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« Chaque projet est une rencontre »

Entretien avec Gaëtan Nocq

Propos recueillis par L. Gianati & Stéphane Farinaud Interview 16/07/2019 à 14:08 4117 visiteurs

Après Soleil brûlant en Algérie et Capitaine Tikhomiroff, tous deux édités chez La Boîte à Bulles, il était difficile d'imaginer que le prochain album de Gaëtan Nocq prendrait la direction des éditions Daniel Maghen. Pourtant, quand on se rend au 36 rue du Louvre pour admirer les planches du Rapport W, encore présentes jusqu'au 20 juillet, ce choix sonne comme une évidence. Beauté du trait ou utilisation savante des couleurs, chaque case n'est jamais offerte au lecteur au hasard. Coup de cœur de la rédaction, c'est sans nul doute l'un des albums de l'année.

Comment avez vous eu connaissance de ce rapport ?

Gaëtan Nocq : C’est en rencontrant Isabelle Davion, qui a écrit la post-face de la BD. Elle avait fait les notes historiques de la traduction du rapport Pilecki aux éditions Champ Vallon qui publie des ouvrages historiques très pointus. Elle est chercheuse, spécialiste de cette période là et notamment de la Pologne. Avec Isabelle nous sommes amis et un jour, alors que je lui parlais de mes projets, elle me dit « écoute, pourquoi tu n’adapterais pas ce récit-là? », elle me l’a offert quand nous avons été chez Gibert et elle m’a dit « tiens, lis le ». Et je l’ai lu… Ce n’était pas facile, mais en tout cas le récit m’a emporté parce qu'il est très factuel et décrit les choses sans pathos, sans effet de style.

Ce n’est pas du tout romancé…


G.N. : Non, c’est un rapport. C’est à dire que Pilecki était comme un agent secret, un officier de l’armée qui était dans le renseignement et qui, au moment où il y a la guerre, où la Pologne est envahie, cofonde avec un autre militaire une des armées secrètes. Avec ses supérieurs, il décide de se faire infiltrer à Auschwitz. Au départ, c’était un camp pour les Polonais, ils étaient nombreux à y être emprisonnés et notamment beaucoup de militaires.

Est-il conscient au départ de tout ce qu’il se passe à l’intérieur ?

G.N. : Non. Quand il arrive, il a l’idée de monter un réseau de résistance, de créer un soulèvement, de libérer tout le monde, il ne se rendait pas compte de la dureté du camp. Ce qui est intéressant, c’est qu'il doit à la fois sauver individuellement sa peau et assurer la mission de construire ce réseau de résistance, de créer ce soulèvement, de constituer des cellules de combat… Quelque chose qui parait impossible.

Comme vos deux autres récits, on retrouve la guerre qui est en fond et qu’on ne montre pas...


G.N. : C’est vrai que ce qui m’intéresse c’est le récit de survie. Pour l’instant, le hasard fait que ce sont des hommes, et c’est vrai qu’on est dans un monde d’hommes parce que je suis toujours dans un contexte militaire avec, comme vous l’avez bien résumé, cette guerre qui est là, que je ne montre pas, que je suggère au lecteur. Je donne un peu des pistes, des codes, des liens, pour que les lecteurs puissent aller chercher les images sur cette guerre. C’est d’autant plus difficile avec le contexte d’Auschwitz, ce n’est pas la guerre d’Algérie ou encore la révolution Bolchévique, c’est un monde clos. Ce traitement du huis clos m’intéressait aussi, c’était un vrai défi.

Comment cet album a-t-il atterri aux éditions Maghen? Ce n’est pas le style de récit que l’on retrouve chez lui habituellement...

G.N. : Je voulais déjà le rencontrer pour la galerie, je m’étais dit que ce que j’avais fait sur Capitaine Tikhomiroff pourrait l’intéresser. Donc, au départ, je voulais le voir pour lui présenter mes planches sur cet ouvrage. Il a regardé mon travail et m’a demandé si j’avais un projet. J’avais anticipé et je lui ai présenté le prologue du Rapport W qu'il a accepté très rapidement avec Vincent Odin, qui s’occupe de la partie éditoriale. Il étaient tous deux complètement raccord sur mes choix.

Comment avez-vous fait le choix des planches exposées ?


