout en trois : travail, argent, etc. Au quotidien, l’organisation s’est avérée assez simple : on se réunissait pour travailler sur les histoires proprement dites. De longues journées de discussions, d’échanges, d’engueulades, parfois, qui débouchaient sur la trame précise de chaque album. Puis, une fois l’ensemble des séquences bien arrêté, on répartissait l’écriture du premier jet entre Patrick et Mélanie. Et c’est moi qui faisait la deuxième passe sur l’ensemble du découpage et des dialogues… Ça a été un peu chaotique sur les premiers tomes, mais à partir du troisième, on a bien trouvé nos marques. Au moment où je réponds à ces questions, nous avons entamé les discussions sur le deuxième cycle et nous nous apercevons que nous sommes maintenant une équipe bien rôdée. Andoryss a une grande force de proposition, Patrick une grande force de contradiction, qui permet de ne rien laisser passer, idée ou personnage, qui n’ait été poussé dans ses retranchements, et moi, j’essaye de faire la synthèse dynamique. C’est une description un peu simpliste du processus, mais au final pas si éloignée de la vérité.
Didier Poli, Andoryss, David Chauvel, Lucyd et Jérôme Lereculey
De nombreux auteurs mais pas de turnover comme on peut le voir, par exemple, sur les séries-concepts. Pourquoi ce choix ?
D.C. : J’ai cessé, il y a plusieurs années, de développer des séries-concepts. Et si j’avais eu la force de résister à la tentation et à la pression, je n’aurais jamais fait autre chose que les 7 premiers tomes qui font formé la « première saison » de 7. Les séries-concepts sont un véritable piège. Editeur, auteur, lecteur, tout le monde en a envie… Mais au final, elles produisent extrêmement rarement de très bons albums. Pour tout un tas de raisons. En tant qu’éditeur, celles qui m’ont poussé à refuser catégoriquement de continuer à en développer sont d’abord le fait qu’on « passe commande » d’un travail à un auteur, mais sans lui donner forcément les moyens financiers d’y passer le temps nécessaire à un travail de grande qualité. Or, à partir du moment où on inverse la dynamique créatrice pour devenir commanditaire d’une œuvre, on se doit de donner aux personnes concernées les moyens de la création. Et ensuite et surtout le fait que quand on a commandé un travail à un scénariste, il devient impossible ensuite de refuser de le publier, et ce quel que soit la qualité de ce que la personne livre. Je me suis donc retrouvé à publier des livres que je n’aurais jamais accepté de publier en temps normal… Et ce n’est pas comme ça que j’envisage le métier d’éditeur free-lance. Car c’est mon statut. Je n’ai aucune obligation de publier quoi que ce soit, en terme de quantité, contrairement à des éditeurs salariés, à qui on impose une charge de travail. Je dois donc évidemment profiter de cette liberté, de ce luxe, pour ne publier que des livres dont je suis convaincu à 100% qu’ils doivent exister.
Quoi qu’il en soit, Les 5 Terres a toujours été une série « classique » pour moi, c’est à dire basée sur un seul dessinateur. Mais c’est lorsque j’ai voulu un rythme de parution rapproché que la question de l’équipe s’est posée…
Six tomes en deux ans : une série aujourd'hui implique-t-elle forcément des sorties d'albums rapprochées ?
D.C. : Une série, non. Une série qui annonce trente tomes dès le départ, oui. Je ne me voyais pas embarquer Jérôme Lereculey dans cette affaire en lui proposant de dessiner un album par an de 50 (c’est notre âge aujourd’hui) à 80 balais ! Il fallait donc trouver des solutions… Et c’est ce qu’on a fait. Tout d’abord un directeur artistique, principalement chargé de la création graphique, du design, de la série. Que nous avons trouvé en la personne du très indispensable Didier Poli. Les lecteurs pourront avoir un aperçu du travail incroyable qu’il a fourni dans l’annexe du tome 1. Et il fallait trouver un moyen de soulager Jérôme Lereculey d’une partie du travail sur les planches. La solution a été celle de l’encreur. Deux, en l’occurrence, en les personnes de Lucyd sur le premier tome, épaulé par Diane Fayolle à partir du second. Une équipe désormais bien en place, qui nous permet d’envisager sereinement la création de trois tomes de 52 planches par an.
Proposer trente tomes à un éditeur en 2019, est-ce bien raisonnable ?
