Anthony Pastor considère La Vallée du Diable et Le Sentier des Reines comme une parenthèse, le temps de (re)trouver et d'exploiter les thèmes qui lui sont chers. No War, c'est d'abord un changement radical de format, le même qu'il utilisait chez Actes Sud, mais aussi un trait beaucoup plus brut qui va à l'essentiel. Une couverture qui claque, une histoire au long cours qui tient le lecteur en haleine : l'année 2019 tient déjà l'une de ses séries immanquables.
No War est un projet très différent de La Vallée du Diable et du Sentier des Reines…
Anthony Pastor : …qui étaient eux aussi très différents de ce que j’avais fait avant. (sourire) J’ai l’impression, avec No War, de revenir à ce qui me ressemble : un goût pour le roman noir, pour le polar, pour le contemporain… Je vois un peu La Vallée du Diable et Le Sentier des Reines comme une parenthèse. C’était une époque pendant laquelle j’ai changé d’éditeur, j’avais besoin de me renouveler et m’essayer à autre chose. J’avais aussi envie de creuser les aspects documentaires par rapport à des sujets que je continue de travailler comme le féminisme, la violence… L’entre-deux-guerres était vraiment un bon moyen d’aborder ça pour comprendre notre société et savoir d’où l’on vient. Ces deux albums ont finalement posé les bases de mon travail sur No War. J’avais un autre bouquin qui était prévu pour La Vallée du Diable mais je n’avais plus trop envie de continuer là-dessus. Je voulais revenir à quelque chose de plus personnel. L’aspect historique était devenu très lourd, j’avais tendance à inventer des lieux. J’ai eu peur de tomber dans la facilité alors que j’adore les challenges. Petit à petit, pendant l’écriture de No War, je me suis rendu compte que j’étais plus à l’aise dans un théâtre, une sorte de scène inventée. Néanmoins, fort de cette expérience, je continue à me documenter énormément.
Une scène inventée mais le pays dans lequel se déroule No War est proche de l’Islande…
A.P. : Oui… Comme l’album traite de notre société aujourd’hui, du monde contemporain, de tensions, je voulais rendre ce pays crédible. Ensuite, il y aura de vrais pays qui vont entrer en jeu dans l’histoire avec les américains d’un côté, les chinois de l’autre… J’aime bien aussi la présence dans le récit d’une magie un peu contrôlée, juste pour qu’on puisse imaginer que ça pourrait exister.
L’influence des anciennes luttes amérindiennes est très présente…
A.P. : Ce goût pour les peuples premiers est présent depuis très longtemps. Je possède des photos de Curtis sur les Indiens… Ça fait aussi longtemps que je souhaitais faire un projet connecté à ça. Il y a quand même eu les Kanaks dans La Vallée du Diable. Les Kiviks dans No War viennent de là, de quelque chose qui est présent en moi depuis un moment et qui m’intéresse car c’est une réflexion sur notre appartenance à un lieu, notre identité…
L’une des seules références à notre société est une affiche des Clash…
A.P. : (Rires) Oui, il fallait la voir ! Il y a aussi peut-être une voiture qui ressemble beaucoup à une Mercedes. Un copain m’a dit que les jeunes n’écoutaient plus les Clash et pourtant, mon jeune fils de douze ans adore les vieux trucs. Je voulais être très libre par rapport à toutes ces connotations. Il me fallait inventer un monde qui soit aussi très proche du nôtre, quelque chose d’universel.
La lutte de classes et de castes fait écho à notre actualité…
A.P. : C’est quelque chose de très étonnant… Les gilets jaunes ne viennent pas de nulle part, les luttes sociales se sont intensifiées ces dernières années. Ça me conforte un peu dans les choix que j’ai faits. Quand j’ai commencé à écrire cette histoire, l’actualité était plutôt tournée vers les attentats, le terrorisme, le djihad… D’un autre côté, je voulais que cette série puisse intéresser un large public. C’était l’arrivée de Trump, la campagne électorale en France… Pour l’anecdote, le président que l’on verra dans le deuxième tome ressemblait un peu trop à Trump. Je l’ai donc changé pour éviter que l’actualité ait trop d’influences sur mon histoire. Très vite, j’ai eu l’idée d’opposer socialement ceux qui ont l’impression de ne rien posséder et ceux qui ont le pouvoir, qui tiennent les manettes. Quand j’en ai parlé à mon fils, qui avait onze ans, c’est quelque chose qu’il comprenait beaucoup mieux que tous les aspects liés à la religion. Je trouvais aussi que ce thème lié à la société était aussi l’un des fondements de beaucoup de guerres de religion. Les gens qui en sont à l’origine vont souvent chercher leurs petites mains dans la misère. Au moment où je me dis que Trump va trop vite et que la guerre avec la Chine est une possibilité, les gilets jaunes arrivent. Je me dis à ce moment-là que mon récit est vraiment raccord. C’est intéressant parce que ça me permet de réfléchir à ce que j’écris et tout ça rend mon scénario très vivant et en prise constante avec l’actualité.