G.N. : Tout n'a pas été exposé, avec Daniel nous avons vu ensemble la sélection. C’est vrai que c’est important pour moi car d’un coté il y a la réalité du livre imprimé, la bande dessinée avec ses bulles, son récit, sa mécanique et de l’autre, la réalité des planches qui peuvent être prises de manière autonome. Je trouve ça bien justement que Daniel Maghen mette cette possibilité là, de lancer de nouveaux projets de gens comme moi, pas connus, et de permettre aussi de donner une visibilité sur « l’objet » planche.

Le format est plus grand que les deux autres albums, cela a-t-il changé quelque chose pour vous au niveau du travail ?

G.N. : Un petit peu, on s’adapte. Sur les premiers albums, c’était un format plus ramassé, format roman graphique, beaucoup plus petit, 19 cm de haut je crois, alors qu’ici on passe à un quasiment 30 cm de haut. Le découpage des planches est presque le même, c’est par tiers, donc évidemment il y a des réglages à faire, comme un travail de graphiste en fait. Mais ça m’a donné plus de souffle, ça m’a laissé peut-être plus de liberté, ce qui m’a permis de développer plus de travail sur la couleur, sur l’espace. J'ai eu un gain de liberté par rapport à Soleil brulant.



Il y a de nombreuses planches muettes, est-ce pour permettre au lecteur de reprendre son souffle par rapport à la noirceur du sujet ?

G.N. : J’ai déjà souvent traité ça dans mes précédentes BD, j’essaie de penser le rythme du récit. C’est à dire qu’il y a des moments de dialogues, d’autres d’actions où on est dedans. Il y a des planches qui peuvent être saturées, autant visuellement que textuellement, et je pense que par moments il faut du repos. Je ne m’oblige pas à le faire, j’essaie de trouver un rythme, un souffle dans la bande dessinée comme dans une partition musicale où il y a des moments de tumulte et des moments où on respire. C’est du muet qui laisse au lecteur, qui a besoin de vagabonder, la possibilité de se laisser porter par les cases. J’ai aussi expérimenté, il y a des approches de lecture qui peuvent être prises dans un sens ou dans l’autre, notamment les séquences de rêve.

Pour faire reposer le lecteur il y a effectivement ces séquences de rêve qui débutent quelques chapitres de l’album, mais il y a aussi les titres des chapitres qui sont en fait des décomptes de jours avant une certaine échéance. Est-ce vous qui avez eu l’idée de ce décompte ?

G.N. : Oui. Le rapport Pilecki en lui-même est découpé par années, de manière très scolaire. C’est un rapport quoi… Il commence fin 40, puis année 41, 42, 43, jusqu’à l’évasion. J’aurais pu reprendre ça, mais je trouvais ça trop historien et, comme on est dans un lieu fermé, dans un système concentrationnaire, dans une histoire de prisonnier et d’espionnage, je voulais reprendre les codes du chiffre justement, c’est ça qui m’intéressait. Il est resté 947 jours à Auschwitz, et donc, si on additionne chaque chapitre, on obtient 947. J’ai tenu à ce que le découpage en trois parties tombe juste.

Les séquences de rêve sont assez troublantes parce qu’on a l’impression de sortir du camp et on retourne assez rapidement à la réalité au réveil...


G.N. : Je tenais à ce qu’il y ait des échappées. En fait, j’ai voulu traiter le huis clos comme un voyage. Un voyage autant dans l’espace du camp, de près, de loin, du dessus, de dessous, parfois au plus près d’une touffe d’herbe par exemple ou d’un mur de briques, et puis un cheminement mental, psychologique. Je voulais être dans la tête de Pilecki, de ses pensées, de ses rêves. J’avais justement pas mal de documentation sur son histoire, notamment le fait qu’il ait passé une partie de son enfance sur le lac Ladoga, au nord de Saint Petersbourg, un très grand lac. Quand j’ai vu des documents sur ce dernier, là m’est venue l’idée de faire le rêve du lac qui n’est pas dans le rapport. En revanche, le dernier rêve existe, il raconte un rêve avant son évasion, où il rêve d’un cheval blanc qui le fait sortir. Quand j’ai lu ça, je me suis dit que c’était super, il parle quand même du rêve dans son rapport, il y a une sensibilité de ce coté là, c’est pour ça que j’ai traité quatre rêves dans le récit.

Les couleurs changent avec les thèmes...

