Parler de vins naturels est une chose, vouloir transmettre leurs techniques de vinification en est une autre. Justine Saint-Lô et Fleur Godart arrivent pourtant à réaliser ce tour de force, le tout en bande dessinée. Quand la passion est là, les choses sont tout de suite plus faciles. Rencontre dans le cadre de Quai des Bulles à Saint-Malo.
Faire la promotion du vin en Bretagne, le pays du cidre et du chouchen, c’est une provocation ?
Justine Saint-Lô : (rires) Mais non, nous en parlions à midi, nous nous disions qu’avec le changement climatique, la Bretagne allait devenir un très beau terroir. Je suis normande et j’affectionne autant la Normandie que la Bretagne et puis nous sommes toutes les deux fans de BD depuis longtemps. Personnellement, j’ai envie d’être auteure de BD à proprement parler, Fleur aussi, par l’écrit, mais généralement, nous sommes plutôt dans la section cuisine, mais nous souhaitions faire partie du milieu de la bande dessinée.
Fleur Godart : C’est un super festival et, effectivement, jusqu’à maintenant, nous nous retrouvions dans des évènements autour du vin. C’est aussi l’occasion de rencontrer des auteur(e)s BD de plein exercice.
J.SL. : Et d’avoir des critiques BD, car nous avons plutôt des retours sur la technicité du sujet et beaucoup moins sur la construction du livre en tant qu’album.
Le vin est un thème en vogue. Comment vous situez-vous par rapport aux autres productions sur le sujet ?
F.G. : Cette BD est le résultat de notre amitié autour du vin…
J.SL. : À la base, nous ne sommes pas auteures de bande dessinée. Nous n’avions pas prévu réellement de faire une BD sur le vin. Au début, nous voulions faire un livre illustré sur les astuces que les vignerons de vins naturels utilisent afin de favoriser leur diffusion, car ils passent la majeure partie de leur temps dans les vignes et ont peu de temps pour échanger.
F.G. : Les premiers dessins de Justine sont sortis sur des planches A3 et il n’était pas possible de les compresser au format d’un carnet de notes. Cela aurait été illisible !
J.SL. : Nous nous sommes alors tournées vers un formalisme type BD. Le premier album était très reportage, presque sans case. Sur ce nouvel album, les choses se structurent un peu plus.
F.G. : Mais le processus de création reste le même. Tous les week-end, nous rencontrions des vignerons dont nous aimions le travail. Nous avons d’abord observé, puis nous les avons questionnés sur leurs manières de faire. Ensuite, nous avons quelque peu dirigé les entretiens sur les points techniques qui nous manquaient pour parler de l’ensemble du processus de vinification.
J.SL. : Ce sont des morceaux de discours directs, Fleur retranscrit tout. L’entretien dans son intégralité est envoyé au vigneron pour approbation. Puis, Fleur taille, transforme cela pour avoir une mise en page cohérente. Ensuite, je bataille pour avoir quelque chose de visuel avec Fleur qui veut toujours remettre de l’information…
Dans le cas présent, quel est le plus de la bande dessinée par rapport aux autres media ?
F.G. : La transmission de l’expérience chez les producteurs de vins naturels est surtout orale. Il y a peu de bouquins qui gardent la mémoire de cet artisanat. Les vignerons qui travaillent en « naturel » représentent à peine 1% et même s’ils font du bruit en termes de communication, il y a peu de littérature technique sur le sujet. Au-delà de ce qui peut se dit en bien, ou en mal, nous voulions faire une synthèse technique sur leur travail. Nous voulions aussi embarquer les lecteurs avec nous dans ces visites hebdomadaires.
Le dessin permettait une telle retranscription ?
J.SL. : Pour moi, ce n’était pas possible sous un autre format. Le dessin est là pour démystifier la technique aux yeux des gens qui ne sont pas du milieu. Le dessin permet d’illustrer, d’imager un propos. Le dessin est alors un outil qui, sous forme de croquis, permet de rendre compte de cette aventure et de simplifier les informations techniques par quelque chose de graphique, de léger, voire de poétique.
F.G. : D’abord, les dessins de Justine vont rendre digestes des propos parfois profondément abscons. Et puis, il y a un aspect pédagogique. Il y a cette idée que pour rendre les gens plus autonomes dans leurs choix et mieux se positionner dans leur consommation de vin, il fallait un contenu technique fort et solide. Cela va à l’encontre de la production traditionnelle qui prône une solution globale. Nous, nous invitons les gens à redevenir acteurs de leur consommation ou de leur quotidien pour ceux dont c’est le métier.
Il faut parfois un sacré niveau œnologique pour suivre ce qui est dit...
J.SL. : Il y a autant d’informations qu’il y a de non-réponse. Chaque pratique ne vaut que pour un vigneron, un millésime, un contexte, un terroir. En fait, il y a plein de solutions, mais aucune vérité !
F.G. : C’est un ouvrage de réflexion de compréhension sur la manière de faire.
Le vin est donc meilleur lorsqu’on vous l’explique ?
F.G. : Oui, mais cela dépend de la sensibilité de chacun. Le vin, c’est un pan de notre héritage culturel. Nous nous sommes dit qu’il y a une génération qui a fait cette révolution technico-œnologique, mais ce n’est que 50 ans au regard des 7.000 ans de l’histoire du vin. Il est important de se reconnecter à une histoire, à un patrimoine culturel propriété de tous. Le vin naturel issu de pratiques paysannes et familiales permet de sortir de l’académique et du traditionnel…
Comme scénariste n’avez-vous pas éprouvé une forme de frustration car la matière première venait des autres ?
