"En 2019, un dragon pas comme les autres fait son apparition dans le monde de l’édition : Drakoo, la nouvelle maison dédiée à l’imaginaire sous toutes ses formes". Le site de Drakoo annonce la couleur en quelques mots : les trois premiers albums qui vont ouvrir le bal de cette nouvelle structure éditoriale vont emmener les lecteurs loin, très loin, dans le monde du merveilleux. Et qui de mieux que le créateur de l'univers de Troy pour mener à bien ce projet ? Arleston en parle, et plutôt bien, dans cet entretien dans lequel il revient également sur les 25 ans de Lanfeust. Eh oui, déjà...
Retrouvez également en fin d'article l'alléchant programme du premier semestre 2020.
Revenons sur l’origine de Drakoo. C’est une envie qui vous trottait dans la tête depuis quelques temps ? Comment s’est présentée l’occasion ?
Arleston : En fait, ce n’était pas spécialement un besoin parce que j’avais Lanfeust Mag pour m’amuser et satisfaire mes envies éditoriales de découvrir des auteurs, de lancer de nouvelles choses. C’est Olivier Sulpice (Editeur chez Bamboo, NDLR) qui est venu me chercher. Il me proposait depuis plusieurs années de monter un secteur « les imaginaires/fantasy/science fiction » mais ce n’était pas encore mûr pour moi. À un moment donné chez Delcourt, il y a eu un choix stratégique qui a été d’arrêter Lanfeust Mag qui perdait de l’argent. On aurait pu considérer que c'était un outil de communication avec un budget en conséquence mais le choix a été de stopper le journal. À partir de ce moment là, je me suis retrouvé avec plus de temps, plus disponible et plus libre d’accepter la proposition d’Olivier Sulpice. Drakoo est une maison d’édition dont Bamboo est l’actionnaire principal et moi l’actionnaire minoritaire, un rapport de 75%/25%. Drakoo n'est pas une simple collection. La raison pour laquelle j’ai accepté, et c’est important de le dire, c’est grâce à la personnalité d’Olivier qui est quelqu'un d’extrêmement convaincant. J’ai aussi regardé autour de moi, ça fait 20 ans que Bamboo existe et je n’ai pas entendu un seul copain auteur ramener des casseroles dessus, dire qu’on lui avait fait un sale coup, dire qu’il y avait eu un truc pas clair. À tort ou à raison, il y a des histoires sur absolument tous les éditeurs alors que Bamboo n’en avait pas. C’est aussi ça qui a emporté ma décision.
Vous allez bénéficier de la diffusion de Bamboo...
A. : Oui, bien sur. L’idée là-dedans c’est que moi j’amène mon travail, Bamboo amène le financement, la diffusion et la structure. C’est vraiment un partage. C’est très agréable de travailler avec Bamboo parce que ce sont des gens très biens, passionnés, et c’est une structure à une taille encore très humaine. Ça me rappelle le Soleil que j’ai connu il y a 20 ans. Ce sont ces boites où il y a encore moins de cinquante personnes, donc tout le monde se connait, c’est facile de savoir qui fait quoi. Aujourd’hui, dans le groupe Delcourt, ou quand j’ai travaillé pour Glénat, ce sont des très grosses boites, très prestigieuses, mais tellement énormes qu’on s’y perd vite et qu’on a l’impression à un moment donné de ne plus savoir à qui on a à faire. Ici, on a à faire vraiment à des gens passionnés, qu’on connait, on sait qui sont les interlocuteurs. C’est super agréable de bosser dans cet esprit là.
Quelle est votre envie éditoriale exactement ? L’imaginaire avec un grand I ?