G.N. : Il y a deux couleurs en fait, un bleu genre bleu de Prusse, et un rouge, soit magenta soit ocre rouge. Donc à partir de là, soit j’utilise un monochrome, il y a des séquences de bleu pur, que ce soit coté bleu ou coté rouge d’ailleurs, ou soit des systèmes de mélanges par superposition ce qui fait que parfois on obtient du gris ou du violet en fonction du dosage. Au départ c’est très subjectif, la couleur n’est évidemment pas naturaliste ou très peu, elle est plutôt là pour traduire des sentiments, soit de la tension, soit du rêve, notamment la séquence rouge au début qui est très violente. Et puis celle de la séquence de gymnastique qui est un moment de vice absolu de la part des nazis, où là j’ai fait une rupture entre le début où on est dans les bleus, c’est assez doux, c’est le matin, même s’ils ont très froid, c’est dur et puis paf on arrive à cet ocre rouge qui tape. Donc ce sont des jeux, une partition musicale... Autant il y a un rythme qui peut être lent, fort, rythmé, autant et c’est pareil pour la couleur, il y a des moments ou c’est sourd, ou ça peut être étouffant, et d’autres moments ou on est plus légers.

Dans l’album, un des premiers moments de calme où il n’y a pas de dialogues c’est quand on découvre qu’il y a quand même une vraie vie a l’extérieur du camp, la vie polonaise...


G.N. : Oui, je tenais à montrer, et Pilecki le raconte. C’est un moment assez important dans son rapport : au début de son internement, on l’envoie travailler dans la maison d’un nazi, un officier SS qui est logé à l’extérieur, dans le village. Il raconte ce contraste entre l’enfer du camp et entre « le paradis » de la ville. Il se rend compte que les gens vivent normalement, ceux qui sont encore là, parce que Oświęcim avait été vidée de ses Juifs assez rapidement, mais il y a une vie humaine presque normale. C’est pour ça que je montre souvent la vie des animaux, je montre les plantes.

Il y a un sacré contraste entre l’officier SS qui donne à manger au chat alors qu’en face ils meurent de faim...


G.N. : Voilà, je voulais jouer là-dessus, sur le fait que de toutes façons, on peut être le pire des tortionnaires et aimer les chats, il y a ce coté un peu acide du coup, un peu grinçant de la vie.

On découvre également que ses souvenirs lui permettent aussi de s’échapper, de s’élever au dessus du camp...

G.N. : Comme je le disais tout à l’heure, j’ai beaucoup travaillé sur les points de vue : soit on est très près, soit on est loin, avec des plongés, des contre-plongés... En effet, je traite ce huis clos comme un voyage dans l’espace qui rejoint le voyage psychique, le voyage mental qui permet notamment dans cette séquence d’enchainer sur la séquence du rêve sur le lac Ladoga. Là, paf, on est dans le rêve, le lecteur ne le sait pas forcément mais il le devine assez rapidement parce qu’on voit un enfant. Pour moi, c’était important d’avoir des échappées.

Tout le récit raconte trois ans de survie et finalement son exécution est traitée à la fin en deux planches...

G.N. : C’est fou oui, parce que le rapport Pilecki c’est finalement toute sa mission à Auschwitz. J’aurais pu finir sur la fin du rapport, la fin de la guerre, et en même temps je trouvais que c'était important ce moment de sa vie après la guerre puisque la Pologne a été une fois de plus spoliée coté soviétique. Elle a subi deux totalitarismes et, en effet, ce sera ce totalitarisme soviétique qui aura sa peau. Ce qu’il y a de pervers dans l’histoire c’est que parmi ses dirigeants il y a un ancien d’Auschwitz que Pilecki avait connu dans le camp et qui était communiste. J’essaye de traiter les rivalités entre les militaires, les rivalités entre les partis politiques, c’était très présent. La Pologne était politiquement assez divisée avant la guerre, c'était tranché entre la gauche et la droite et entre les nationalistes et les pro-communistes. Pilecki, quant à lui, était pour le rassemblement. D’ailleurs, dans le camp, il arrive à rassembler les différents partis pour créer une force homogène. La fin, pour moi, était importante : soit je faisais une autre histoire et je traitais de cette période soviétique qui est assez courte car il y a très peu de documents, soit je décidais de la traiter dans cet épilogue qui renoue avec le coté espionnage et guerre froide où il part sur une autre mission pour construire un autre réseau. Là, pour le coup, ça ne marche pas.

Vous employez souvent le mot « sur terre » pour désigner l’extérieur du camp...


