Rares sont les auteurs qui évoquent le travail sur commandes avec si peu de langue de bois. À fleur de peau était au départ une volonté de faire connaître au plus grand nombre une maladie rare qui touche pourtant 20 000 malades en France. Joël Alessandra s'est attelé à la tâche et a surtout pris à bras le corps un thème qui l'a profondément touché. Le résultat est là : un album à la fois poignant et didactique qui met en lumière trop d'enfants qui restent d'habitude dans l'ombre.
Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
Joël Alessandra : La vie d'auteur étant difficile, c'est un album qui fait partie de nombreuses commandes que j'ai reçues. Je partage mon activité entre ce type de projets et des albums d'auteur que je publie en général chez Casterman ou un nouveau que je viens de signer chez Aire Libre. Ces derniers sont en général plus personnels et plus impliqués, même graphiquement parlant. Pour les albums de commande, j'utilise toujours la même technique, celle de l'aquarelle en couleur directe mais, sans vouloir dénigrer ce travail, avec moins d'implication personnelle. À fleur de peau est né un peu de la même manière. C'est au départ un bouquin de commande. Tout est parti d'une amie libraire de Nîmes qui connaissait les gens de l'A.N.R. (Association Neurofibromatoses et Recklinghausen, NDLR) La neurofibromatose est l'une des maladies rares les plus répandue avec un cas sur 5 000 personnes. Elle reste pourtant méconnue, même des médecins généralistes. Les gens de l'Association souhaitaient réaliser une brochure un peu améliorée pour faire connaître cette maladie. C'est mon amie libraire qui leur a donné l'idée de faire une bande dessinée, ce qui permet de toucher non seulement le public mais aussi le corps médical. Elle m'en a parlé et je l'ai accueilli comme un énième bouquin de commande. J'ai commencé à travailler dessus, à rencontrer les gens de l'association. Il existe des centres de compétence régionaux dont un à Nantes qui est un peu le commanditaire de ce moyen de communication. J'ai donc rencontré ses membres dont des neuropsychologues, des enseignants, des pédiatres, des dermatologues, des ophtalmos... Pendant une journée, ils m'ont parlé de cette maladie.
Comment avez-vous récolté les différentes informations ?
J.A. : J'ai pris des notes, eux étant assez demandeurs de quelque chose de didactique. Ils voulaient vraiment mettre l'accent sur le diagnostic qui en principe est donné chez les enfants de trois-quatre ans. Une fois que les enfants sont diagnostiqués, ils sont orientés vers les centres de compétence qui leur font passer un certain nombre de tests. Il n'y a ni remède ni guérison possible. La seule chose que l'on puisse faire c'est accompagner ces enfants dans l'évolution de la maladie. On va les aider à mieux vivre et notamment essayer de réduire les troubles de l'apprentissage qui sont récurrents. Ce ne sont pas des autistes mais ils ont néanmoins pas mal de retard. L'équipe m'a alors proposé de rencontrer une petite fille porteuse de cette maladie prénommée Eden. Quand je l'ai rencontrée, il y a eu comme un déclic. Elle est hyper consciente de sa maladie et en parle ouvertement. Elle a des taches, un bras un peu de travers, des fibromes... C'est elle qui m'a servi de modèle pour la bande dessinée. La différence c'est que Fleur, son avatar, est suivie dans l'histoire depuis sa naissance alors qu'Eden avait treize ans quand je l'ai rencontrée. Je fais intervenir Fleur jusqu'à l'âge de ses seize ans tout au long du récit en le ponctuant avec son regard un peu décalé et avec un peu de retrait par rapport à elle-même. J'ai véritablement eu un coup de cœur pour cette gamine et je me suis attaché à cette cause même si je ne suis pas directement concerné. C'est une maladie dont on ne peut absolument pas prévoir les évolutions. En fonction des individus, le développement sera plus ou moins rapide. Par exemple, lors de la première séance de dédicaces réalisée à Paris, il y avait une personne de l'association atteinte de la maladie. Il a 65 ans et se porte très bien. Seules quelques taches et protubérances autour du visage laissent apparaître quelque chose d'anormal. Une semaine plus tard, lors d'une autre séance de dédicaces, une maman vient avec ses deux enfants pour me faire signer un album pour son mari qui, lui, est décédé de cette maladie deux mois plus tôt à l'âge de 37 ans...
Votre investissement personnel a donc évolué avec le temps....
J.A. : Tout à fait. Il m'arrive d'être en larmes ou ému quand je suis en face de gamines porteuses de la maladie qui viennent en séance de dédicaces.
20 000 malades en France. Peut-on parler de maladie rare ?
J.A. : C'est ce que j'ai expliqué dans le petit dossier présent dans l'album et réalisé par les membres de l'association. C'est l'une des maladies rares les plus répandue. Il n'y a pourtant pratiquement pas de recherches, ni de marché pour les industries pharmaceutiques.
Avez-vous travaillé en collaboration avec l'ANR ? De quelle façon ?