A. : La ligne éditoriale c’est vraiment « les imaginaires » au sens large. C’est donc tout ce qui est à la fois fantasy, science fiction, fantastique, steampunk (après il y a 50 sous genres, aujourd’hui on donne des noms à tout), c’est tout ce qui n’est pas contemporain, historique, réaliste, rationnel. C’est tout ce qui va vers les imaginaires et, là-dessus, on a un spectre assez large. On attaque avec beaucoup de fantasy, c’est vrai. Les trois premiers titres sont trois œuvres de fantasy différentes. Je suis content de pouvoir montrer à la fois, pour aller du plus sombre au plus clair, de la fantasy assez dark avec La Pierre du chaos, Danthrakon qui est du semi-réaliste et Dragon & poisons qui est beaucoup plus « humour », même si sur le fond la dernière est une fable avec une fin un peu doux-amer. Après, en janvier, on aura trois autres titres avec Terence Trolley qui est de la SF de Serge Le Tendre, ce n’est pas de la SF dans les étoiles, plutôt du futur proche avec une ambiance à la Blade Runner mais à la campagne. C’est une très chouette histoire avec Patrick Boutin-Gagné, un Canadien, au dessin. Il y a Les Artilleuses de Pierre Pevel et Etienne Willem, c’est un XIXe siècle alternatif, voire début XXe parce qu’on est juste avant la guerre de 14 où on a un peu tous ces personnages des Brigades du Tigre, toute la belle époque, mais qui est en connexion avec les mondes féériques, et tout ça c’est l’univers du Paris des Merveilles dont Pierre avait déjà écrit trois romans. Là, il a vraiment écrit une création originale, pas du tout une adaptation d’un roman, dans cet univers là. Le troisième bouquin de janvier devrait être Le Serment de l’acier de Gwenanël et Elisa Ferrari. Il s’agira là, par contre, de fantasy un peu traditionnelle. Mais quand on voit les projets à venir, on est ouverts à tout de ce coté là. Ma ligne éditoriale c’est qu’il faut que ça me plaise, c’est de la pure subjectivité !
Vous avez parlé de Pierre Pevel, on y voit aussi un autre romancier, Gabriel Katz...
A. : Je voulais trouver une identité à Drakoo, trouver une équipe solide avec une bonne ambiance, parce que c’est ce que j’ai connu chez Soleil il y a 20 ans. Le coté équipe chaleureuse, Goscinny en disait « un bon gros tas de chouettes copains », c’est un peu ça que j’ai envie de recréer. Je me suis dit que si c'était pour aller chercher des scénaristes très talentueux mais qui sont déjà dans toutes les maisons d’édition, que tout le monde connait, qui sont très bons, il n’y a pas de soucis, mais à quoi bon faire une nouvelle boite si c’est pour travailler avec eux ? Mon angle, c’est de prendre principalement des romanciers, même s'il n’y a pas qu’eux. Aujourd'hui, toute une génération de romanciers n’ont pas honte de la BD. Nous ne sommes plus à l’époque où les romanciers nous regardaient de haut en disant que la BD c'était pour les nazes. Au contraire... Aujourd’hui, c’est une génération d’auteurs qui ont lu de la BD, qui sont à fond dedans, d’auteurs et d’autrices, parce que j’ai beaucoup d’autrices aussi. Je suis donc allé chercher Olivier Gay qui écrit beaucoup pour la jeunesse. Il a fait Le Noir est ma couleur qui est un gros succès, il a écrit des polars et a eu pas mal de prix dans cette catégorie avec Les Talons aiguilles rapprochent les filles du ciel. Il fait des bouquins chez Bragelonne maintenant avec La Main de l’empereur. Il y aussi Gabriel Katz qui a eu toute une première partie de carrière comme écrivain fantôme. Il faut savoir, et c’est très drôle, que Gabriel a même eu, sans que ce soit sous son nom, un très célèbre prix littéraire de la rive gauche. Aujourd'hui, il fait de la SF et de la fantasy et pas mal de séries télé. Il avait envie de faire de la BD aussi, c’est quelqu'un de très marrant. D’ailleurs, le scénario est très sérieux mais je l’ai convaincu d’en faire un deuxième, il a une super idée qui renouvelle un peu le principe du loup garou et qui va être beaucoup plus drôle. Olivier Gay est déjà parti, lui, avec trois scénarios. Pierre Pevel, avec un, parce qu’il est très occupé, mais c’est lui le numéro un de la fantasy en France. C’est quand même celui qui arrive à vendre de la fantasy française aux Anglo-saxons, c’est très très fort (rires). Il y a aussi Aurélie Wellenstein qui est une autrice qui monte, qui est très très douée et qui m’a écrit d’ailleurs, je peux le dire, un des meilleurs scénarios de tous ceux que j’ai eus.
Comme pour Pierre Pevel, ce sont toutes des créations originales, ce ne sont pas des adaptations d’un roman ?