G.N. : Tout à fait. D’ailleurs, la perversion des SS était d’avoir un système faisant que les trente premiers prisonniers d'Auschwitz étaient des prisonniers de droit commun allemands. Ce sont eux qui vont devenir les kapos qui dirigeaient, structuraient la surveillance des prisonniers. La perversion vient du fait qu’ils avaient mis en place un système d’autonomie des prisonniers, où les prisonniers géraient d’autres prisonniers. Parmi ces kapos, certains étaient terribles, d’autres ont réussi en revanche à aider d’autres prisonniers. C’était un système très bien huilé par les SS et qui fonctionnait de manière terrible.

La volonté de déshumanisation est constante...

G.N. : Oui, ça commençait par le fait qu’on n’avait plus d’identité, qu’on était un numéro, c’est pour ça que pour moi le numéro est important tout au long de ce récit. Très rapidement, j’en avais parlé à Isabelle qui m’a suivi au départ sur le découpage, je lui avais dit que je voulais travailler sur les chiffres et elle m’avait dit que c'était une très bonne idée de partir là dessus.

Finalement, même les prisonniers entre eux s’appellent par leurs numéros...

G.N. : Il y a déjà les numéros des prisonniers puis, Pilecki, dans son armée secrète, nomme des numéros, puisque évidemment il faut se protéger. Dans son rapport ce n’est que ça : capitaine 19, lieutenant 12… Tout est numéro. C’est intéressant parce que, finalement, le système concentrationnaire fonctionne sur les numéros tout comme son système d’organisation secrète qui fonctionne aussi avec des numéros. On est dans un système complètement archi-codé qui va dans le sens de la déshumanisation.

On voit finalement très peu de scènes de violence pure. Vous êtes vous fixé certaines limites pour ne pas trop en montrer, pour ne pas tomber dans l’extrême ?

G.N. : Je ne voulais pas tomber dans une espèce de perversion malsaine, descriptive, dans un voyeurisme. J’aurais pu en mettre des tonnes parce que Pilecki raconte certaines scènes qui sont terribles, je les ai volontairement soit évacuées, soit suggérées. Ça peut être comme montrer le tabouret sur lequel ils subissaient des coups de bâton, et je trouve que c’est plus fort justement que l’image ne soit pas redondante du texte. Souvent le texte dit quelque chose et l’image va apporter juste un indice, un objet, un élément, une partie qui font que le lecteur reconstitue la scène dans sa tête. Je lui laisse tout son pouvoir d’imagination et, parfois, je trouve que c’est beaucoup plus fort de laisser les gens imaginer que de leur montrer dans les faits quelqu’un qui se prend des coups de bâton et qui a la tête explosée.

On l’ignore dans l’album mais les rapports qui on transité, finalement, ont-ils eu une réelle utilité ?


G.N. : Je soulève ça, parce que justement tout au long de l’histoire il attend toujours des retours.

C’est encore plus dur pour lui finalement, d’agir ainsi sans savoir si ce qu’il fait est utile...

G.N. : C’est terrible parce que, de toutes façons, l’histoire l’a montré, il n’y a pas eu de soulèvement, pas d’aide extérieure alors que lui, en bon militaire, il l’avait compris, il fallait déclencher le soulèvement. Il avait créé les cellules de combat, il savait qu’il ferait des dégâts mais que sans cette aide ce serait suicidaire. Donc il attendait cet ordre du commandement général de Varsovie qui n’est jamais venu. L’histoire a aussi montré que c'était un choix stratégique des Alliés. Dans le rapport W (1943) qu’il écrit juste après son évasion (plus court que le rapport Pilecki de 1945), Pilecki écrit « en automne 42 sont arrivés des gens que je connaissais de Varsovie » donc de son armée secrète, il donne leurs numéros « bien qu’ils viennent de Varsovie, ils en savaient peu sur Auschwitz, « 32 » savait qu’il y retrouverait Witold, mais aucun n’avait entendu parler des gazages de masse, des injections, […] ils ont été unanimes à déclarer leur effarement face à notre état physique et qu’à Varsovie nous passerions pour des squelettes, ils nous apportaient une mauvaise nouvelle, là-bas en fait, personne ne parlait d’Auschwitz, ils ne voyaient pas d’intérêt à nous sortir de là, cela ne valait pas la peine car nous n’étions plus bons à rien  ». C’est terrible, ils les considèrent comme des morts en sursis et malgré ça, il a continué d’y croire. Il envoyait ses rapports oralement, il essayait d’en faire passer par des évasions.

