Quel est le point commun entre une guerre civile contemporaine ayant lieu dans un pays d'Europe et un récit uchronique extrapolant l'histoire de l'Inquisition espagnole des 16ème et 17ème siècle ? Le scénariste bien sûr ! Mais pas seulement. À bien y regarder, les deux récits imaginés par Sylvain Runberg, Jakob Kayne et Clivages, possèdent bien plus de similitudes qu'il n'y paraît au premier abord.
Quelle a été l’idée première de Jakob Kayne ?
Sylvain Runberg : J’avais à la fois envie de parler de personnages qui soignaient les gens, les alchimistes guérisseurs de ce monde-là, et de m’attaquer à une figure du héros très classique et positif. Ce qui m’intéressait, c’était d’apporter ma propre vision à ce type de récit. Ensuite est venue l’idée de l’uchronie, chose que je n’avais aussi jamais faite avant, inspirée de notre univers du 16ème et 17ème siècle. La première fois que j’ai eu l’idée de ce guérisseur face à des inquisiteurs, j’ai très vite pensé à l’interdiction de soigner les gens qui mourraient ainsi de la maladie. C’est un projet qui a commencé à germer en 2008. Je voulais également un univers maritime. Ce sont donc deux frères qui exercent leurs talents de guérisseur, Jakob et Samuel. Samuel est plutôt chargé de la confection des médicaments tandis que Jakob, lui, va les apporter aux gens. Ce dernier a en outre le don qu’on ne puisse pas reconnaître son visage. Contrairement à l’utilisation classique du masque, il le porte ainsi pour être reconnu des personnes qu’il choisit. Ceci m’a aussi permis d’aborder quelque chose de très classique que là encore je n’avais pas vraiment abordé auparavant, le coup de foudre. Personnellement, ce n’est pas quelque chose auquel je crois. C’était néanmoins intéressant d’imaginer une jeune femme qui tombe folle amoureuse de quelqu’un dont elle ne peut pas reconnaître le visage. Le pouvoir de Jakob Kayne est venu d’une maladie qui existe vraiment. Certaines personnes sont en fait incapables d’identifier le visage des gens (ndlr : prosopagnosie), ce qui est extrêmement handicapant. Au quotidien, elles doivent faire très attention aux voix des personnes qu’elles rencontrent, ou à la manière dont elles bougent ou dont elles s’habillent pour pouvoir les reconnaître. Pour ma part, j’ai pris le schéma inverse. Jakob Kayne a cet effet sur tout le monde.
Jakob Kayne choisit les personnes qu’il guérit…
S.R. : Il y a des choix moraux effectivement, il ne peut pas sauver la population entière. On fait appel à lui et ce sont donc plutôt des familles bourgeoises qui ont ce type de connaissance.
Une guerre fait rage pendant la mission de Jakob Kayne, sans que l’on puisse vraiment se ranger dans un camp ou dans l’autre…
S.R. : Effectivement. Les inquisiteurs sont au premier abord les personnages les plus négatifs, des fanatiques religieux qui laissent mourir les gens sous prétexte de respecter la volonté de Dieu alors qu'eux-mêmes ne se soumettent pas à ces mêmes règles. D’un autre côté, on a un sultan, inspiré par les Ottomans, qui prend d’assaut une ville, l’assiège, et n’hésite pas à laisser mourir sa population à l’intérieur pour s’emparer du trésor de l’Inquisition. Il n’y a aucun personnage positif dans ces deux forces en présence.
Le dessinateur, Mateo Guerrero, est espagnol. Traiter de l’Inquisition, c’était un challenge pour lui ?
S.R. : En tout cas, ça ne lui a pas posé de souci. Ça m’intéressait d’avoir des références historiques réelles et du coup, je me suis intéressé à l’Espagne. Le scénario était écrit avant que je rencontre Mateo mais c’est bien tombé. Ça lui a permis de se documenter sur place et de donner à l’architecture un côté réaliste. On joue vraiment avec ça dans Jakob Kayne. C’est une uchronie, un univers imaginaire mais on se base sur des éléments liés au 16ème et au 17ème siècle même s’il ne s’agit pas du tout de faire un récit historique crédible. Je ne ferai jamais un univers basé uniquement sur de l’imaginaire car ça ne m’intéresse pas en tant que lecteur ou spectateur. Ce n’est pas une critique en soi, mais si je n’ai pas quelque chose qui me rapproche de la réalité, je ne trouve pas l’intérêt d’écrire un scénario. C’est pour ça que je lis très peu de Fantasy.
Le personnage du Mange-Mémoire aurait pu être transposé à n’importe quelle époque…
S.R. : Oui tout à fait. Mais comme je n’avais jamais abordé cette période de l’Histoire, j’ai trouvé intéressant de choisir celle-ci. C’est aussi une période pendant laquelle le développement maritime a été très important.
Comment avez-vous travaillé sur la couverture ?
S.R. : Il y a eu un gros travail de la part de Mateo et de l’équipe éditoriale du Lombard. On était parti au départ sur une belle illustration pleine page qui en met plein la vue. En fin de compte, pour essayer de donner du cachet à cette série, on a commencé à réfléchir à quelles étaient les sources d’inspiration de ce projet. Pour moi, Jules Verne en fait clairement partie. On a donc décidé de tendre vers les livres composant la collection Hetzel. Je trouve que que cette couverture est très lisible. Ça parait simple mais c’est très complexe à élaborer.