D.C. : Étant donné que je suis l’éditeur de la série, je peux vous révéler que cette petite conversation avec moi-même s’est finalement plutôt bien passée. Plus sérieusement, j’ai eu la grande chance que Guy Delcourt me fasse totalement confiance, et ce dès les tous débuts. Il m’a donné carte blanche pour développer la série avec les scénaristes alors que nous n’avions pas encore de dessinateur, ce qui est rarissime pour ne pas dire inédit en bande dessinée. C’est l’aboutissement logique, mais réjouissant, d’un long cheminement commun (j’ai signé mon premier contrat aux éditions Delcourt il y a trente ans… ).
Le début de l'histoire est classique avec un vieux roi qui organise sa succession. Que répondre à ceux qui n'y voient qu'un ersatz du Roi Lear, ou du Trône de Fer et consorts ?
D.C. : Qu’on ne juge pas une série de 30 albums sur les 50 premières planches ? Accessoirement, je pense et j’espère qu’on a planté suffisamment de graines dans ce premier volume pour que les gens se rendent compte que ce sera autre chose qu’une copie de ceci ou cela. Si le point de départ du premier tome est relativement classique, j’ai la faiblesse de penser que la suite l’est moins et de moins en moins au fil des albums…
Des personnages anthropomorphes permettent-ils de véhiculer plus facilement des concepts typiquement humains comme la religion ou le racisme ?
D.C. : Je ne sais pas. Je n’ai pas véritablement réfléchi à la question. Il faudrait que je demande à mes co-scénaristes, qui sont beaucoup plus intelligents que moi. Ce que je pense des personnages anthropomorphes, c’est que leur apparence est immédiatement associée à un type de psychologique : l’espèce, la taille, la face créent un sentiment de reconnaissance et d’attente immédiat : le tigre féroce, le singe farceur, etc… Sauf que évidemment, quand on a une cinquantaine de personnages (de félins, en l’occurrence) tout le spectre psychologique y passe et on bouscule donc forcément, à un moment ou un autre, les clichés ou les attentes.
Un sentiment renforcé par le fait que l'histoire bannit toute forme de magie ou de fantasy. Le monde des 5 Terres ressemble finalement au nôtre...
D.C. : C’est un univers de type médiéval un peu avancé. À cheval quelque part entre le moyen-âge et les débuts de la Renaissance. Avec un développement culturel et technique différent selon les continents. Mais de fait, aucune magie ni créature monstrueuse à l’horizon. C’est un débat que nous avons tranché dès le début de la série. La tentation « fantasy » était là, mais elle s’est assez rapidement effacée face à notre désir de coller à nos personnages, et à ce qu’ils soient le seul et unique moteur de la série. Nous n’avons pas vocation à raconter une histoire « merveilleuse »… Et c’est aussi un des points qui nous diffèrera très rapidement de ce avec quoi on pourrait être tenté de nous comparer.
Quand on crée des personnages animaliers, qui vient en premier ? L'animal qui doit correspondre à un caractère ou le caractère qui doit correspondre à un animal ? N'est-il pas tentant de casser les codes en imaginant par exemple un agneau sanguinaire ou un crocodile tout doux ?
D.C. : On a créé des personnages à part entière, dont ils se trouvent qu’ils sont animaliers. C’est à dire que le personnage est venu avant et que sa nature animalière (qui un tigre, qui une panthère, qui un lynx etc), ainsi que son appartenance à une espèce propre, sont simplement venus le compléter, l’enrichir. Comme chaque cycle explore un continent (ou une île, pour le premier) et une « race » ou un « genre » animalier, on a suffisamment de personnages (le premier cycle en compte une bonne cinquantaine) pour passer en revue tout le spectre de la psychologique humaine… Oups, animale.
5 Terres différentes tant au niveau de leur géographie que de leur population, un premier tome qui dévoile à peine les interactions qu'on imagine complexes : reste-t-il encore un peu de place sur votre bureau ?
D.C. : C’est un travail énorme. Et c’est la raison pour laquelle j’ai tout de suite compris qu’on devait écrire cette série à plusieurs. J’ai eu la chance qu’Andoryss soit une grande créatrice d’univers. Elle a écrit une gigantesque bible de l’univers des 5 Terres qui est et va rester jusqu’au bout notre phare dans la nuit. Cette écriture à trois est si riche… Elle permet de créer des profils psycholoqiques très divers, d’enrichir chacun des personnages d’une manière que j’aurais été bien incapable de développer seul. Je le dis en toute modestie mais en toute franchise : j’ai le sentiment que nous avons vraiment fait un beau travail d’écriture, et je sais que tout seul, je n’aurais jamais atteint ce niveau de qualité.