Il a aussi refusé de s’évader alors qu'il a eu des possibilités... 

G.N. : Son histoire c’est qu’au début, dans sa mission, il pense créer un soulèvement assez rapidement. Puis, il se rend compte que ça va être difficile donc il fait de l’entraide, il aide les prisonniers, il crée son réseau. Il essaie de placer des gens à des postes de travail abrités, il fallait survivre par le travail, il y avait de meilleurs postes que d’autres. Par exemple, il arrive à se faire intégrer à l’atelier de menuiserie parce que c’est chauffé, ils ont des rations un peu meilleures ou disons un peu moins pires. Au début, il refuse les évasions parce que les SS avaient mis en place des représailles : pour une évasion, il y avait dix prisonniers tués. En 42, le commandement décide d’effacer ce système là. Pilecki pense que c’est peut-être parce qu’il y avait les premiers prisonniers allemands coté russe et que ça permettait de faire une espèce d’équité en évitant que des prisonniers allemands ne puissent pas s’évader, c’est une théorie. Les allemands lèvent donc ce système de répression, relançant ainsi les évasions. Il a donc favorisé beaucoup d’évasions. J'en raconte une qui est très rocambolesque avec la voiture. C’est très drôle, comme dans un film, il le dit d’ailleurs dans son rapport : ils se sont déguisés, ils sont partis en piquant la bagnole du commandant, c’est La Grande Vadrouille (sourires). Je trouvais ça intéressant dans son rapport aussi, c’est qu’il y avait de l’humour et il le dit d’ailleurs : s’il n’y avait pas eu d’humour, qui est une manière de mettre à distance les choses, je pense que le moral n’aurait pas été le même. Et ça, je trouve ça bien parce qu'on a un peu l’image du déporté, qui se lamente sur son sort, qui est triste, mais je pense que même dans les moments les plus terribles, les humains vivent, pas normalement bien sur, mais il y a ce sursaut de survie, peut-être par l’humour en effet, qui est là, par la mise à distance et ça, je pense que c’est important de le soulever.

Il y a aussi un nivellement de la hiérarchie, il rencontre des supérieurs, mais on ne sait plus qui est le supérieur de qui...

G.N. : Il s’en crée une autre sur place : à un moment, il croise un colonel et en enfer on se tutoie, on est tous un peu au même niveau. C’est mon jeu de dialogue, je me suis amusé à créer des échanges un peu croustillants entre justement les officiers qui se retrouvent. À chaque fois, j’essaie de retrouver justement cette ironie, cet humour, c’est important parce que c’est quelque chose de typiquement humain.

Vous êtes allés deux fois à Auchwitz, pourquoi deux ? Une première fois pour vous imprégner de l’atmosphère, des couleurs, de la lumière ?


G.N. : En fait, j’y suis allé une première fois parce que je n’étais pas sûr de faire le récit, de le traiter en BD. J’étais intéressé par le récit en tant que tel mais faire une BD, c’est autre chose. Donc, j’avais commencé à regarder sur internet et je suis tombé sur plein d’images. Pour moi, c’étaient des images qu’on connaissait déjà. Je voulais qu’il y ait une expérience vécue, je voulais sentir, toucher, voir le camp. Donc je suis allé sur place et à partir du moment où j’ai commencé à dessiner, je me suis dit « je le fais ». J’ai tenté à la fois d’avoir un regard sensible mais aussi un regard scientifique. Je regardais l’appareil de briques des bâtiments, la forme des fenêtres, les poignées, j’allais vraiment dans le détail, comment sont les bouches d’égouts par exemple, j’avais vraiment un regard quasi scientifique sur les objets et l’architecture et puis, en même temps, ce regard sensible en effet, la lumière comme vous l’avez dit. J’ai eu la chance d’avoir tous les temps. Au début, quand je suis arrivé, il pleuvait, c'était horrible, puis après le lendemain, un soleil magnifique où j’ai pu dessiner, m’asseoir. J’étais d’ailleurs le seul à dessiner. Avec un carnet de croquis comme quand je voyage, j’avais le réflexe de carnettiste, je me posais et voilà. Ça, pour moi, c'était important. Un repérage, en tout cas une première immersion intérieur/extérieur. J’insiste aussi sur le rapport à la nature car, comme il y avait la séquence de l’évasion, ça traitait de la question de l’environnement du camp. Je suis allé voir la rivière, la fameuse rivière Sola, que j’ai trouvé très très belle, quelque chose de très luxuriant avec de très beaux verts. Ça m’a beaucoup inspiré du coup, j’ai dessiné la nature, le camp, et même la nature dans le camp, parce qu’il y a des arbres en effet qui ont été plantés à l’époque et qui sont maintenant très gros. Et ça, je l’ai fait au deuxième voyage. Quand je suis retourné un an après, j’avais déjà mes repères, la BD était déjà bien avancée. Mais Daniel et Vincent m’avaient dit que ce serait bien de refaire d’autres dessins parce que, lors du premier voyage, j’avais dessiné mais pas tant que ça, c'était passé assez vite. Là, du coup, j’ai produit beaucoup plus de dessins sur place et j’ai travaillé vraiment sur le rapport « le camp et la nature », notamment avec ces arbres qui sont des témoins. Ces gros arbres avec des écorces très graphiques m'ont beaucoup touché, ils représentaient la mémoire finalement de ce qu’il s’est passé.