J.A. : Absolument. On a travaillé en trois phases, finalement comme une BD classique. J'ai d'abord réalisé une sorte de reportage dessiné, en suivant sur place la petite Eden. J'ai pris plein de notes. J'ai alors essayé de faire une sorte de découpage en l'abordant de manière naturelle. Je voulais aussi mettre en scène les parents qu'on a tendance à oublier. Le traumatisme des proches qui se trouvent souvent démunis est très important. Le premier réflexe des parents quand ils ont connaissance de cette maladie est d'aller sur internet pour voir de quoi ça parle. Les images présentes sur le net sont vraiment terribles. On a presque l'impression de voir Elephant Man même si les maladies sont très différentes. J'ai ensuite envoyé ce découpage à l'association. L'équipe médicale a dû approuver et faire certaines concessions sur certains passages, notamment pour un souci de lisibilité. Par exemple, je ne pouvais pas raisonnablement détailler tous les passages de Fleur devant les différents pédiatres. (sourire) On a véritablement travaillé par allers-retours. J'ai fait un storyboard dialogué assez précis. L'équipe de l'association l'a lu attentivement, a fait des annotations. Je suis ensuite retourné au centre de compétence à Nantes et on a passé presque deux jours à réécrire des dialogues entiers avec les bons termes, la bonne terminologie tout en étant attentif à ce que ce soit un minimum vulgarisé. Je voulais qu'un lecteur de bande dessinée, même s'il n'est pas personnellement intéressé par la maladie, puisse se reconnaître dans des maladies similaires.
J.A. : Ce n'est pas simplement le fait de ne pas choquer. C'était surtout dans le but de ne pas être larmoyant. Le message est de dire qu'on peut vivre avec la maladie même si c'est très difficile. Le regard extérieur est lourd à supporter. Beaucoup de gens de l'association m'ont dit qu'ils avaient fait un deuil de leur vie sexuelle par peur de se montrer à l'autre. J'ai donc souhaité montrer quelque chose d'assez soft sans déformation du visage. L'histoire d'amour naissante de Fleur aurait été sinon beaucoup plus compliquée. J'ai aussi voulu mettre en avant le fait que la maladie s'accompagne et s'apprivoise, d'où la scène lors de laquelle Fleur donne des petits noms à ses taches.
Qu'apporte la narration à la première personne ? Une proximité avec le lecteur ?
J.A. : Je pense oui. J'espère que par ce biais l'identification au personnage est meilleure. Un truc de bédéiste. (rires)
Vincent et Marie-Laure sont des personnages authentiques. Quid des autres ?
J.A. : Tous les personnages existent : le chef de centre qui est aussi dermatologue, la neuropsy, le professeur-enseignant, le chef du groupe... C'est avec cette équipe qu'on a vraiment construit le récit. Ce sont des gens épatants qui aiment les enfants.
Qu'apporte le chapitrage ? Une respiration ?
J.A. : Le thème du récit est assez lourd. C'est aussi un parcours puisqu'on suit à la trace Fleur dans son combat, un véritable parcours du combattant. Pour alléger un peu tout ça, j'ai souhaité mettre en place des étapes qui ponctuent et qui donnent un certain nombre de repères. Par exemple, un chapitre est intitulé "le petit frère". Ce n'est pas innocent car il y a un rapport particulier au sein d'une fratrie qui comporte un enfant malade et pas l'autre. Une certaine jalousie s'installe, même inconsciente.
Nantes a été choisi pour son centre de compétence. Pourquoi Rochefort-en-Terre ?
J.A. : C'est un village qui m'a été suggéré par un membre de l'équipe médicale. Je voulais aussi montrer que si on habite dans un coin un peu reculé de la Bretagne, l'accès aux soins n'est pas évident. Pour les parents, c'est très contraignant. Il y a près de trois heures de voiture, il faut parfois arriver la veille car les consultations se déroulent le plus souvent le matin, ce qui veut dire aussi prendre des jours de congés...
L'histoire s'arrête quand Fleur a 16 ans. Pourquoi arrêter le récit à ce moment précis ?
J.A. : Je ne sais pas... Il fallait bien arrêter l'histoire à un certain moment. Je ne me voyais pas raconter la vie de Fleur adulte.
Certains décors sont à peine esquissés et ne sont pas mis en couleurs...
J.A. : Il n'y a pas de concept. C'est un petit tic graphique pour mettre en avant les personnages. Il n'y a aucune volonté symbolique ou psychologique. Sinon, comme dans tous mes récits, ma technique reste la même : crayon et aquarelle sur de grandes planches. Jamais d'encrage. Puis je scanne, je nettoie et je remets le texte sur Photoshop.
Vous évoquiez un projet pour Aire Libre...
J.A. : C'est un projet ambitieux. C'est l'histoire d'un voyageur du 14e siècle. Il a parcouru à l'époque plus de distance que Marco Polo. C'est le premier touriste de l'histoire. À 21 ans, il a décidé de partir de chez lui pour faire le tour des lieux saints du monde. Il est parti de Tanger en faisant tout le Maghreb, les Maldives, le Sri Lanka, l'Inde jusqu'en Chine... Il en a fait un récit de voyage. Je travaille sur ce projet en collaboration avec un romancier marocain. Ce qui est intéressant c'est la distance entre l'Islam du 14e siècle marocain et celui d'aujourd'hui.
D'autres projets ?
J.A. : J'ai entamé le tome deux de Flash ou le grand voyage dont le tome un avait été dessiné par Jef. J'ai aussi un album prévu chez 21g.
Des voyages en ligne de mire ?
J.A. : Plein. Je reviens d'Algérie, je repars à San Francisco pour un petit carnet de voyage. Ensuite je retournerai au Kivu car on a fait une BD avec des auteurs du Burundi et du Congo autour des bonnes pratiques sanitaires. Le deuxième album sera consacré aux droits de l'homme.