Boulet et Aseyn ne pouvaient rêver un plus beau terrain de jeux que celui de Bolchoï Arena. Pour Boulet, il s'agit de mettre en musique des thèmes qu'il affectionne particulièrement, un mélange de sciences - il dirige la collection Octopuss chez Delcourt - et de culture geek. Quant à Aseyn, il peut donner libre cours à son imagination et libérer sa créativité surtout après avoir travaillé dans un univers aussi contraint que celui de Nungesser. Rencontre avec deux auteurs qui s'éclatent !
Des filles ?!?
Boulet : (Rires) Oui, des filles. Il y a beaucoup de débats aujourd'hui dans le monde de la bande dessinée sur les représentations et notamment les stéréotypes de genre. Je voulais faire un album dans lequel ces stéréotypes n'existent plus. Je souhaitais que mes personnages, chercheuses et gameuses, soient des femmes et que ça ne pose aucun problème à personne. Il n'y a pas de message particulier dans ce choix. Je veux que cet univers du Bolchoï soit un mélange d'utopie et de dystopie : un monde avec beaucoup de progrès sociaux mais avec un prix à payer. Joss Whedon a dit : "Si je continue à mettre des femmes fortes dans mes histoires, c'est parce qu'on n'arrête pas de me poser la question : pourquoi mettez-vous des femmes fortes ? Le jour où on arrêtera de me poser cette question, c'est qu'on aura fait un progrès". J'ai beaucoup hésité sur ces personnages. Par rapport à ce que je voulais raconter, le plus cohérent était d'avoir deux femmes.
L'image du geek, garçon à lunettes, est difficile à effacer...
B. : Absolument. Pour moi, les usagers du Bolchoï ne sont pas des gameurs, c'est en fait tout le monde. C'est comme si on disait aujourd'hui qu'internet est un truc de garçon. Le Bolchoï n'est ni un truc de garçon, ni un truc de fille.
C'est un peu l'internet du futur...
B. : Oui. C'est une sorte de plateforme virtuelle qui, effectivement, tend à remplacer tout ce qu'on fait de nos jours sur internet. Les gens y font du shopping, du jeu, de l'exploration... Ils y vivent même une vie parallèle.
Ce futur est-il réaliste selon vous ?
B. : Ce n'est pas que j'y crois vraiment. Je ne sais pas si la technologie que j'ai décrite est envisageable, à court terme ou à long terme. On semble en tout cas avoir une volonté de s'en rapprocher. Il y a eu ces dernières années de nombreux développements liés à la réalité virtuelle mais qui peinent à vraiment marcher. On sent que la technologie n'est pas encore prête. Il y a aussi ce côté de plus en plus "forum global" sur internet. Les premiers blogs ressemblaient à de l'intranet, c'est à dire que des gens faisaient leur petit site chacun de leur côté. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux et ces monstres de l'internet qui nous relient tous les uns aux autres, on a quelque chose de beaucoup plus global. J'ai imaginé une progression logique de ces deux phénomènes : la réalité virtuelle et un internet global. Je me suis alors demandé quelles en seraient les implications. La question de savoir si c'est techniquement faisable n'est finalement pas très intéressante.
Paradoxalement, on voit se développer les jeux de société et les Escape Game...
B. : Justement, l'une de mes influences pour l'album a été ces jeux vidéo qu'on appelle bac à sable, c'est à dire des jeux qui ne proposent pas une structure solide de jeu mais simplement des possibilités comme Minecraft. L'idée du Bolchoï est la même : il n'y a pratiquement pas d'interface, les joueurs sont simplement dans un univers avec une totale liberté.
Certains thèmes graves sont abordés : l'addiction, la menace de la vacuité...