Vous racontez justement qu’il y avait un jardin qui avait été construit par les prisonniers. Ils construisaient la vie alors qu’ils étaient destinés à la mort...


G.N. : Oui, Pilecki le raconte au début, ils étaient destinés à la mort mais, en fait, ils construisaient les habitations lambda des commandants. Puis le commandant aime les fleurs alors il faut lui faire un jardin… C’est ça qui est extrêmement grinçant, parce que ces tortionnaires vivaient comme nous, ils prenaient leur petit déjeuner le matin, ils avaient leurs femmes qui pouvaient venir… Certains même avaient leurs enfants, puisqu’à un moment ils fabriquent des jouets pour le Noël des SS. Donc il y avait un atelier de sculpture, un atelier de peinture sur bois, il y avait plein d’ateliers qui représentaient des petits métiers qui servaient pour le bien-être des officiers SS.

Pensez-vous que vous pourriez faire une fiction un jour ?

G.N. : Peut-être, je ne sais pas. Pour l’instant, ce qui m’intéresse, c’est le témoignage humain et ce tissage entre la petite histoire et la grande Histoire. C’est pour ça qu’il y a toujours en fond, comme vous l’avez dit, la guerre. Donc là, on est sur cette trame de fond de la seconde guerre mondiale et de la Shoah. Mais une fiction, pourquoi pas. De toutes façons, je pense que chaque projet est une rencontre avec quelqu’un. Soleil brulant et Capitaine Tikhomiroff, c’est parce que j’ai rencontré le fils Tikhomiroff : ça a été une rencontre humaine, on s’est entendus. Il y a la rencontre humaine et la rencontre avec le texte. Ici, il s’agit de la rencontre avec Isabelle qui est une amie, qui m’a mis ce texte en main. Pour le prochain, j’ai une idée, on verra, mais je ne préfère pas en parler parce que rien n’est sûr. Pour l’instant, rien n’est fixé parce que chaque projet est un peu une aventure. Je ne me suis pas lancé dans l’idée de créer une fiction. Je pense que l’intérêt d’un témoignage c’est ce coté authentique, peut-être, où la personne décrit les choses. En fait, j’aime bien m’accaparer un texte, ça permet de le modeler. Si je pars d’une œuvre littéraire, qui est en soit une œuvre quasi autonome, je trouve que c’est beaucoup plus difficile à adapter. Là, un rapport, c’est un rapport. Je trouve que ça ouvre plus de champs à l’interprétation, à l’appropriation, tout en le respectant. Après, évidemment, c’est l’équilibre entre la marge de manœuvre que l’on a en tant qu’auteur et aussi les données historiques, et c’est pour ça que je me suis appuyé sur Isabelle Davion avec qui nous étions constamment en relation, tout au long du projet, et ça c’est intéressant.

Un point commun dans vos albums, ce sont les jeux de silence, chaque case n’est jamais construite au hasard...

G.N. : Ça me fait plaisir, parce que c’est un peu ça, c’est un peu la parole qui est donnée au lecteur, en autonomie.

Cela permet peut-être aussi d’être plus attentif au dessin lorsqu’il n’y a pas d’écrit ?