Cela signifie que l’actualité peut influer l’écriture du scénario ?
A.P. : Oui. J’ai des grands arcs qui sont écrits, je me suis aussi fixé des points d’arrivée et déterminé les grands mouvements des personnages. Il me reste à finir de faire le puzzle, à trouver les bonnes scènes, ce qui représente beaucoup de latitudes, y compris dans les dialogues.
On sent une certaine urgence dans le dessin…
A.P. : C’est pour rester connecté à l’écriture de l’histoire. Il y aura pas mal de tomes et je souhaite les réaliser assez vite. Je veux à la fois prendre du temps pour mes personnages mais aussi écrire suffisamment vite pour être raccord avec l’actualité. La bande dessinée a un côté assez laborieux : il faut rendre l’histoire lisible, faire les couleurs… C’est finalement quand je réalise mon crayonné que j’écris véritablement l’histoire. L’idée me poursuit depuis pas mal de temps : je veux trouver un dessin qui écrive mon récit.
C’est un style qu’on peut trouver chez Gipi, notamment dans Notes pour une histoire de guerre…
A.P. : C’est effectivement un bouquin fondateur pour moi. Quand il est sorti, ça faisait déjà un moment que je ne faisais plus de BD. Pour le coup, je n’ai pas essayé de faire du Gipi tout de suite et il a fallu que je fasse mon propre parcours. C’était un but que je voulais atteindre : le juste équilibre entre ce qu’il est en train de raconter et la façon dont il le dessine, comment il le met en scène… Je trouve que Vivès y parvient aussi très bien. Il a beaucoup de libertés dans le trait. J’ai l’impression de venir de traditions plus classiques avec une certaine pression du dessin bien fait, de devoir absolument montrer son travail et de ce que l’on est capable de faire. Je sais très bien que parfois j’en mets trop et qu’il faudrait que je sois plus simple. J’ai réussi à le faire sur mes précédents albums mais de façon pas encore assez naturelle. J’ai vraiment l’impression de réellement commencer à y parvenir avec No War. Je me sens plus à l’aise, je vois où je veux aller et je vois que ça sert le genre d’histoire que je fais.
No War est quand même un titre paradoxal une fois que l’on découvre le contenu de l’album…
A.P. : (Rires) Pour l’anecdote, c’est ma nièce de 18 ans qui m’en a fait la remarque quand je lui ai fait lire No War. Effectivement, on va parler de violence. Mais pour qu’il n’y ait pas de guerre, il faut paradoxalement se battre. L’appeler ainsi, c’est déjà marquer le titre politiquement. Cette guerre existe à travers les conflits présents dans la société, entre les pays mais aussi dans l’intime. Le personnage principal est coincé dans le conflit existant entre ses parents divorcés. C’est une exploration de la guerre et de la violence du plus grand conflit à celui le plus intime. C’est un peu interroger notre propre violence. La question sous-tendue est : la violence est-elle inhérente à l’homme ? Ne peut-il pas se passer de la guerre ou existe-t-il un espoir de paix universelle ? Même Brook, celui qui écrit No War sur les murs, est pris dans son propre conflit et essaie de se convaincre qu’il faut aller vers moins de violence.
Les liens familiaux semblent être les derniers liens qui ne rompent pas…
A.P. : Oui et on va se rendre compte aussi au fur et à mesure que tout est lié à une histoire familiale. Tous les actes sont forcément la conséquence de choses très intimes. Je pense par exemple à Hitler qui a raté son entrée aux Beaux-Arts. Qu’est-ce qui fait que les destins se forgent ? Ce qui m’intéresse le plus c’est de relier la grande Histoire avec la toute petite, plus intime.
Joséphine semble être le lien entre les différents personnages dispersés sur les deux îles…
A.P. : Il y en a plusieurs en fait. Le petit métis fait aussi la liaison entre tous les acteurs. L’idée est que ce sont les adultes qui dominent et qui ont la société en mains. Ces derniers utilisent les plus jeunes pour effectuer la basse besogne. Jo et Brook sont dans un endroit clé car ils ont accès à certaines choses. Ils sont en lien à la fois avec le pouvoir et avec les jeunes de la rue. J’ai toujours besoin de personnages comme ça quand je mets une société en place, qui vont rencontrer tous les gens et créer les différents liens entre eux.
Joséphine sera d’ailleurs en couverture du deuxième tome…
A.P. : Oui. C’est un personnage qui va prendre de plus en plus de place. Au départ, Run est apparemment le personnage principal de l’histoire mais très vite on s’aperçoit que ce qui est le plus important, c'est la relation qui va naître entre eux deux. C’est toute la difficulté de partir sur un récit choral : quelle place doit-on donner aux uns et aux autres ? Il est difficile de ne pas s’éparpiller et de parvenir à ce que chacun prenne sa place sans faire de l’ombre aux autres. Je suis assez à cheval sur la construction narrative. Par exemple, ce premier tome commence par un « non, je ne peux pas » et se termine de la même façon, la phrase étant dite par un autre personnage. Je vais avancer dans cette série en créant des relations qui se bouclent.