A. : Le principe c’est la création. C’est à dire que je vais brancher des romanciers en leur disant « voilà, faites moi de la BD. Vous avez des idées, vous avez de l’imagination, vous avez du métier, vous ne connaissez pas la technique de la BD, ce n’est pas très grave, je suis là derrière pour vous aider à l’acquérir ». Ils ont tous compris très vite comment ça marchait, ce ne sont pas des imbéciles, ce sont de vrais professionnels qui ont justement l’humilité des professionnels. C’est a dire qu’ils savent que quand ils ont un truc à apprendre ils écoutent. Après, je laisse chacun développer son propre style en tant que scénariste BD, pas uniquement en contenu. Il ne faut pas que chacun soit dans la technique « Arleston », que ce soit du formatage. Ce sont des personnalités suffisamment fortes pour que ça ne le soit pas. C’est vraiment un plaisir et un axe intéressant. Je vais amener des nouvelles plumes dans la BD, il va y avoir de belles surprises, j’en suis persuadé.
On a vu fleurir ces temps-ci des adaptations de fantasy française, il y a eu Damasio, Jaworski, alors que la fantasy française est plutôt méconnue…
A. : Elle n’est plus si méconnue que ça aujourd’hui. Je crois que les romans marchent pas mal, il y a des très bons auteurs justement, quelqu’un comme Jaworski c’est vrai, Pierre, Gabriel… Je suis allé chercher les meilleurs tant qu’à faire. Il y a vraiment un niveau qualitatif aujourd’hui. Je me souviens avoir écrit dans Lanfeust Mag à propos de Pierre quand il avait sorti Haut-Royaume, « c’est tellement bon qu’on croirait que c’est un Anglo-Saxon » (rires). Il a évidemment bien pris le compliment, mais je dévalorisais un peu le travail des auteurs français en disant ça. En fait, aujourd'hui, je peux le dire pour toute une génération qui est tellement bonne, qu’elle n’a rien à envier aux auteurs anglo-saxons.
Le travail de découpage est effectué par le dessinateur, par vous, ou sont-ce les romanciers qui commencent à découper ?
A. : Je leur apprend à découper, à faire tout ce travail là, et ils s’en sortent très bien. Pierre Pevel est celui qui fait un découpage le moins finalisé, c’est surtout à la demande d’Etienne Willem. C’est un dessinateur qui a déjà fait ses preuves. Il a toujours travaillé sur ses propres scénarios et il préfère donc pouvoir avoir sa vision de la mise en page. Ça colle très bien entre les deux. Ce projet là s’est fait aussi parce qu'Etienne est un fan de Pierre Pevel et qu’il l’a tanné pendant des années pour le faire. En réalité, quand j’ai débarqué, ils étaient déjà en train d’évoquer le projet et ça tombait parfaitement pour moi, c'était du pain béni, c'était quelque chose qui était déjà en train de se mettre en place. Etienne est complètement respectueux de l’univers de Pierre. J’ai vraiment appris à tous les autres à faire le découpage case à case, même Pierre le fait mais de façon plus linéaire. Je travaille avec la vieille méthode Goscinny, qui a été la méthode du cinéma pendant très longtemps, le « deux colonnes ». Description de l’image d’un coté et dialogue de l’autre. Ils s’en sortent très bien. Olivier Gay avait sur les dix quinze premières pages beaucoup de choses a reprendre, je lui disais « essaye de bien visualiser ton image, s'il y a deux actions dans l’image, le dessinateur n’y arrivera pas, il ne peut pas faire les deux a la fois ». C’est arrivé deux-trois fois, puis la quatrième il n’y a plus eu besoin de le dire. Des fois c'était de dire « tiens, là, il manque une image intermédiaire » ou alors « là, celle-là, on peut la zapper, on peut faire une petite ellipse ». Généralement quand je fais une remarque je ne la fais qu’une fois, ils ont tout de suite intégré pour la fois d’après. Gabriel Katz m’a sorti quasiment du premier coup un scénario où je n’ai pas touché une virgule. Aurélie Wellenstein a tâtonné un peu sur les cinq-six premières pages et après ça a roulé sur un truc formidable. Olivier Gay roule aussi tout seul maintenant. Parmi les autres autrices qui vont travailler il y a Audrey Alwett qui fait déjà de la BD depuis longtemps et qui connait bien le système, et Isabelle Bauthian, autrice de plusieurs romans et scénariste de bande dessinée. Par contre, justement, j'ai beaucoup faite travailler Isabelle parce que je trouvais que ses qualités intrinsèques étaient bien supérieures à ce qu’elle avait pu montrer en BD jusque là. Mon travail, c’est aussi d’aller les emmerder, faire éclore