G.N. : Oui, j’aime bien ces espèces d’échappées : à un moment on décolle, alors qu’à d’autres moments, ce sont des dialogues très pragmatiques. Par exemple sur cette planche - un rêve dans la forêt avec des chevaux -, on peut la lire dans le sens qu’on veut, il y a les chevaux qui font les fous, et en même temps le dialogue qui se suit, qui est pragmatique.

Pilecki montait vraiment des chevaux avant de partir à l’armée ?


G.N. : Oui oui, c’est un cavalier, ça fait aussi partie de la tradition militaire des Polonais. D’ailleurs, il le raconte quand il parle de son rêve du cheval blanc vers la fin, les chevaux lui manquent. Et en effet, lors de la seconde guerre mondiale, la Pologne était une armée de cavaliers, ils étaient très peu motorisés donc ils avaient un rapport au cheval qui était très fort.

L’image du cheval au galop représente un peu la liberté ?


G.N. : Exactement. Pour moi, ça a été emblématique de la liberté. À chaque fois qu’il y a des chevaux, ils sont là un peu comme des amis évocateurs de la liberté, de la fougue, d’un espoir. C’est pour ça que le dernier rêve, celui de l’évasion, est à mon sens hyper important. Ce sont quand même des animaux qui sont très liés à l’homme, ils sont complémentaires. Je suis content que vous ayez senti ce rapport. D’ailleurs, dans le livre, par moments, j’essayais d’opposer la géométrie de l’intérieur à l’organique de l’extérieur, avec des formes plus libres. J’essayais de montrer cette différence comme avec les chevaux qui gambadent dans tous les sens.

D’ailleurs, il n’y a pas de cases pour les chevaux...

G.N. : En effet, il n’y en a pas, c’est le vide qui fait la case. J’essaie d’interroger un petit peu la narration, c’est ça qui m’intéresse aussi dans la bande dessinée. On pourrait faire des cases systématiquement.

La BD est un formidable medium pour jouer sur la narration...

G.N. : Pour raconter l’histoire, oui. La marge de manœuvre est difficile, on ne peut pas raconter n’importe quoi mais, en tout cas, comme avec la séquence du rêve qui peut se lire dans plusieurs sens, ça marche, ce n’est pas très grave parce que on est dans un élément spatial. Il y a également les jeux sur les contrastes : les contrastes des couleurs, contrastes des formes, des lignes droites verticales opposées à un vide… Une des grandes planches qui montre aussi la profondeur, la perspective, là les fenêtres, les poignées de porte, c’est vraiment à partir des photos que j’ai prises sur place. En fait, sur place, je dessinais l’ambiance, puis j’avais mon appareil photo pour tout ce qui est détail, qui permettait d’archiver.

Que reste-t-il sur place finalement ?

À Auschwitz I, il reste tous les bâtiments, tandis que Auchwitz II - Birkenau a été en partie détruit. Je l’ai vu de loin mais n’y suis pas allé parce que l’histoire se passe à Auchwitz I. Ce sont donc des bâtiments en briques rouges. Ils y ont fait des espaces d’exposition, il y a des reconstitutions de cellules, de bureaux. C’est intéressant car ça m’a permis de voir le bureau que je montre, de l’officier SS pendant l’interrogatoire, c’est vraiment ce bureau que j’ai repris, avec les chaises, les tabourets. Et c’est intéressant car du point de vue de la conservation, j’imagine que c’est un boulot monstrueux. Ça va de la poignée de porte en Bakélite qu’il faut garder dans son jus, à la bouche d’égout, le bâtiment en entier, c’est un sacré travail. D’ailleurs, ils restauraient des bâtiments quand j’y suis retourné.

Il y a une scène marquante dans l’histoire, celle où Pilecki a pensé au fait qu’il n’envoyait pas de courrier...

G.N. : Oui, c’est génial, il était très fort. Il anticipait tout, il y a aussi les séquences de contre espionnage qui sont assez fortes, que je n’invente pas, il le raconte très bien. Il arrive justement à anticiper les lettres de délation, les détourner, et à choper les hommes qui les ont écrites. Il y a survécu 3 ans, le réseau était bien implanté. Et on se dit que c’est rageant, c’est ça que j’ai voulu mettre en avant, parce qu’il est dans l’attente et qu’il suffisait de pas grand chose pour qu’il déclenche un soulèvement qui aurait sûrement fait beaucoup de dégâts mais où ils auraient peut-être été tous morts. Il le raconte et moi aussi, il y a eu deux tentatives de soulèvement. Il y a eu les prisonniers russes et ils ont tous été éliminés. Et puis, à un moment, eux aussi décident d’en tenter un mais ça tombe a l’eau, je le raconte à un moment mais je ne l’ai pas mis en scène. Ça échoue parce qu’il y a une confusion dans le signal et du coup ça a engendré le massacre d’une centaine de prisonniers et je crois qu’il n’y en a qu’un qui à réussi à s’évader, les dégâts sont énormes. C’est pour ça qu’il voulait être sûr de son coup.