C’est une dynamique de série TV…
A.P. : Exactement.
Deux images également se font écho : Run et le dieu amérindien émergeant d’un point d’eau…
A.P. : Oui et ce n’est pas innocent que ces deux personnages aient un peu la même tête. Run est peut-être la réincarnation de ce dieu… Cette petite histoire mettant en scène ce dieu était déjà parue chez Pandora. J’avais travaillé sur les trois premiers numéros et Benoit Mouchard (Rédacteur en Chef de Pandora, NDLR) m’a demandé de proposer une nouvelle histoire pour le quatrième. Vincent Petit, mon éditeur, m’a alors soumis l’idée de travailler sur une petite scène de No War qui parlera de l’univers sans pour autant qu’elle fasse ensuite partie de l’album. C’est lui aussi qui m’a poussé à insister sur la cosmogonie et l’histoire des pierres. L’eau est aussi un thème très important.
Ces petites histoires permettent-elles de fixer certaines choses qui vous trottaient dans la tête ?
A.P. : Oui, c’est ça. J’ai un carnet sur lequel je prends des notes mais que parfois je ne relis pas. Entre penser que je connais la légende kivik et l’écrire vraiment en faisant dix ou douze pages, c’est très différent. Avancer et écrire, c’est faire des choix. Cela m’a permis de progresser dans ma réflexion et de savoir vraiment ce que je voulais dire. Pendant que j’écris, je découvre moi-même ce que j’ai envie de dire. J’ai beaucoup de questions sur la société dans laquelle on vit aujourd’hui et j’essaie d’apporter mes réponses au fur et à mesure.
Comment s’est effectué le choix du format ?
A.P. : Je reviens à ce que je faisais auparavant chez Actes Sud. Je suis très à l’aise avec ce format, je m’y sens bien. D’autre part, je viens plus du Comics et du roman graphique que de la bande dessinée classique. C’est un projet que j’ai mené de concert avec mon éditeur et très vite on a fixé quelques contraintes pour avancer. L’une des premières a été de choisir ce format-là et la pagination. Je suis plutôt friand de ces contraintes-là. C’est un peu comme une série télé ou au cinéma quand on doit mettre une histoire dans un certain format temporel. À l’intérieur du tome un, j’ai écrit avec à peu près sept épisodes. Quand j’ai commencé à écrire cette série, j’avais plein d’idées et la difficulté a été de tout structurer. Il a donc fallu trouver à la fois un canevas et un rythme. J’essaie également de travailler les ellipses. Chaque scène doit être utile, dire beaucoup de choses et me permettre de faire avancer l’histoire.
Vous êtes-vous déjà fixé un nombre de tomes ?
A.P. : J’essaie déjà de terminer tout ce que j’ai déjà mis en place. Je pense qu’il me faudra environ neuf tomes pour y parvenir. Ce qui est certain, c’est que cette première saison fait trois tomes. La deuxième saison est signée. J’espère qu’il y en aura une troisième. Je me force à ne pas ouvrir plus de portes. J’ai envie de donner aux lecteurs quelque chose de fini.
D’où vient l’idée de teaser le tome deux à la fin du premier ?
A.P. : De l’éditeur. Il y avait déjà la petite histoire de Pandora et il voulait rajouter un bonus. C’est aussi pour suivre un peu ce qui se fait actuellement, notamment avec les romans Young Adult. Je ne suis pas quelqu’un qui fait beaucoup de compromis. En même temps, je n’ai pas ressenti quelque chose de particulièrement commercial dans le fait de proposer aux lecteurs quelques pages du deuxième tome. Ce qui est intéressant, c’est que dans la scène proposée, on revoit l’oncle qu’on ne voyait qu’au début du premier tome. C’est une façon de prolonger un peu l’album.
Comment avez-vous travaillé sur la couverture ?
A.P. : On a mis du temps avant de la trouver et surtout de bien définir ce qu’on voulait y raconter. L’idée était d’y mettre un personnage principal même si on se demande maintenant ce qu’on va y mettre sur les tomes quatre, cinq et six. On a eu l’idée aussi de décliner les couvertures en plusieurs couleurs. Je voulais quelque chose de brut sans qu’on puisse se poser la question de quel tome il s’agit : c’est No War tout simplement. Pour que ce soit encore plus fort graphiquement et qu’il y ait plus de place, le logo Casterman a été enlevé. Il a aussi été question qu’il n’y ait pas de dessin, juste le No War mais on a trouvé ça un peu osé, même si Gipi l’a fait pour La Terre des Fils. La difficulté a été de savoir comment on présentait cette série : ce n’est pas une série jeunesse, ce n’est pas du comics… C’est un peu comme quand Lastman est arrivé, on ne savait pas trop où le mettre. Ce qui est chouette, c’est que le challenge est autant du côté de l’auteur que de l’éditeur.