les choses, les pousser, les tarabuster. Quand je sens que quelqu'un a vraiment du talent mais que jusque là il ne l’a pas montré parce qu’il n’a pas été assez guidé ou assez bridé ou qu’on l’a laissé faire ce qu’il voulait et qu’en fait il avait besoin de temps en temps d’être un peu plus canalisé, mon boulot c’est d’être vraiment éditeur là-dessus. Je préviens tous les auteurs avec qui je travaille, je dis " attention, vous avez peut-être travaillé des fois avec des éditeurs qui vous ont lâché la bride complètement, moi je vais vous emmerder, je veux tout voir, je lis tous les scénarios, le scénario détaillé case à case, je regarde les storyboards et pour le dessinateur je regarde les crayonnés, l’encrage et évidemment la page terminée…" Je veux vraiment tout regarder du début jusqu’à la fin, et ça tout le temps. Je sais par expérience qu’il peut y avoir des choses qui, au début, tant qu’on est sous contrôle, sont très bien et après, une fois que les gens ont pris confiance… Un peu comme les accidents de voiture, ils n’arrivent qu’une fois qu’on a trop pris confiance. Il faut toujours avoir l’oeil distant.
Est-ce que le fait d’être auteur fait de vous un bon directeur éditorial ?
A. : Ça je n’en sais rien, on verra. Je me méfie de moi-même comme de la peste. Dans mon histoire personnelle, il se trouve que j’ai un vieil ami aixois qui s’appelle Bruno Lecigne que j’ai connu a Aix il y a très longtemps, qui aujourd'hui a fait toute une carrière aux Humanos et qui à l’époque travaillait chez Hachette. Un jour je passe le voir dans son bureau à Paris où il me montre un petit album carré et il me dit « regarde ça, les aventures du tigre et du petit garçon, c’est absolument génial, c’est fabuleux, ça va être un carton absolu… », moi je regarde et je lui répond « ah oui, c’est vraiment génial mais ça ne marchera jamais en France. Peanuts, ça n’a jamais marché, et ça, ça ne marchera pas non plus». Donc je serai passé en tant qu’éditeur a coté de Bill Watterson. Quelques années plus tard, je commence à travailler. Le tout premier truc qu’on vendait c’était une histoire complète dans Circus. Le rédacteur en chef nous fait venir dans son bureau et nous montre un truc. Il faut rappeler qu’à la fin des années 80, personne ne savait ce qu’était un manga, personne n’en avait jamais vu en France. Il nous montre donc Akira et nous dit « Voilà, on va sortir ça en partenariat avec Europe 2 », je lui répond « c’est énorme, c’est magnifique, mais enfin, ce truc japonais ne marchera jamais, la BD japonaise ne peut pas marcher chez nous ». Voilà. Donc si vous voulez, je me méfie un peu. C’était il y a quelques années et j'espère que je ne ferais pas ce genre de « plantade » aujourd’hui.
Lanfeust a maintenant 25 ans, construit-on la fantasy de la même façon aujourd'hui, qu’est-ce qui a changé depuis ? Met-on toujours les mêmes « ingrédients » ou cela a-t-il évolué avec le temps ?
A. : J’aurais tendance a dire que les ingrédients sont toujours les mêmes, quel que soit le domaine dans lequel on travaille. Pour moi, inventer des histoires, c’est comme faire la cuisine. Le nombre de fruits et de légumes, même si on découvre un fruit exotique de temps en temps, est toujours limité, et pourtant les grands cuisiniers arrivent à sortir des plats nouveaux tous les jours. Les histoires c’est à peu près la même chose. Depuis l’Antiquité, on travaille avec les mêmes ingrédients, il faut à chaque fois trouver comment les ré-agencer. Je n’écris plus aujourd'hui comme j’écrivais il y a 25 ans. D’abord parce que j’ai eu la chance extraordinaire de faire un très gros succès avec Lanfeust. Lanfeust a été énormément copié ensuite, ce n’est pas un reproche, mais il a influencé beaucoup de gens par la suite, ils ont ainsi un peu banalisé ce qui faisait l’originalité de Lanfeust quand c’est sorti. Ça m’oblige à courir devant si je ne veux pas me faire dépasser par les gens qui sont arrivés après. Donc je garde quelques éléments qui sont pour moi des traceurs essentiels, mais la narration a évolué. Aujourd’hui, on a affaire à des générations qui ont lu beaucoup plus de choses, vu beaucoup plus de séries télé, le cinéma est allé beaucoup plus loin, donc je suis obligé d’en tenir compte. De toutes façons, j’ai vu et lu tellement de choses depuis que je n’écrirais plus de la même manière naturellement. Après, il y a des choses qui restent des bases incontournables et je ne peux pas m’en défaire.