En plus les cellules étaient indépendantes, elles ignoraient l’existence les unes des autres...


G.N. : Oui, je pense que Pilecki devait les connaitre un maximum mais pas toutes par protection. Le principe de protection faisait que chacun créait sa cellule comme une toile d’araignée puis des micro cellules. C’était un système très fort et c’est pour ça qu’il utilisait des numéros, pour se protéger. Ce que je regrette c’est que l’on n’ait plus les rapports qu’il envoyait, ce devaient être de petits bouts de papier. Mais c’est intéressant parce que c’est un rapport qui aurait pu complètement disparaitre puisque Pilecki a été effacé pendant la période soviétique, il était considéré comme un espion ennemi du régime. Donc heureusement que le dernier rapport, celui qu’on a traduit en français, qui est le Rapport Pilecki, était parti en Angleterre. En revanche, pour le rapport W, ce qui est assez exceptionnel, c’est qu’il est présenté, en tout cas quelques extraits, au musée de l’armée de l’intérieur de Cracovie. On nous y a présenté des documents, nous avons demandé l’autorisation avec Isabelle de les publier, ils ont adoré le projet, ils nous ont facilité la tache. Là pour le coup, le rapport W avait dû rester en Pologne, il a été bien conservé. C’est touchant de le voir, il a été tapé a la machine, c’était juste après l’évasion.

Votre ouvrage pourrait être traduit en polonais éventuellement ?

G.N. : J’espère, je pense. Il faudra un petit peu de temps, on pourrait aussi le traduire en anglais.



Le travail de Vincent Odin est régulièrement salué par les auteurs des éditions Maghen, Gaëtan Nocq l'évoque également :

G.N. : Le papier choisi pour l’impression rend bien, les dessins sont hyper fidèles; Au niveau de l’impression, je suis très content, c’est un beau boulot. C’est Vincent qui a géré la maquette, il est graphiste, il a le rôle de la direction artistique. C’est à lui que je rendais compte de l’avancée des planches, donc on se voyait. En fait, le texte n’est pas dans les planches, je fais comme une maquette, je scanne mes images, je les range et ensuite je rentre le texte. Par la suite, Vincent fait le suivi. Pour le cahier supplémentaire c’est lui qui a travaillé sur la mise en page, ainsi que sur la mise en page de la couverture. C’est un vrai travail de direction artistique, un travail d’équipe, c’est ça qui est bien. C’est très pointu et, en même temps, l’auteur a sa liberté, on respecte son travail, mais on fait en sorte qu’il soit bien mis en valeur, autant au niveau de la forme que du contenu.

Quant à celui d'Isabelle Davion, initiatrice de ce projet, il se révèle tout aussi important :

G.N. : Le travail d’Isabelle était important pour ajuster des mots, des termes. Il fallait faire attention, c’est quand même un sujet très sensible Auschwitz, et c’est sur une période qui est moins connue du camp. Les deux premières années, c’est un camp polonais puis, progressivement, les Polonais sont dégagés, ils sont soit tués soit mis dans d’autres camps et sont remplacés par les Juifs d’Europe. Il y a un basculement dans les chambres a gaz, c’est la mise en place de la solution finale. Ça montre l’évolution du camp. Pilecki s’en va en 1943 parce qu’en effet les Polonais sont transférés dans d’autres camps ou tués. En tant qu’ancien numéro, il a toutes les chances de se faire avoir, sachant qu’en plus les SS avaient compris qu’il y avait une résistance, un réseau, et qu’ils n’arrivaient pas à savoir « qui », bien
que de nombreux membres du réseau se soient fait tués. C’est une histoire assez complexe que j’ai essayé de faire tenir dans un format BD.




Propos recueillis par L. Gianati & Stéphane Farinaud

Bibliographie sélective

Le rapport W

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Capitaine Tikhomiroff

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Soleil brûlant en Algérie

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