F.G. : Je me suis mise au service de gens qui avaient des choses formidables à dire. Mais après deux albums, je me sens légitime pour rédiger plus.
D’autre sujets suivront comme la commercialisation, la dégustation… car le vin est un vaste sujet ?
F.G. : Pour l’instant, nous sommes sur un autre sujet. Lors des entretiens nous avons trouvé certaines similitudes dans les manières de faire du vin et d’accoucher ! Plus généralement, les jeunes parents sont transformés en consommateurs d’actes médicaux, ce qui nous a amenées à nous intéresser à la manière d’accoucher aujourd’hui.
Justine, dans ce prochain album, conserverez-vous le même style ?
J.SL. : Je vais changer. Sur Pur jus, j’ai opté pour une technique assez rapide. Encre de chine et aquarelle pour faire du croquis et avoir quelque chose de déstructuré car le propos l'est aussi à certains moments. Sur notre prochain album, nous sommes dans quelque chose de plus rédigé et j’ai donc envie d’explorer d’autres techniques, notamment des mélanges gouaches et aquarelles. Ce sujet, c’est aussi beaucoup d’abstraction car je n’ai pas d’enfant et tout ce qui est raconté par les femmes, techniquement, il faut que je le représente autrement que par des gestes que je n’ai pas vécus. Il faut que je travaille l’émotion, le sentiment…
Les gens que vous évoquez sont hors des standards et votre approche graphique l’est aussi. Ce n’est pas un hasard ?
J.SL. : Oui. De ma formation à Émile Cohl à Lyon, je me souviens avoir détesté faire de la BD car j’étais frustrée de ce système de cases dans lequel je me sentais enfermée. C’est pour cette raison que le premier album est complètement lâché, beaucoup plus que le second où je me suis réconciliée avec cet ordre dans la page. Après, je tente - malgré mes lectures - d’aborder les choses à ma manière, avec mes défauts. Je fais mon petit bout de chemin et j’essaye d’être indulgente avec moi-même, d’évoluer et de me faire plaisir en parlant au mieux des sujets qui m’intéressent.
F. G. : Ce qui reste, c’est ta pratique artisanale du dessin.
J.SL. : Oui. Pas d’ordinateur car je préfère passer mes journée au café, en terrasse, avec mes aquarelles que devant un écran. Il y a un rapport à la matière dont j’ai besoin. J’aime faire des taches, le fait de ne pas pouvoir faire [Ctrl]+[Z]. J’apprécie ce qui se fait par ordinateur, mais la manière dont j’aime m’exprimer par le dessin ne passe pas par l’ordinateur. Ce sont un vocabulaire et un univers différents. Sur un écran, je ne conçois pas ma page de la même façon que si je travaille sur papier. Par exemple, pour dessiner de la moisissure sur les parois des caves, j’ai pris un mélange de cyan avec un ocre d’une autre marque. Par hasard, il y a eu une réaction qui a donné une texture particulière qui rend parfaitement compte de la moisissure sur la pierre… chose que je n’aurais pu faire sur un ordinateur.
F.G. : Ce que j’ai vu des dessins de Justine sur ordinateur est moins… incarné que ce qu’elle réalise à l’encre et à l’aquarelle. Certainement parce que le rapport sensuel était différent. Je la trouvais moins dedans.
J.SL .: J’ai besoin d’un rapport à la matière pour travailler.
Comment avez-vous fait pour sélectionner vos vignerons ?
F.G. : Cela fait longtemps que je travaille dans le vin. C’est même mon métier que de défendre les vins naturels et la plupart de ces vignerons sont des amis ce qui permet les confidences. Ainsi, au fil des entretiens les gens nous ont confié leurs pratiques sans se soucier de la forme dont nous ferions la retranscription. Cette confiance est importante.
Cela veut dire que les prochains albums seront sur des sujets qui vous touchent ?
F.G. : Forcément. Nous aimons travailler ensemble et parler de sujets qui nous intéressent, qui font sens pour nous ! La passion est notre moteur et nous pourrions aborder beaucoup de sujets du moment qu’ils sont racontés par des personnes passionnées, il nous faut quelque chose de vibrionnant, de profond.
F.G. : Plutôt bien dans l’ensemble, car ce sont des paroles de vignerons. Ainsi, une vigneronne en lisant le livre a compris que sa méthode de pressurage n’était pas forcément adaptée… l’année prochaine, elle travaillera différemment. Cela fait plaisir de pouvoir transmettre ce savoir. Finalement, les gens sont globalement positifs malgré les a priori sur le format, le medium et les certitudes de chacun.
Une dernière question. Justine, avez-vous un rituel avant de commencer une planche ?
J.SL. : Comme Russel Crowe dans Gladiator lorsqu’il touche le sable de l’arène. Personnellement, comme nous sommes souvent prisonniers de notre éducation en matière de dessin, je prends une feuille, je ferme les yeux , je fais un trait et je m’en sers de point de départ.
Avant de nous quitter encore une petite question (piège), vous n’avez jamais bu de mauvais vin ?
F.G. Il y a toujours des ratages ne serait-ce que pour pouvoir faire de belles choses. Paradoxalement, il y a aussi une esthétique du défaut qui fait que les vins naturels ne sont pas lisses de perfection, ils ne sont pas ennuyeux…