Comment pourrait-on qualifier la série Danthrakon dont vous êtes l’auteur, une série magico-culinaire ?
A. : La cuisine est une de mes passions. C’est venu un petit peu par hasard. Mon idée de base c'était « un gamin sans culture se fait bouffer par un livre ». C'était vraiment le point de départ. Tout l’enjeu ensuite va être « qui va prendre le contrôle? », est-ce que le grimoire va prendre le contrôle sur l’enfant ou est-ce que le gamin va réussir à contrôler le grimoire ? Evidemment, il y a un symbole du contrôle de la connaissance. Il me fallait justifier la présence de cet enfant chez un mage, puisque c’est un grimoire magique et un mage qui a quelques élèves. J’aurais pu en faire un petit valet quelconque. J’avais écrit il y a trois quatre ans un roman de fantasy qui s’appelait Le Souper des maléfices autour justement de toute une histoire de magie culinaire. Je me suis dit que j’allais réutiliser un petit peu mon univers là-dessus et faire un clin d’oeil à cet ouvrage. Donc, j’ai fait de mon personnage un apprenti marmiton, avec un mélange de personnages et d’animaux de diverses races. C’est en fait une idée que j’ai eue il y a assez longtemps pour Ciro Tota à qui je l’avais présentée mais qui pour des raisons personnelles n’a pas pu le faire. J’aime bien la façon qu’a Ciro de dessiner des bestioles. J’en avais donc créé plusieurs races en pensant un peu à Fuzz et Fizzbi, à ce qu’il faisait à une époque. Olivier Boiscommun s’est très vite senti à l’aise avec ça, il avait déjà fait du semi-animalier sur Le Règne. Je connais Olivier depuis 20 ans mais c’est un peu par hasard qu’on s’est croisés au festival de Nîmes il y a un peu plus d’un an. Il me dit alors qu’il arrive à la fin de son projet en cours et qu’il n’a pas encore décidé le suivant. J’en profite pour lui dire que je suis en train de monter une maison d’édition, que je suis en train de réfléchir à des choses et que dès que je rentre je lui envoie deux trois pistes, si ça le branche. Je lui ai donc envoyé Danthrakon et ça lui a plu. Après, on a convenu ensemble de ne plus faire de la couleur directe comme il l’avait fait jusque là. Ce fut difficile de le convaincre, il avait très envie de continuer avec sa technique. Je lui ai dit que ce serait marrant que les gens découvrent un peu autre chose et puis je crois qu’il a accepté parce que je lui ai proposé Claude Guth comme coloriste et qu’il avait une immense confiance en lui. C’est tout simplement le plus grand coloriste que l’on puisse avoir en France aujourd’hui. Je pense que beaucoup de gens vont découvrir un Olivier Boiscommun un peu différent de ce qu’ils ont vu jusque là. C’est aussi ça mon plaisir, d’amener des gens à ce que je pense être quelque chose de vraiment différent. Faire en sorte que ça surprenne, tout en étant très confortable. Je voulais faire un album où on rentre et où on se sent chez soi rapidement. Les couleurs de Claude aident beaucoup là-dedans, le dessin d’Olivier avec son trait semi humour, les personnages animaliers, l’ambiance que j’ai voulu y mettre. Il y a un coté un peu cocooning. Au début de l’album en tous cas on se sent à l’aise, après, dans la lecture, j’essaye de faire bouger les choses évidemment.
Les trois albums présentés sont en deux ou trois tomes. Est-ce une volonté de faire des séries plutôt courtes et de ne pas se lancer dans des sagas comme vous avez pu le faire auparavant ?