Travailler sur ce projet avec Jérôme Lereculey, une évidence ?
D.C. : Totale et immédiate. Jérôme a toujours été un grand dessinateur animalier. Et un passionné d’animaux. Il était moins à l’aise avec la création d’un univers entier, des costumes, des univers urbains… Il a donc fallu le rassurer sur ce point et trouver le co-créateur idéal. À cet égard, Didier a été en tout point parfaits. Scénaristes, dessinateurs, coloriste… Sur cette série, j’ai vraiment la sensation que chacun des participants est employé au meilleur de ce qu’il sait faire, de ce qu’il peut donner.
Est-on encore surpris quand on reçoit les planches d'un dessinateur qu'on connait aussi bien ?
D.C. : Toujours. C’est toujours un émerveillement, et qui dure encore, trente ans après mes « premières fois ». Davantage qu’une question de dessin, c’est la narration qui me touche et m’enchante. Une planche parfaitement découpée, de A à Z, avec chaque bulle parfaitement placée, chaque case parfaitement cadrée, un enchaînement de lecture totalement évident, totalement fluide, avec une composition de planche bien pensée, solide, logique… On ne mesure pas à quel point tout ça est difficile et combien sont rares les dessinateurs qui maîtrisent totalement l’aspect narratif de leur travail. Savoir transformer un découpage écrit en une planche grand format de 15 cases parfaitement construite est un savoir-faire unique. Un art. Que Jérôme maitrise à la perfection. Et bien sûr, la qualité de son dessin, la beauté de son trait, ne gâchent rien à la fête…
Adjoindre un encreur à un dessinateur n'est pas très courant de ce côté de l'Atlantique...
D.C. : Comme je l’ai dit plus tôt, on a tout de suite cherché un moyen de soulager Jérôme d’une partie de son travail. Le storyboard et donc le découpage, je l’ai expliqué, est une de ses grandes forces. Hors de question de le (et de nous) priver d’un de ses meilleurs atouts. Comme le dessin est difficile à partager, sauf pour les rares duos dont c’est le mode de fonctionnement, il ne restait plus que l’encrage. Coup de chance, Andoryss connaissait Lucyd, qui était partant, et tout s’est tout de suite très bien passé. Mais de fait, ça reste et ça restera une exception. La culture franco-belge est celle de l’artiste auteur unique. Il est la perfection, le modèle préféré des medias, vers lequel tout le monde doit tendre. Travailler avec un scénariste et un coloriste, c’est déjà descendre le podium d’une marche. Et scinder encore plus le travail entre le boardeur, l’encreur, etc. c’est les dégringoler toutes. C’est une industrialisation de la création, la mort de l’art, le déshonneur… Et la raison pour laquelle une équipe comme celle que nous avons montée est un modèle guère reproductible, dans l’environnement actuel.
Une double page dès le début du récit. Une volonté d'en mettre plein la vue très rapidement ?
D.C. : Oh non. C’est une volonté toute simple de planter le décor. « Voici la ville où tout va se passer ». Dès les planches 2 et 3, on sait exactement où on est. On peut donc se concentrer sur l’intrigue. Car il y a beaucoup de personnages, beaucoup de choses à mettre en place.
Quelques mots sur la couverture : à la fois sobre et puissante, un vieux roi qui s'efface devant sa fille, déterminée...
D.C. : Et accessoirement la plus difficile et la plus longue à accoucher que j’ai jamais vu, en trente ans passés à travailler dans la bande dessinée. C’est le revers de la médaille de la grande équipe : plus on a d’interlocuteurs, plus les discussions sont longues, et les points de vues contrastés. Qui plus est, quand on ambitionne de mettre en place un système graphique qui ne bougera plus pendant trente tomes, on a tout intérêt à ne pas se tromper.
Quel serait votre personnage préféré ?
D.C. : Celui dont j’ai pris l’écriture, et donc le destin, si j’ose dire, en charge : Kirill, le chien tueur à gages. Un personnage mystérieux à bien des égards…
Avez-vous demandé aux éditions Delcourt une table extra-large pour les prochaines séances dédicaces ?
D.C. : Ah ah… Je ne dédicace jamais. Jérôme fera ça beaucoup mieux que moi ou nous… C’est un maître en la matière.