B. : Oui, ce sont des sujets que je trouve importants. Je ne voulais pas faire du Bolchoï un cadre idéal et idyllique. Il y existe des rapports de force que l'on retrouve dans la vie réelle. Le cyberbullying se retrouve notamment au début de l'album quand Marje met en colère la mauvaise personne, ce qui a des répercussions réelles sur ce qu'elle vit, son expérience... J'ai essayé d'aborder le thème de l'addiction de façon non manichéenne. Je ne voulais pas dire "l'addiction, c'est mal", mais montrer qu'il y a des technologies qui peuvent nous procurer du rêve, de l'évasion et des rencontres. C'est finalement la personne qui avait fait le plus la morale à Marje qui la ramène vers ça en lui disant qu'il faut savoir s'émerveiller tout en gardant les pieds sur terre.
B. : Oui, c’est ça. Le professeur explique que la technologie n’est pas fondamentalement mauvaise, il faut savoir simplement se discipliner et l’utiliser à bon escient. L’idée que les téléphones ou internet sont mauvais pour les enfants est absurde. Les jeux vidéo sont une source d’émerveillement et d’apprentissage fantastique. Ce que peuvent partager les enfants et les adultes à travers un téléphone est formidable. Maintenant, c’est vrai qu’il faut combattre les abus. Si on est entouré d’amis et que tout le monde a son téléphone à la main sans que personne ne se parle, c’est un peu dommage. Ce n’est donc pas une question de technologie mais une question de politesse.
La technologie pose aussi la question de l’impatience qui devient de plus en plus forte…
B. : Dans Les Notes, j’avais fait une sorte de théorie humoristique dans laquelle j’expliquais que l’imagination était un simulateur d’évolution. C’est à dire qu’on imagine ce qui peut se produire et on peut s’adapter. Le Bolchoï, symbole du monde ouvert, représente l’imaginaire humain. Son économie, ce sont des gens qui développent des technologies dans cet univers virtuel où ça ne coûte ni argent ni vie humaine. Ces technologies sont ensuite vendues dans le monde réel. C’est donc aussi une sorte de simulateur d’évolution technologique.
Si vous étiez joueur du Bolchoï, quelle serait votre première destination ?
Aseyn : Je pense que ce serait Mars, sur le modèle dont je l’ai faite dans l’album. Le côté bribes de vie et de civilisation est très intéressant. Dans le tome deux, Mars sera encore plus présente. Je prends beaucoup de plaisir à dessiner des paysages désertiques. J’aime beaucoup aussi les teintes de cette planète.
B. : Ce sera dans le tome deux, mais j’ai donné des contraintes matérielles à la vitesse d’exploration. Dans un monde virtuel, il y a toujours des contraintes physiques, celle de la vitesse de la lumière. On est obligés de se déplacer par des portails. Pour se rendre quelque part, il faut donc que quelqu’un y aille d’abord physiquement à une vitesse normale de vaisseau pour construire un portail. Les autres joueurs pourront ensuite venir et débarquer par ce portail. C’est pour ça que le Bolchoï s’agrandit progressivement. Du fait d’avoir donné cette limite physique, il y a des choses que j’aimerais voir dans le Bolchoï mais ce serait impossible. Par exemple, j’aimerais bien sortir de la galaxie mais ce serait trop long à faire dans le Bolchoï. Il y a même des limites physiologiques dans le tome deux puisque les joueurs doivent atteindre des étoiles avant de pouvoir créer des portails. Pour atteindre une étoile, il faut naviguer suffisamment longtemps. Le souci, c’est qu’un joueur est physiquement dans le monde réel et s’il s’endort, il est déconnecté. Il se pose donc la limite de la durée d’éveil d’un joueur pour les déplacements qu’il peut faire. Je pense que les endroits où j’aimerais aller sont ceux que j’ai mis dans l’album. Il y a Mars évidemment mais aussi Titan. Je m’identifie à fond au personnage de Marje. À un moment donné, on voit des nuages qui s’écartent et on aperçoit Saturne. C’est une liberté que j’ai prise car de Titan, on ne peut en théorie pas voir Saturne, il y a trop de nuages.
A. : Graphiquement, c’est un vrai plaisir de jouer avec Saturne. À l’horizon, c’est super classe. (Sourire)
B. : Saturne a un charisme de dingue par rapport aux autres planètes.
A. : Oui. Je suis très attaché aux atmosphères et aux ambiances et j’essaie de rendre le tout le plus réaliste possible. Parfois, quand ça fait longtemps que je dessine, je me rends compte que je suis effectivement complètement immergé. Je suis en empathie complète avec l’histoire.