A. : Pour le moment oui. Tout simplement parce que quand le public ne suit pas, si l’on prévoit quelque chose sur huit tomes, l’éditeur n’est pas content parce qu’il va perdre des sous. En plus, les auteurs ne sont pas super motivés pour continuer un truc qui ne marche que moyennement. Un chanteur n’a pas envie de chanter dans une salle vide, même s’il est payé. Je préfère qu’on démarre sur deux-trois albums. J’ai toute confiance, je sais qu’on est sur des titres de qualité, je sais que ça va trouver son public. Démarrons des histoires courtes, ça fait déjà 2 ans d’attente pour avoir trois albums. Le public d’aujourd’hui, dont je fais partie, a l’habitude de regarder sur les plateformes une saison entière d’une série télé en moins d’une semaine. Là, il faut déjà attendre deux ans pour trois albums, c’est bien. Attendre huit ou dix ans pour avoir un cycle de Lanfeust par exemple ça peut aller parce que ce sont surtout des albums « humour », qu’on peut plus ou moins lire dans le désordre, mais une grosse saga sérieuse en huit albums, non, ce n’est plus possible aujourd’hui.
L’atelier Gottferdom est a proximité des auteurs aixois comme Tarquin par exemple. Allez-vous pouvoir recréer cette ambiance de proximité ?
A. : Les auteurs de l’atelier sont toujours à l’atelier, et il n’y a pas besoin d’être chez Drakoo pour y travailler. Il y a des gens qui viennent nous voir. Là, nous sommes en train de discuter un projet avec Agnès Fouquart. Il y a une chambre et une salle de bain, on peut y accueillir des auteurs de passage, elle y est venue trois jours. On garde l'esprit Gottferdom de toutes façons. En plus, Olivier Gay habite à coté d’Aix, à Bouc-Bel-Air. Gabriel Katz passe déjà son temps dans le TGV entre Paris et Aix. Je sens qu’on est quand même une petite bande sympa. Dominique Latil, qui a très longtemps travaillé avec moi comme rédacteur en chef à préparer l’histoire, revient un peu vers la BD alors qu’il fait surtout de l’animé. Beaucoup de gens de l’atelier sont impliqués dans Drakoo. Il y a aussi Dana Dimat avec qui j’ai fait Les Elfes noirs. Nous avons un second projet, parce qu’elle peut faire deux albums par an, qui va s’appeler La Baroque épopée du monde qui ne voulait plus tourner. Donc voilà, l’atelier est très impliqué dans Drakoo aussi.
Est-ce encore possible pour vous de travailler pour Soleil et pour Drakoo, n’y a-t-il pas de conflit d’intérêt à scinder vos deux activités ?
A. : J’arrive parfaitement à scinder mes deux activités. Je continue les séries en cours chez Soleil. Parce que même si Lanfeust pourrait ne pas reprendre, Didier semble prolonger le break, pour Ythaq on en est au tome vingt et quelques, Ekhö au tome neuf, on ne va pas aller faire le tome dix ailleurs, ça n’aurait pas de sens.
Pensez-vous faire une nouvelle série chez Soleil ?
A. : Non, pour le moment par contre, mes nouvelles séries seront chez Drakoo. C’est très clairement le deal, j’en ai parlé à Guy Delcourt, il est au courant de tout depuis quasiment le jour où j’ai accepté la proposition d’Olivier Sulpice. C’est la première personne que j’ai prévenue et je dois dire qu’il a été fair-play là-dessus, il a très bien compris que l’idée de monter une boite soi-même et d’en faire partie, c’est une chose à laquelle il est difficile de résister. Humainement, il l’a très bien compris, économiquement il est extrêmement fair-play parce que toutes mes séries pour Soleil représentent encore aujourd’hui les 2/3 voire les 3/4 de mon temps d’activité. Ce qu’on peut dire c’est qu’il y a du gentlemen’s agreement et que tout ça est très bien géré.
En terme de visibilité, allez-vous être présents sur un gros festival comme Quai des bulles avec un stand Drakoo ?
A. : Oui, Nous allons être assez présents à Saint Malo, dans la continuité du stand Bamboo. Je ne sais pas exactement comment ça se gère car je ne m’en occupe pas mais je sais qu’on y sera.
Donc pour résumer, il y a ces trois albums en 2019, d’autres pour janvier 2020…
A. : En pratique, sur 2020, on va être quasiment à une douzaine d’albums, entre les nouveaux et les tomes 2.
Y aura-t-il les trois tomes 2 des séries de septembre?