La série est prévue en combien de tomes ?
S.R. : C’est un triptyque. Ce sera à chaque fois un récit complet dans lequel les personnages principaux vont découvrir une nouvelle île et faire face à de nouveaux dangers et de nouveaux défis. À chaque nouvelle île on va aussi découvrir une nouvelle civilisation. Le fil rouge sera Jakob Kayne, son frère et sa relation amoureuse, en devenir ou pas.
Qu’est-ce qui vous a inspiré Clivages ?
S.R. : Clivages est une série qui traite d’une guerre civile qui se passe en Europe. Pour moi, il était important de placer cette histoire dans un pays non identifié. Je voulais que chaque lecteur puisse s’identifier aux personnages. Cela fait très longtemps que je voulais parler d’une façon ou d’une autre de la guerre qui s’est passée en ex-Yougoslavie. On a tendance à oublier qu’il y a eu en Europe des guerres terribles avec des exactions et des crimes horribles et ce, après la seconde guerre mondiale. Je pense qu’il est bon de se rappeler de ça. Ce qui m’a frappé, c’est que juste avant la sortie de Clivages, Emmanuel Macron a déclaré lors d’un discours sur l’Europe qu’elle n’avait jamais plus connu de crise depuis la seconde guerre mondiale. Ce qui est bien évidemment faux. Depuis que j’avais ce projet en tête, malheureusement, d’autres conflits sont ensuite apparus : ce qui s’est passé en Ukraine, en Syrie avec plusieurs centaine de milliers de civils morts. Ce qui me touche d’autant plus c’est que je partage mon temps entre la France et la Suède. La Suède a accueilli deux cent mille réfugiés syriens ces dernières années. Je vois certains d’entre eux dans mon quartier pratiquement tous les jours et ils évoquent parfois leur expérience. Tous se sont trouvés à moment donné dans la situation où ils étaient dans un pays dans lequel tout leur monde s’effondre car une guerre civile se déclenche. En Syrie, il existe une dictature depuis plusieurs années. En dehors de ça, c’est un pays dans lequel se trouvaient des universités, des classes moyennes… Tout est parti en ruine. C’est de cela dont parle Clivages. C’est l’histoire d’une doctoresse qui est dans une ville de taille moyenne alors qu’une guerre civile a éclaté dans son pays depuis quelques mois. La question qui se pose est de savoir comment on peut réagir face à un tel événement. On vit dans des sociétés dans lesquelles on est persuadé qu’on n’aura jamais à faire face à cette situation alors que c’est totalement faux. Pour moi, c’était aussi important de faire réfléchir les lecteurs. La question n’est pas tant de savoir ce qu’on ferait dans cette situation, personne ne le sait, mais d’essayer de trouver les bonnes réponses pour éviter cette situation. C’est tout le propos de Clivages.
Clivages se met clairement à hauteur de ses personnages…S.R. : Effectivement. On suit précisément chaque personnage : la doctoresse, son mari apiculteur, leurs deux enfants… Le maire de la ville, censé représenter l’autorité locale, est complètement dépassé. Elle voit que certains habitants sont tentés par la lutte armée et elle sent que ça risque de dégénérer. Sans juger les deux parties en présence, elle essaie de mettre en place des bases de dialogues pour éviter un bain de sang. Il y a deux camps qui s’affrontent dans cette guerre civile et je ne décris pas vraiment pourquoi ils se battent, ni les idéologies qu’il y a derrière. Je ne mets pas vraiment de curseur sur qui est bon et qui est méchant car ce n’est pas le propos.
Un peu comme dans Jakob Kayne finalement…
S.R. : Oui, c’est vrai… La doctoresse, outre le fait de guérir, va essayer de se mettre à la place du pouvoir politique en place.
Les événements dans Clivages s’enchaînent rapidement…
S.R. : D’un point de vue technique, j’ai dû choisir le moment idéal où faire commencer ce récit. On sent que pendant des mois il ne s’est pas passé grand chose. J’ai choisi de débuter quand tout commence à s’accélérer et que les personnages n’arrivent plus à gérer ce qui leur arrive. La doctoresse essaie de garder un minimum de contrôle dans sa vie et celle de sa famille pour éviter le pire.
Elle essaie aussi d’épargner ses enfants…
S.R. : Quand j’ai discuté avec des réfugiés, notamment syriens, ou avec des personnes qui ont travaillé dans des ONG en Syrie ou en Ukraine, ils me disaient qu’ils essaient de se raccrocher aux choses futiles du quotidien pour tenir face à une situation de guerre et d’horreur. Le fait de pouvoir acheter un cadeau à son enfant, quitte en prenant des risques pour son anniversaire, c’est aussi une manière de faire oublier que la mort est omniprésente.
Comment Joan Urgell a-t-il été choisi ?
S.R. : On avait déjà travaillé sur Trahie ensemble chez Dargaud. Quand le projet a été accepté chez Hachette, je leur ai proposé ce dessinateur. Je pensais qu’il pouvait réaliser un très bon travail. Lui-même a beaucoup aimé le sujet.
Un nombre de tomes prévu ?
S.R. : Ce sera un diptyque.