B. : J’ai envie de dire que j’utilise le dessin d’Aseyn pour assouvir ce fantasme. J’aimerais bien de mon côté savoir dessiner des planètes ultra-réalistes et être immergé dans cette imagerie visuelle. Moi, je ne sais pas faire. Je fais des dessins cartoon et mes planètes ont l’air crétine. Le fait de fantasmer une scène, de la donner à Aseyn et de recevoir les dessins où tout à coup les vaisseaux ont un poids, des lumières rasantes et un volume est juste fantastique. Je redécouvre ce que j’ai écrit.
Avoir un scénario de ce type où tout est possible, c’est un super terrain de jeu…
A. : Oui. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai accepté ce projet. Je venais de terminer Nungesser, un récit historique, très référencé, dans lequel on ne peut pas faire n’importe quoi. Quand j’ai découvert le scénario du Bolchoï, j’ai vite compris qu’il fallait créer tout un univers, créer des vaisseaux. C’était une véritable explosion de saveurs dans les yeux. (sourire) Je me suis vraiment beaucoup amusé et m’amuse encore beaucoup. Les storyboards que je reçois sont assez poussés, les personnages très caractérisés mais je me suis réapproprié Marje et Dana qui n’ont pas du tout le même look. De même pour Carlos et Colin.
Vous n’avez pas été tenté de faire des personnages complètement différents, dans le réel et le Bolchoï ?
B. : Dans ma version à moi, ils étaient effectivement beaucoup plus différents. Aseyn m’a expliqué ses raisons que j’ai trouvées recevables. Il m’a dit que le Bolchoï était censé être une représentation très réaliste, il n’a donc pas voulu que les avatars soient trop éloignés des personnages dans le monde réel.
Sauf un…
A. : (Sourire) Il en faut un pour le côté comique.
B. : Cela m’a donné des dilemmes marrants. Au moment d’écrire le tome deux, j’ai fait des storyboards. J’avais déjà vu les dessins d’Aseyn et je ne savais pas si je devais dessiner le storyboard avec ses personnages ou avec les miens. (sourire) Je trouvais ça bizarre de le continuer avec ceux d’Aseyn et, lâchement, j’ai continué avec les miens. Du coup, Aseyn lit une version différente de l’histoire. J’ai juste insisté quand il a voulu changer radicalement deux personnages dont celui de Mademoiselle Amélie.
A. : Oui effectivement. J’ai juste changé les chaussures. Elle devait porter des moon boots et ça cassait sa silhouette.
B. : Moi j’adore les moon boots. (sourire) Inversement, je déteste les polos et il en met à tous les personnages.
Vous n’avez pas eu l’idée de publier vos storyboards ?
B. : Je pense que ce serait une très mauvaise idée. On avait déjà eu ce débat pour La Page Blanche que j’avais fait pour Pénélope Bagieu. Cela ne pourrait générer que de la comparaison et de la frustration. Il n’y a qu’un intérêt intellectuel à voir comment un autre aurait imaginé de dessiner la même histoire. J’ai l’impression qu’on crée alors une nostalgie de quelque chose qui n’a pas existé. C’est un peu se dire : « Ah, ça aurait pu être comme ça. ». En tant que scénariste, j’aurais mal pris le fait qu’on me dise que j’ai bien fait de confier le dessin à Aseyn. Inversement, je serais tout autant vexé si on me disait le contraire.
A. : Ce serait intéressant d’un point de vue technique : mettre son storyboard à côté du résultat final et expliquer pourquoi j’ai modifié telle ou telle chose. J’ai ainsi rajouté deux pages. Quand Marje marche pour la première fois toute seule dans l’espace, je voulais prolonger ce moment un peu solennel.
Comment avez-vous travaillé sur les couleurs ?