A. : Le tome 2 de Danthrakon arrivera très vite. En réalité, le prévisionnel c’est qu’il sortira au printemps et le tome 3 sortira à nouveau pour la rentrée. De ce fait, on aura proposé au public les trois tomes en un an. On verra suivant l’accueil si on fait un deuxième cycle de Danthrakon ou pas, mais à priori oui. Chez Drakoo, c’est vraiment ce plaisir de retrouver la proximité d’une équipe. Olivier Sulpice s’implique énormément, il regarde tout, il le fait déjà chez Bamboo, il reste scénariste chez Bamboo et je sais qu’il regarde toutes les pages qui passent, il y a des pages sur Danthrakon où il me disait des choses qui le gênaient…
C’est finalement plus facile de parler avec quelqu'un qui est aussi auteur, vous parlez le même langage…
A. : Oui. En plus je suis en partie éditeur et en partie auteur consultant je dirais. Je pense que je fournis un travail éditorial que seul un auteur peut fournir en grande partie. C’est un point fort mais ça peut aussi être un point faible, je me méfie des doubles tranchants, mais pour le moment je sais que c’est une force. C’est énormément de boulot. Je reçois plein de dossiers, je prends le temps de tous les lire dans le détail, de répondre à chacun en expliquant ce qui va et ne va pas. Je dois avouer que je ne pensais pas que c'était une telle charge de travail. Et je suis content aussi, pour moi c’est important de le dire, d'être raccord avec mon engagement syndical. Je suis un des membres fondateurs du SNAC, le Syndicat des Auteurs de BD, un des fondateurs de la ligue des auteurs professionnels, qui regroupe tous les gens du livre depuis un an et quelques et on a déjà 5000 adhérents en quelques mois. Et pour moi, tout cet engagement sur le statut de l’auteur professionnel c’est quelque chose de très important, obtenir de meilleures rémunérations par les éditeurs, faire en sorte que l’auteur ne soit plus la variable d’ajustement chez l’éditeur… Et je me retrouve éditeur ! Et de plus engagé dans le capital d’une maison d’édition ! Donc il fallait que je soit raccord là-dedans. Olivier Sulpice est justement quelqu'un de très bien là-dessus, il a fait tous ses calculs, mené toute une réflexion, et aujourd'hui nous sommes les seuls à proposer à l’auteur 12% au premier exemplaire vendu, ceux de chez Soleil démarrent à 8%. Nous commençons à 12, puis ensuite 13, puis 14 à partir de 40.000 exemplaires. Ce sont vraiment des contrats qui doivent permettre aux auteurs de mieux vivre, de plus rapidement toucher des droits d’auteur. Ça ne change pas le montant des avances de droits techniquement mais ça permet de retoucher des droits plus vite. Quand une série va marcher un peu, tout de suite l’auteur va s’y retrouver beaucoup plus vite et être beaucoup plus détendu. Et pour nous, avoir des auteurs détendus et qui font un travail de qualité, dont le professionnalisme est reconnu - parce que c’est ça tout le débat d’aujourd’hui, les éditeurs ont tendance a dire qu’être auteur n’est plus un métier - c’est important. On a envie de leur demander « comment voulez-vous qu’un auteur fasse de bons bouquins s’il fait ça le soir après le boulot ? ». Auteur c’est un métier, déjà scénariste c’est un métier, dessinateur ça l’est encore plus parce que c’est un long travail à plein temps. Quand on voit aujourd'hui que des éditeurs proposent des forfaits, on retrouve des albums de plus en plus bâclés, non pas que les auteurs ont envie de bâcler, mais ils ont un loyer à payer... Il faut rappeler tous ces chiffres des états généraux de la BD… La moitié des auteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté. Je fais partie de ceux qui ont la chance extraordinaire de bien gagner leur vie mais pour un auteur qui gagne correctement sa vie il y en a 10 qui crèvent la dalle. C’est à nous qui gagnons bien notre vie de nous battre pour les autres, c’est normal, les autres ne sont pas écoutés sinon. Donc voilà, en mettant des contrats qui respectent les conditions de vie des auteurs je pense aussi qu’on est moralement décents et en plus on est gagnants à l’arrivée parce que les auteurs qui gagnent bien leur vie bossent bien.