B. : Autre sujet de discorde. (sourire) Pour moi, c’était vraiment un paradoxe. Quand je confie un scénario à quelqu’un, c’est tout simplement parce que je ne pourrais pas moi-même le dessiner. J’ai dessiné de la jeunesse, beaucoup d’humour… J’aurais peur de faire de la publicité mensongère si je faisais un album plus sérieux, plus technique. Quand je cherche des gens pour dessiner les histoires, je souhaite qu’il se réapproprie mon récit pour en faire autre chose. J’avais donc mon univers en tête et je souhaitais vraiment avoir la surprise de la découverte. C’est un peu comme lorsqu’on confie une partition à quelqu’un et qu’on se demande comment il va la chanter. La première fois que j’ai vu l’univers coloré d’Aseyn, ce n’est pas du tout ce que j’avais en tête. On a eu quelques points de désaccord et on a fait tous les deux des compromis, parfois avec un peu d’amertume. (sourire) La couleur a été l’un des aspects sur lesquels les compromis ont été le plus difficiles à trouver. Pour le coup, j’ai reconnu mon erreur. Quand j’ai vu l’album fini, je me suis dit qu’il ne pouvait pas être autrement. Aseyn a recréé un univers différent de celui que j’avais en tête mais qui pour le coup a une personnalité complètement unique.
A. : Je n’aime pas les couleurs basiques de science-fiction du genre noir et vert ou bleu et gris avec des effets laser… J’ai utilisé des couleurs que j’utilise habituellement pour mes dessins, comme le rose, le beige, l’orangé… J’aime beaucoup les tons pastels de manière générale peut-être parfois un peu trop désaturés. Marion Amirganian, notre éditrice, trouvait mes personnages trop pâles avec un air malade. J’ai reconnu que c’était effectivement trop terne et j’ai cherché un compromis entre le fluo et le pastel. Je suis très attaché aux ambiances générales plutôt qu’aux détails. Une fois que j’avais fini les couleurs sur une planche, je sélectionnais toutes les couleurs d’une case et je rajoutais un dégradé général très léger par-dessus, ce qui rajoute une atmosphère. Monet disait : « Je ne peins pas la cathédrale de Rouen, je peins ce qu’il y a entre elle et moi. » Je voulais vraiment colorier la lumière, faire des ambiances lumineuses prononcées, du coup très contrastées puisque chaque scène a sa propre ambiance.
Sur un tel terrain de jeu, les possibilités de scénarios sont quasi infinies…
B. : Pour moi, c’est un peu comme Minecraft. On a défini un terrain de jeu. On est en train de suivre l’intrigue principale mais c’est quelque chose qui est déclinable à l’infini. Je ne sais pas si on aura la possibilité de le faire, il faudrait déjà que l’album ait du succès. Je ne sais pas non plus si j’en aurais le courage. Le vrai héros du livre est l’univers lui-même. J’aime bien dans mes scénarios laisser des amorces et des ouvertures qui peuvent revenir plus loin. Je l’ai beaucoup fait sur Raghnarok. Marje et Dana ont beau être des super joueuses, elles restent des gouttes d’eau dans un océan. Je ne voulais surtout pas que tout l’univers du Bolchoï tourne autour d’elles.
Le prochain tome aura-t-il la même pagination ?
B. : Oui, exactement pareil, c’est-à-dire 160 pages.
Êtes-vous à l’origine de la réalité augmentée ?
B. : Delcourt avait déjà testé la réalité augmentée sur d’autres albums comme Le Rat et les animaux moches et La Petite mort. Dès le moment où cette technologie existait chez eux, on s’est sentis obligés de le faire. Comme on était très à la bourre, on est restés assez sobres sur le contenu. Pour le tome deux, j’aimerais trouver un moyen de pouvoir expliquer grâce à la réalité augmentée comment fonctionne le Bolchoï.
Parlez-nous de votre travail sur la jaquette…
B. : Ça représente assez bien notre façon de travailler. C’est une idée commune qui fait suite à de nombreux compromis. J’avais eu l’idée de la jaquette transparente et j’avais pensé à faire un dessin en deux parties, un sur la jaquette et un autre sur la couverture. Aseyn avait une vision très graphique.
A. : Je voulais que toutes les informations soient présentes sur la jaquette.